L'ICLONOCASTE
Le docteur Maboulov cocha toutes les cases de mon formulaire de consentement et m' expliqua par-dessus ses lunettes qu'une greffe de bras était une pratique courante. " J'en fais dix par jour ", me dit-il en me tendant les papiers. " Parfois même douze. C'est du gâteau.
- Vraiment ?
- Bien sûr", m'assura-t-il en m'indiquant où signer. " C'est plutôt les opérations au niveau du cerveau qui me donnent des maux de tête."
Natacha, l'anesthésiste, leva les yeux au ciel, soupira et me demanda si j'avais des allergies. " Aucune ", j'y répondis en parcourant les petits caractères. " C'est parfait ", rétorqua-t-elle en s'éclaircissant la gorge. " Préférez-vous le gaz, la perfusion, ou les deux ?
- Quelle est la norme ? demandai-je en attirant son regard.
- Ça dépend." Elle sourit.
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Lorsque je m'étais engagé dans l’armée il y a cinq ans, j’avais choisi l’option d’assurance santé SCBA. Systèmes de Croissance Biologique Accélérée. SCBA, en abrégé était une société privée de Saint-Petersbourg qui avait lancé un programme expérimental de remplacement de membres amputés ou trop estropiés pour être réparés. Le gouvernement avait lancé l’idée et le ministère de la Défense avait adopté le concept pour contrer la menace constante des engins explosifs improvisés par ces putains d'ukronazis. En cas de blessure grave ou d’amputation, ils nous avaient promis un traitement rapide et des membres de remplacement. Tout ce qu’ils exigeaient des volontaires était deux litres de sang et suffisamment de matériel génétique pour cultiver un clone traumatique dans leur ferme corporelle. C’était logique, et j’avais rien à perdre, enfin je l’espérais.
Je dois admettre que l'attrait de la rémunération supplémentaire m'avait motivé lorsque j'avais signé les formulaires. Je n'avais pas alors à l'esprit les blessures potentielles subies au combat actif, et d'autres complications me semblaient peu probables. C'est au cours des six mois de formation de base que je découvris que personne d'autre n'avait souscrit à la police d'assurance SCBA. Peut-être que tout le monde pensait que ce programme n'était qu'un gadget ? Peut-être que j'avais mal lu la mise en garde sur le formulaire de consentement concernant la transplantation de tissus vivants ? Je veux dire, il ne m'était jamais venu à l'esprit que je rencontrerais un jour le donneur de membre en personne.
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Ma dernière mission eût lieu en avril 2025, à peu près au moment où que les combattants du régiment AZOV diffusaient une vidéo du centre historique d'Odessa en train d’exploser dans un nuage de poussière et de fumée. Ils attaquèrent les sculptures, les fresques et les icônes inestimables de la cathédrale de la Transfiguration à coups de masse et de marteaux-piqueurs, puis ils firent exploser les infrastructures portuaires et tout le complexe touristique du quartier d'Arkadia. Cette démolition gratuite se produisit juste avant la retraite de ces nazis en direction de Kiev et du nord-ouest vers la Galice.
Je perdis mon avant-bras gauche à Nykolaiev, à environ 140 kms kilomètres au nord-est d'Odessa alors qu'on avait déjà franchi le Dniepr et qu'on s'apprêtait à franchir le Boug. Le sergent Vinschsky accrocha le bout de sa botte à un fil-piège et n'eut aucune chance. Il fut grillé en un instant, le pauvre bougre. Je fus le suivant sur la liste et l'explosion dévastatrice de la mine me projeta de l'autre côté de la rue. Voilà tout ce que je me rappelle de la ville à Potemkine.
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Il n'y avait plus grand-chose sous mon épaule gauche quand je repris connaissance dans l'unité de soins intensifs de l'hôpital de campagne. Le chirurgien de service me dit que j'étais resté sous le bistouri pendant dix heures et ajouta que j'avais eu de la chance d'être encore en vie. Il s'attendait à un rétablissement complet, après avoir extrait un seau d'éclats d'obus de mes organes vitaux, même s'il s'attendait à ce que des fragments errants refassent surface avec le temps. " Si vous avez d'autres problèmes", me dit-il en se curant les dents, "je suis sûr que les médecins de votre régiment vous aideront."
