Malgré les critiques éditoriales, Bébé était bonne dans son travail, même si cela en soi n'était guère remarquable. De par leur conception, toutes les IA Intuitives avaient un taux de réussite de 99,99 % pour les tâches pour lesquelles elles avaient été programmées. Ce qui la distinguait, c'est son empathie inhabituelle. À l'époque, même les IA les plus sophistiquées n'étaient au mieux qu'artificiellement agréables, mais Bébé était vraiment chaleureuse et attentionnée envers ceux qui l'entouraient, qu'il s'agisse de gérants d'entrepôt solitaires comme ma pomme ou d'enfants de cinq ans qui ne se souvenaient plus très exactement sans être sûrs de pas se tromper si treize venait bien après quatorze ou le contraire.
Je dois toutefois admettre que j'étais moins enthousiaste la première fois que Bébé a été présentée à mon département. Même si je m'occupais tout seul de l'entrepôt géant de Titan, j'avais jamais eu de problème pour suivre les millions de pièces de rechange qui y transitent en permanence. Je me suis jamais plaint de la faiblesse du système de chauffage dans mon petit bureau. J'ai même jamais demandé d'augmentation, c'est vous dire si j'étais docile. Mais la présence de Bébé m'a donné l'impression que j'étais toujours insuffisant, que j'étais redondant. J'étais le père isolé d'une jeune fillette. Je pouvais pas me permettre de perdre mon boulot.
Mon superviseur m'avait assuré que j'avais rien à craindre. De plus, avait-il rajouté en me faisant un clin d'œil, s'ils devaient me remplacer, ils n'utiliseraient pas mon entrepôt comme terrain d'essai. Je savais pas pourquoi il pensait que cela me ferait me sentir mieux.
Pendant les trois premiers mois, j'ai gardé Bébé à distance, l'utilisant le moins possible. Non pas que je pensais que ça ferait vraiment une différence. Les IA intuitives ont été conçues pour exceller. Elle avait probablement cartographié tous les défauts de nos opérations en cours dans la première heure suivant son arrivée. Chaque jour, j'attendais qu'elle me les signale tous, mais elle ne l'a jamais fait. Pour cette raison, je me sentais mal à l'aise avec elle. Elle, cependant, ne souffrait pas de la même affliction que ma gueule, me saluant avec enthousiasme chaque fois que nos chemins se croisaient.
Un jour, ma mère a dû partir subitement pour s'occuper de sa sœur qui vivait dans une station spatiale près de la Troisième Terre, ce qui signifiait qu'elle ne pourrait pas s'occuper de ma fille pendant plusieurs jours. Demander un congé n'était pas une option que je voulais prendre - j'avais déjà l'impression d'être évalué pour mon manque ou non d'efficacité - et comme il était bien trop tard pour trouver une baby-sitter, je n'eus pas d'autre choix que d'amener Anna avec moi au travail.
Aucune politique de l'entreprise n'interdisait à un employé d'amener sa progéniture sur le lieu de travail tant que cela ne perturbait pas ses fonctions, mais j'avais jamais eu de raison de le faire avec Anna. L'entrepôt n'était pas exactement l'environnement le plus stimulant pour un enfant de cinq ans. Juste un océan de cartons marrons dans un abîme faiblement éclairé. Mais je n'avais pas pensé à Bébé.
Ce ne fut rien de moins qu'un coup de foudre. Pour Anna comme pour Bébé. En l'espace d'une semaine, elles étaient devenues aussi proches l'une de l'autre qu'une mère et son poupon. Elles avaient même inventé une comptine spéciale qu'elles chantaient ensemble.
Maintenant, on pourrait penser que je me serais senti encore plus menacé par Bébé après ce développement, que j'aurais une raison de plus d'en vouloir à son existence, mais ce fut tout l'opposé du contraire. Anna et moi avions perdu sa mère à cause d'une maladie gravitationnelle rare il y a plusieurs années, et même si elle était probablement trop jeune pour se souvenir de ce que c'était que d'avoir une mère, Bébé semblait s'être glissée dans ce rôle avec facilité. Il était impossible que je déteste quelqu'un qui rendait ma petite fille si heureuse.
