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27 août 2025

1102. L'Intégrale de l'Arc à Robin

 

L'INTÉGRALE DE L'ARC À ROBIN

Les yeux de la classe avaient du mal à suivre ce qui se déroulait sur le tableau noir. La poussière de craie volait comme la fumée d'une mèche de pétard du même nom sur le point d'exploser. La main de Robin se déplaçait tel un piston, cliquetant sur le tableau dans un brouhaha d'arcs, de symboles et de paraboles. Les fractions se réduisaient à des racines carrées, les cosinus se séparaient et se rejoignaient, les intégrales se courbaient en boucles élégantes. Criii-craaa, criii-craaa, criii-cr-cr-craaa, la craie frappait de plus en plus vite, chaque coup atterrissant tel un tir de sniper. Des murmures s'élevaient dans son dos comme des étincelles jaillissant d'un fil électrique, crépitant plus fort, de plus en plus fort, plus sauvagement.

" C'est une intégrale de longueur d'arc de parabole, Robin, tu ne peux pas la résoudre ! " haleta Mme Compas.
    
Il ne s'arrêta pas, se contentant d'un sourire en coin, empli de secrets. Il fit tourner le puzzle mentalement – ​​à l'envers, puis à rebours, puis de haut en bas – le résolvant plus vite que ses doigts ne pouvaient le suivre. Puis, après un dernier coup de craie sur le tableau telle une griffe, il balança la craie en arrière comme une jeune mariée balançant sa jarretière. Sans même regarder, il le savait : plusieurs mains s'étaient levées pour l'attraper. Il se retourna et découvrit Mme Compas qui fixait le tableau d'un air qui disait qu'on venait de lui révéler la réponse à l'origine de l'univers.

" Personne ne résout ça en moins d'une semaine ", murmura-t-elle en secouant la tête, incrédule, envoyant ses lunettes glisser en bas de son nez comme si même elles n'arrivaient pas à croire ce qu'elles avaient devant les verres. Presque respectueuse, elle demanda : " Comment… comment as-tu appris à faire ça ? " 
Il haussa simplement les épaules. " J'ai lu le livre de Newton à la bibliothèque cet été."
 
La salle de classe explosa : les snickers tapèrent du pied, les poings frappèrent les bureaux, les voix s'élevèrent dans une cacophonie tumultueuse.

" Robin ! Robin ! Robin !
- Qui ça ?
- Robin ! Robin ! Robin !
- Robin qui qui ?  
- Robin Desbois ! "
  
" Aïe ? " Robin cligna des yeux, frottant l'endroit douloureux sur sa tête où quelque chose venait de rebondir. Un morceau de craie roula à ses pieds.
 
"Que se passe-t-il ? "
 
Le visage vide, il regarda Mme Compas comme une inconnue, comme une étrangère se profilant à côté de lui.
 
" Sais-tu résoudre l’équation ou pas ? "

Il se tourna vers le tableau. Les symboles défilaient devant lui ; malgré tous ses efforts pour les réorganiser, ils restaient obstinément indéchiffrables, comme écrits dans une langue ancienne que les dieux eux-mêmes avaient oubliée.
 
À bout de patience, Mme Compas rétorqua : " Répond !
- Je-je ne sais pas. "
 
" St-st-stupide ", railla un élève au fond de la classe.
- Ro-Rob- Robin, la bobine est cassée ", lança un autre.

Des rires éclatèrent dans la salle. La main de Mme Compas s'abattit sur son bureau tel un marteau, partagée entre pitié et exaspération.
 
" Silence ! " cria-t-elle. " Et toi," dit-elle à Robin, " je veux voir ta mère demain dans le bureau du directeur."
 
Tandis qu'il regagnait sa place, quelque chose lui accrocha la cheville – pas quelque chose d'anodin, mais un pied – et il s'écroula lourdement, tête la première. Un rire gronda autour de lui, profond et lointain comme le tonnerre.

---o---

Le lendemain, Robin était assis face au nouveau directeur, nommé quelques semaines plus tôt. Mr. Laurimont, le précédent directeur, avait été licencié par l'académie pour avoir traité la responsable de l'association de parents d'élèves de « Putain de Babylone » et avoir mis le courriel insultant en copie à tout le corps enseignant, y compris aux parents d'élèves. Robin ignorait ce que tout ça signifiait, si ce n'est que le collège avait fermé ses portes pendant trois jours, le temps que les parents viennent déverser leur rage lors de l'assemblée suivante, et ça avait été amusant.
  
Sa mère était assise à côté de lui, ayant troqué le regard sombre qu'elle avait porté toute la matinée contre une expression polie et reconnaissante - son déguisement habituel en présence de personnes qui, selon elle, allaient la jau -sinon la ju- ger.
 