Ouais, c'est vrai, pensai-je. Mais vous savez quoi ? Il avait pas tort. Un employé sérieux de SCBA dans un costume coûteux se rendit à mon chevet dès le lendemain et m'expliqua les avantages de ma police d'assurance. Il me présenta un dossier convaincant pour une action urgente et me programma pour une consultation dès mon retour en vieille Russie.
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J'attendis six semaines pour obtenir un rendez-vous afin de discuter de mon admissibilité à une greffe de membre. Le docteur Maboulov fut franc. Soit il m'opérait immédiatement, soit je me retrouvais avec un travail de bureau interminable au QG et plus de service actif. "Y a-t-il des risques ?" demandai-je.
- Les chances d'un rejet sont minces." dit-il en fronçant les sourcils. " Mais c'est mieux que vos perspectives de carrière en tant que gratte-papier.
- J'en prends bonne note" dis-je, compte tenu de mon désavantage.
Le docteur Maboulov passa sous silence la question de la fourniture et de l'adaptation d'un membre de rechange. " Il ne s'agit pas seulement de compatibilité physique," m' expliqua-t-il. " il faut également tenir compte de l'aspect psychologique."
Je me souviens m'être mordu la lèvre lorsqu'il me décrivit une réaction postopératoire typique. " Ce sera déconcertant et vous aurez peut-être l'impression que ce membre ne vous appartient pas" me dit-il. " Cependant, n'oubliez pas qu'un membre inconnu vaut bien mieux que l'alternative du manchot."
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J'eus pas le temps de m'inquiéter des détails car ma journée au bloc opératoire se déroula dans les quarante-huit heures qui suivirent. Je n'avais pas dormi la nuit précédente et j'entrai dans la salle d'opération avec la tête qui tournait après avoir suivi les instructions de ne rien avaler pendant huit heures. Natacha, l'anesthésiste, effectua ses derniers contrôles avant qu'une infirmière ne m'enfile une blouse chirurgicale et que le docteur Maboulov ne se frotte les mains pendant que nous attendions le clone traumatique.
L’heure la plus longue de ma vie fut celle où je me gelais le dos, couché sur une table inox, vêtu seulement d’une blouse en coton amidonné. J’avais la chair de poule et je tremblais de sueur froide lorsqu’une infirmière masquée introduisit un brancard dans les portes battantes de la salle. Elle apparut sans tambour ni trompette, comme si elle poussait un caddie encombrant hors d’un supermarché. L’infirmière s’arrêta parallèlement à ma table d’opération, appuya sur la pédale de frein et retira le mince drap pour révéler le corps nu de mon clone. Il était relié à un ensemble de moniteurs corporels électriques et attaché au lit métallique par de solides ceintures de cuir. Le bras gauche arborait d’épais symboles rouges préopératoires qui ressemblaient aux couleurs d’un membre de gang lithuanien et pendait, lâche et inerte, au-dessus du linoléum. « Il » était allongé immobile à côté de moi, le regard fixé sur un sac de plasma gonflé qui pendait en l’air et alimentait en sang une canule intraveineuse.
Le docteur Maboulov leva les bras, fit craquer ses articulations et fit un signe de tête à Natacha. Elle ne perdit pas de temps et m'administra une forte dose de Propofol. Je me souviens qu’elle me demanda de compter à rebours à partir de dix, mais je me rappelle pas avoir dépassé sept moins des poussières.
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Quand je repris connaissance, mon double corporel était toujours à mes côtés ; une copie exacte, sauf que son bras gauche était plus là et qu'il y avait une vilaine plaie suturée sous l'épaule. Ses paupières étaient fermées et immobiles, à l'exception d'un battement REM occasionnel, et sa poitrine se soulevait et s'abaissait en ondulations régulières, comme si elle était actionnée par un soufflet de forge mécanique.
En y regardant de plus près, le clone traumatique ne me ressemblait pas vraiment. Il n'y avait ni cicatrices ni vergetures, ni aucun signe d'érosion à long terme causés par la vie. Le bras gauche que j'avais reçu était de taille et de forme similaires à mon bras d'origine. Je veux dire, je remerciais Dieu pour son remplacement, même s'il allait me falloir des mois de gymnastique pour le renforcer. Oui, en termes de taille, c'était une correspondance splendide, et le docteur Maboulov avait fait un travail remarquable. C'est juste que, eh bien, je sais pas. Je suppose que ce tatouage de fil barbelé encerclant mon avant-bras et toutes mes taches de rousseur rousses allaient aussi me manquer. Mon ex-femme avait adoré ces taches brunes ridicules. Personne n'est parfait, disait-elle. Si seulement elle savait qu'elle pourrait plus jamais les voir maintenant.