Lorsque ma propre mère est rentrée à la maison, il ne fut plus nécessaire d'amener Anna au travail. L'entrepôt où j'avais travaillé pendant les trois dernières années semblait soudainement plus grand et plus vide sans l'écho du rire de ma fille. Il était clair que l'absence d'Anna avait créé un vide, un vide que Bébé et moi nous sentîmes obligés de combler.
Au début, on ne parlait que du boulot, mais ces conversations se sont rapidement taries. Pas grand-chose à dire sur un entrepôt au milieu de nulle part. Nous nous sommes vite retrouvés à parler de nos biologies respectives. Bébé avait beaucoup de questions. Quel goût avait la substance brune amère que je buvais à intervalles réguliers ? Qu'est-ce que c'était que l'épuisement ? Le cœur a-t-il plus qu'une fonction physique ?
Moi aussi, j'ai beaucoup appris sur son programme Intuitif. Les choses que Bébé a partagées avec moi n'étaient pas exactement top secrètes, mais c'était une chose de les lire dans un manuel et une autre de l'entendre de quelqu'un qui le vit réellement.
Les IA intuitives, selon Bébé, n'étaient pas parfaites. Ce n'était pas de la fausse modestie, dit-elle. Un taux de réussite de 99,99 % n'était toujours pas du 100 %.
Bébé était peut-être juste en train d'énoncer des faits, mais à ce moment-là, je me suis senti plus proche d'elle que je ne l'avais jamais été auparavant. Voilà quelqu'un qui comprenait ce que c'était que d'être une abstraction, juste un autre compte sur la masse salariale. Même si elle-même ne touchait pas un fifrelin.
Après cette conversation de cœur à cœur, ou plutôt de cœur à carte-mère avec Bébé, il n'y eut plus aucun moyen de redevenir des collègues distants. Je me suis retrouvé à parler de la mère d'Anna, de mes craintes quant à l'avenir de ma fille et de mes propres doutes sur mon travail également.
J'ai aussi commencé à ramener Anna au travail. Pas tous les jours, juste une fois par semaine, juste pour que ma mère puisse avoir plus de temps pour elle. Certainement pas pour que Bébé s'illumine comme elle le faisait quand Anna lui tendait ses petites menottes potelées.
Nous avons continué comme ça pendant six mois avant que Bébé ne commence à m'inonder de toutes sortes de données non pertinentes. D'abord, c'était le café. "Savais-tu que tu viens de mettre 13 876 grains de sucre dans ta tasse ?" Ensuite, ce fut le nombre de cheveux blancs sur ma tête. " Tu en as 36 maintenant. C'est sept de plus que le mois dernier." Puis le nombre d'acariens sur ma chaise pivotante. "Il y en a 228 156 là-dedans en ce moment même." J'en ai rigolé au début, pensant que c''était rien de plus qu'une de ses excentricités en tant qu'IA de dernière génération, mais ça empirait de plus en plus.
Finalement, je l'ai faite asseoir et je lui ai demandé de me dire ce qui n'allait pas. Bébé m'a regardé comme si que j'avais trois têtes, et pour la première fois, j'ai vu ce qui ressemblait à de la peur dans ses yeux ambrés.
"Je suis un modèle de comptage, Job", m'a-t-elle déclaré. "On me fait compter des choses."
J'ai posé une main sur son épaule. Je n'avais aucune expérience du réconfort des IA, mais j'espérais qu'elle reconnaîtrait le geste pour ce qu'il était. "Et tu le fais très bien. Tu es exceptionnellement douée pour ça.
- Je suis programmée pour identifier et mesurer des objets en unités quantitatives", a-t-elle déclaré.
J'ai hoché la tête. "Oui, et comme je l'ai dit, tu es très douée pour ça.
- Ouais, mais je ne peux pas quantifier Anna, m'a-t-elle répondu.
- Qu'est-ce tu veux dire?" j'ai demandé.