" Le processus d'adoption prend du temps" me dit le docteur Maboulov lors de notre rencontre une semaine plus tard. " Tu devrais bientôt rentrer à la maison et tu t'habitueras dans quelques semaines. "
" Est-ce que tu auras un jour l'impression d'être à moi ?" demandai-je à mon bras en fléchissant mes nouveaux doigts raides.
" Bien sûr," me répliqua le docteur en nettoyant ses lunettes. " De plus, je ne suis qu'à un coup de fil si tu as besoin de te rassurer."
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Le docteur Maboulov ne pouvait pas garantir que le processus d'appariement fonctionnerait, et je devais me préparer à un rejet. Il me décrivit les symptômes probables au cas où la main du donneur ne s'adapterait pas à mon système nerveux. Ce fut un long mois à l'institut SCBA pendant que je m'acclimatais à mon nouveau membre. Je suivis les directives du physiothérapeute pour la récupération et j'adhérai à son plan, en faisant autant d'exercice que possible.
L'agencement de l'institut était simple : le bâtiment comptait huit niveaux et la plupart des étages étaient occupés par des bureaux cloisonnés de verre. Autant que je sache, le premier étage abritait le bloc opératoire et les salles de réveil, et le rez-de-chaussée, sans fenêtre, abritait la salle de sport, des unités de stockage et une chaufferie.
Mon service au premier étage était vide et j'étais seul la plupart du temps, à part pour les visites matinales de l'infirmière Danilova et les livraisons de repas ainsi que les contrôles hebdomadaires de l'évolution de la situation du docteur Maboulov. Je rencontrais rarement d'autres membres du personnel sur l'un des huit étages et je ne rencontrais personne dans la salle de sport, la piscine ou le sauna. Hormis des patrouilles de sécurité intermittentes, il n'y avait que quelques employés occupés à des travaux de jardinage et d'entretien extérieur.
C'est lors de mon dernier jour que nous eûmes une coupure de courant suite à la chute d'un drone ukronazi et que le bâtiment perdit son chauffage et son éclairage. Je sortis du gymnase à ce moment-là, plongé dans l'obscurité par l'incident et m'égarai dans un couloir inconnu. Il fallut environ dix minutes avant que les lumières vertes d'urgence ne s'allument, et à ce moment-là, je me suis retrouvé dans l'un des locaux de stockage. D'une manière ou d'une autre, j'avais contourné le système de sécurité lors de la panne et je me retrouvai perdu dans un labyrinthe de boîtes, de conteneurs scellés et de baies de chargement.
J'avoue avoir été désorienté par cette expérience, mais une pensée soudaine me vint à l'esprit. Jusqu'à ce moment-là, j'avais jamais réfléchi à l'endroit où pouvait se trouver mon clone traumatique. Où était-il et dans quel état était-il ? Y avait-il un logement pour lui ici ? Le docteur Maboulov m'avait laissé entendre que l'institut s'occupait de mon clone traumatique et qu'on prenait bien soin de lui. Alors, pourquoi m'avait-il interdit de lui parler ou de prendre contact avec lui ?
Je réfléchissais à ces questions en descendant une rampe d’accès en pente douce vers le sous-sol. Dès que je pénétrai dans les couloirs inférieurs, j’entendis un bourdonnement bas et saccadé de clics et de crépitements. Je pensai qu’il s’agissait d’une turbine mécanique qui s’allumait. Je me trompais. Le bruit avait une qualité organique qui m’enveloppa de pulsations lentes comme des vagues se dissolvant entre des coquillages fracturés sur un rivage lointain.
Je trébuchai dans la lueur ambrée pâle jusqu’à ne plus pouvoir avancer. La lumière émanait de panneaux de plafond translucides dans une pièce aux parois de verre. En dessous se tenaient des silhouettes immobiles reliées à un portique supérieur par un faisceau complexe de tubes d’alimentation et de câbles de capteurs électriques ; des systèmes de survie, imaginai-je.
Les silhouettes partageaient toutes des caractéristiques similaires, mais différaient quelque peu par leur musculature, comme s’il s’agissait de boutures prélevées sur un parent et propagées à intervalles décalés. Elles étaient toutes nues et se tenaient en rangées et colonnes espacées de manière égale, telles des pièces d’échecs grandeur nature, attendant un appel aux armes. Il y en avait au moins vingt, toutes regardant devant elles avec des yeux vitreux et incompréhensibles et des expressions indifférentes. Ces misérables créatures ressemblaient à un troupeau de bovins broutant dans un pâturage, inconscientes du temps et de la marée et à la merci d’assaillants inconnus.
Je m'avançai vers le mur de verre et la tête de la silhouette la plus proche se tourna vers moi. Il était évident, vu son membre manquant et son épaule suturée, que nous nous étions déjà rencontrés quelques étages plus haut. Il y avait une étincelle de reconnaissance dans ses pupilles dilatées, comme la faible lumière vacillante d'une étoile mourante. Il avança, aussi loin que ses attaches le lui permettaient et leva son bras droit par paliers douloureux. Pendant tout ce temps, ces flaques noires d'existence artificielle maintenaient leur regard intense et inébranlable. Le bout de ses doigts s'étendait jusqu'à leur pleine extension comme une feuille qui se déploie et caressait la surface de la plaque de verre épais qui nous séparait.
Je posai ma main gauche sur la surface transparente et écartai les doigts. Sans cligner des yeux, il imita mon geste avec le bras qui lui restait. Nos paumes levées se mirent en miroir, de chaque côté du vitrage incassable. Ma main tressaillit comme si elle était saisie par son propriétaire légitime, ou comme si une impulsion résiduelle dictait son mouvement. J'hésitai plus d'une minute tandis qu'elle se contractait et se tordait d'elle-même. Je baissai les yeux, m'arrachant à son regard pitoyable. Quinze millimètres nous séparaient et pourtant nous étions à des mondes de distance, comme si nous étions des parents éloignés se rencontrant dans un univers parallèle. J'imaginai une certaine chaleur dans sa paume et supposai que son geste instinctif était destiné à me retenir là. Il se détourna et retourna à sa position désignée parmi tous mes autres clones. Ils me regardaient tous maintenant. Mon dos spasma d'un frisson musculaire intense, comme si j'avais ressenti une explosion glaciale. Il était impossible de rester là avec toutes ces paires d'yeux qui me jugeaient.
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Je me frottai les mains pour me réchauffer en m'éloignant et je réalisai que mon clone n'était pas né, il avait été créé. Il n'était pas né de la nature. L'institut l'avait élevé et fait croitre à partir de cellules souches qu'ils avaient nourries jusqu'à ce qu'il devienne un spécimen mature. Cette idée aurait dû me consoler, mais ce fut pas le cas. Le docteur Maboulov avait été catégorique. Le clone traumatique n'avait pas de vie en tant que telle, pas de famille, pas de souvenirs et pas de véritable concept d'un monde extérieur. C'est ainsi qu'il m'avait enjoint de me présenter la situation. " Vous avez de la chance," avait-t-il dit. " tout le monde n'a pas la chance de pouvoir remplacer tous ses organes vitaux."
Je me sentis mal en regardant mon bras gauche après coup et je me souvins de l'affreux moignon de mon sosie. Maintenant que je l'avais rencontré en personne, j'avais l'impression d'avoir été pris en flagrant délit de recel d'objets volés et dont, par hasard, j'avais rencontré le propriétaire légitime. " Ne vous inquiétez pas," me dit le docteur Maboulov, tentant d'apaiser mes inquiétudes. Je ne pouvais pas accepter cette idée, mais j'acceptai qu'il ait raison. Comment pourrais-je vivre autrement, sachant que la seule fonction du clone traumatique était de fournir des pièces de rechange ?
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Il n’y eut pas de garde d’honneur quand je quittai pour de bon le complexe hospitalier ce soir-là et je me demandai ce qui se passerait si mon clone traumatique s’échappait. Survivrait-il dans le monde extérieur ou succomberait-il simplement à la miséricorde de la nature comme un animal domestique qui a perdu ses instincts naturels ? En traversant le complexe déserté pour rejoindre mon véhicule, je ne pouvais pas imaginer revenir ici à moins que le pire ne se produise. Je supposais que je ne rencontrerais à nouveau mon clone traumatique que si je n’avais pas de chance lors de ma prochaine tournée en Novorussia. Mais qui sait ? Ils ne m’avaient sûrement pas rafistolé pour que je reste un gratte-papier pour le restant de mes jours.