Bébé s'agrippa la poitrine là où se trouvait son disque SSD principal. Elle avait l'air de souffrir. Je n'avais jamais vu d'IA souffrir auparavant. "Je ne peux pas quantifier cela", m'a-t-elle déclaré comme pour s'excuser.
Je ne sus pas quoi répondre à ça. Si Bébé avait été humaine, ça aurait été plus simple. Mais elle ne l'était pas. Je ne savais pas si ce qu'elle traversait était normal, mais j'en savais assez pour ne pas le signaler à mon superviseur.
Après cet incident, Bébé a commencé à garder ses distances. Je n'étais pas complètement ignorant. Je savais que voir Anna ne ferait qu'exacerber l'état de Bébé, alors j'ai complètement cessé de l'amener au travail. Je me suis concentré sur mon boulot. Et Bébé se concentra sur le sien et puis c'est tout.
Peu de temps après, j'ai demandé un congé, ayant finalement décidé que je m'en tapais si la direction le prenait mal. J'avais besoin de jeter un œil aux écoles susceptibles d'accueillir Anna en septembre, et je voulais pas être ce parent indigne qui faisait ses choix sur catalogues. Lorsque je suis retourné au travail le lendemain, j'ai reçu la visite de mon superviseur dans mon bureau. Bébé n'était nulle part en vue.
Au début, j'ai pensé qu'il venait enfin m'annoncer qu'il m'octroyait le congé demandé, mais ensuite il m'a dit qu'il y avait eu une énorme erreur dans le rapport de la veille. Heureusement, quelqu'un au siège social s'en était aperçu à temps. Sinon, ça aurait coûté un tas de pognon à l'entreprise.
Mon superviseur m'a rapidement rassuré que c'était pas de ma faute. "Nous avons tracé le rapport, et il a été fait par Bébé."
- C'est impossible", j'ai lâché.
Mon superviseur hocha la tête. "Aucun d'entre nous ne peut le croire non plus. Pouvez-vous imaginer une IA Intuitive faire une telle erreur ? Mais je suppose qu'il y a une première fois à tout."
Sa déclaration était choquante. J'avais depuis longtemps cessé de penser à Bébé comme une IA intuitive avec un taux de réussite de 99,99 %. Pour moi, elle était devenue Bébé, cette collègue qui était vraiment douée dans son travail. Mais j'ai tenu ma langue.
"Bébé était censée remplacer tous les responsables d'entrepôt d'ici la fin de l'année", a poursuivi mon superviseur. "C'est une bonne chose que cela se soit produit avant que nous décidions de vous laisser partir, hein?"
J'ai pris une grande inspiration. Je n'avais jamais cru aux conneries que Bébé n'avait pas été affectée à ma division pour me remplacer, mais je n'avais pas réalisé qu'elle était censée nous rendre tous aussi obsolètes qu'un boulier chinois. Même alors, cependant, ce n'était pas ma principale préoccupation.
"Où est Bébé maintenant?" j'ai demandé.
À cela, mon superviseur gloussa. Il m'a fait un clin d'œil comme il l'avait fait la première fois qu'il m'avait présenté Bébé. "Nous l'avons entreposée dans l'une des caisses dans l'entrepôt. Ce n'est pas comme si nous manquions de place, hein ?"
Je hochai lentement la tête, mais intérieurement, mon esprit bourdonnait. L'entrepôt était l'un des plus grands de la galaxie. Je pourrais passer des mois à chercher Bébé et je ne couvrirais jamais plus d'un quart de ce qu'il y avait là-dedans. Je pouvais pas utiliser le programme pour rechercher non plus, pas si je voulais le faire en passant sous les radars.
"Je sais que c'est beaucoup à assimiler", a déclaré mon superviseur en se levant pour partir, "mais ne vous en faites pas trop. Et hé, bon travail jusqu'à présent. Qui sait? Il se peut qu'une promotion vous attende au virage."
J'ai réussi à lui serrer la main et à le voir sortir avant de me rassoir derrière mon bureau. Pour le reste de la journée, je passai en revue les mouvements, vérifiant les expéditions, rédigeant des rapports. Je ne pouvais pas me permettre de faire des erreurs. Ce n'est pas parce que je ne serais plus remplacé par une IA que je ne serais pas remplacé par un autre travailleur humain.
Pendant tout ce temps, Bébé n'était jamais trop loin de mon esprit. J'ai pensé à ce qui s'était passé encore et encore. J'arrivais pas à croire qu'il fut possible qu'elle commette une erreur aussi flagrante. Des jours, des semaines et des mois passèrent, et j'en vins à la conclusion qu'elle devait l'avoir fait exprès pour Anna. Bébé était au courant de mes inquiétudes, elle savait que je soupçonnais l'entreprise de l'avoir amenée ici pour me remplacer. Elle n'aurait pas pu révéler quoi que ce soit qu'elle n'était pas autorisée à faire, alors elle a dû faire ce qu'elle pouvait pour s'assurer que je ne serais pas sans emploi d'ici la fin de l'année.
Je n'avais jamais entendu parler d'une IA Intuitive faisant quelque chose comme ça.
Trois ans après la disparition de Bébé, ou plutôt sa mise en boîte, j'ai remis ma démission à l'entreprise. Ils ne m'avaient jamais promu de toutes manières. J'ai trouvé un job dans un petit magasin de fournitures près de chez moi, qui ne pouvait pas financièrement se permettre une IA de comptage ou toute sorte de programme sophistiqué. Naturellement, ça ne payait pas aussi bien, mais c'était suffisant. Mon superviseur était un gars formidable qui s'appelait Dédé et qui aimait courir le matin. Il était aussi le caissier de la boîte.
J'étais à la maison en train de dîner avec ma famille lorsque la nouvelle du scandale de la Grande Intuition a éclaté. Apparemment, plusieurs IA Intuitives s'étaient emparées de près de 100 millions de crédits d'une énorme banque. L'enquête était en cours. Aucun de nous n'a été surpris du tout. Nous savions tous que le programme intuitif n'est pas parfait.
"Il peut se passer beaucoup de choses dans les 0,01% restants", m'avait confié Bébé.
Anna, déjà âgée de 14 ans à l'époque, avait ses propres idées à ce sujet. "L'homme a créé le programme intuitif", a-t-elle déclaré. "Ça n'allait jamais être parfait."
Je supposais qu'elle tenait ça d'elle, même si Bébé ne l'aurait jamais dit avec un tel sarcasme. C'était toute l'influence de sa grand-mère.
J'ébouriffai ses cheveux, qu'elle prétendait détester, avant de me diriger vers l'extérieur où Bébé regardait une pluie d'étoiles filantes.
"As-tu jamais regretté d'avoir quitté l'entreprise ?" elle m'a demandé.
Je me suis assis à côté d'elle sur le gazon synthétique. Nous n'avions jamais vraiment parlé de cette partie de notre vie. J'ai secoué la tête. "Je regrette seulement de pas être parti plus tôt."
C'était la vérité. Retrouver Bébé avait été comme retrouver une aiguille dans mille meules de foin. Il m'a fallu des années pour la dénicher, et même maintenant, j'étais certain que c'était plus dû à une chance de cocu à la deuxième syllabe bordée de nouilles qu'à mon french-flair défaillant Si j'avais pas choisi d'ouvrir la boîte à ma droite, si j'avais choisi de tourner dans un autre coin, je ne l'aurais peut-être jamais retrouvée. Les chances étaient fortement contre moi, mais je n'avais jamais abandonné. Pendant tout ce temps que je fouillais dans l'entrepôt, tout ce que je pouvais entendre était la voix de Bébé me disant que beaucoup de choses pouvaient se passer dans le 0,01% restant. C'était tout ce dont j'avais eu besoin pour continuer. Si quelque chose était suffisamment important, on se devait d'étendre ce 0,01% à l'infini.
Nous sommes restés sur la pelouse pendant 10 minutes de plus avant que je ne me lève, lui tendant la main. "Viens à l'intérieur, Bébé. Je t'ai préparé une tasse de cette substance brune et amère que tu aimes tant."
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Merci pour votre inconditionnel soutien qui me va droit au cœur
... ainsi qu'au porte-monnaie
ou
et à très bientôt !
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