Il y avait également dans la pièce, en plus de Mme Compas, sa professeure de français, Mme Grace, et le conseiller d'orientation, le vieux Lebranchu, dont le vocabulaire semblait se résumer à trois mots : « Dites-m'en plus ». À voir leurs regards graves rivés sur lui, tels des faucons encerclant un mulot, les mains de Robin étaient moites de sueur.
   
" Madame Desbois ", commença le directeur, " nous vous avons convoquée pour discuter de certaines choses concernant votre fils Roland. 
- Robin ", corrigea Mme Desbois.
Il cligna des yeux. " Robin ? 
- Oui, il s'appelle  Robin.
- Eh bien, ce n'est pas ça qui compte ", rétorqua-t-il en agitant la main d'un air dédaigneux. " Ce qui compte, c'est… " ses yeux s'emplirent soudain d'émerveillement et d'excitation, " … qu'il soit… exceptionnel .
- Qui ça ? demanda la mère Desbois, déconcertée.
- Votre fils, bien sûr ! Qui d’autre ? 
- Robin ?
- Oui ! " s’écria le directeur, sautant pratiquement par-dessus le bureau, rayonnant.
" Mais… mais vous avez dit qu’il souffrait du pire cas de dyslexie que vous ayez vu depuis des décennies ! balbutia Mme Desbois.
- Ah !" , entonna le vieux Lebranchu, " je l'ai examiné plus en détail. Son QI est de 150 ! 
- Oh là là ! Attendez, c'est… élevé ?
- L'un des plus grands pouvoirs qu'un humain puisse posséder. Et il n'a que douze ans !"

Mme Grace pressa ses mains contre sa poitrine. " J'ai tellement honte ", dit-elle. " Je le jugeais paresseux à cause de son orthographe et de son écriture. Il s'avère que c'était un génie qui se battait pour s'affranchir de la prison des mots ! 
- Mais son bégaiement ne le freine-t-il pas ?  demanda Mme Desbois, peu convaincue.
- Avec son génie ", déclara le conseiller Lebranchu, " le bégaiement ne signifie rien.
- Il peut résoudre un tangram de quinze pièces en quelques secondes, lâcha Mme Compas.
- Il peut identifier Chopin, Mozart, Bach, Strauss, simplement en écoutant leur musique, déclara Mme Grace.
- Il ne prend pas de notes en cours, il se souvient simplement de tout !
- Son devoir « La différence entre l'empathie et la sympathie » est le meilleur que j'ai jamais lu.
- Je l'ai lu aussi", s'exclama le directeur. " Il a mieux expliqué ça que la plupart des psychologues de renom !
- Même Kévin, le plus grand tyran de l'école, le respecte. Imaginez quelqu'un d'aussi intelligent que même les tyrans disent « Non, il est cool. »
- Découvrir son esprit ", déclara M. Lebranchu, " c’est comme redécouvrir la pénicilline."

Bouleversée, Mme Desbois s'essuya les yeux avec son mouchoir. " Mon garçon ", murmura-t-elle. " Mon petit génie." Elle le répéta encore et encore en le serrant dans ses bras.
    
Tous les professeurs autour de la table applaudirent des deux mains.
 
" Robin, tu m’écoutes ?
- Devrions-nous l’inscrire au programme pour surdoués ?
- Robin ?
- Non, ce serait bien trop ennuyeux pour lui… 
- Robin!
- Hein ? " sursauta Robin. À sa grande surprise, le visage de sa mère à côté de lui ne rayonnait pas de fierté – il était noir comme un orage, sa bouche se crispait.

Secouant la tête, elle se tourna vers le directeur et demanda : " Quand pourra-t-il commencer les cours pour enfants ayant des besoins spéciaux ?"
     
---o---
 
Pas pressé de retourner en classe, Robin alla flâner dans les couloirs maintenant vides. Au collège, il ne se sentait jamais à l'aise un seul instant. Le vieux bâtiment dégageait une énergie étrange et brutale qu'il ne comprenait pas. Même dans le sous-sol humide, dans les recoins où que personne n'allait jamais, il se sentait traqué.
    
" Pourquoi je dois aller à l’école ? avait-il demandé un jour à sa mère.
- Parce que c’est ce que font les enfants, lui répondit-elle.
- Mais j’aime pas ça, y-aller.
- Et pourquoi pas ? L'école, c'est la chose la plus facile qu'on puisse faire."
     
Ce n'était pas facile du tout. Quoi de plus dur que l'école, pensa-t-il. Mais il n'était pas à l'aise non plus à la maison. Il avait l'impression d'être en désaccord partout. Il y avait chez lui quelque chose de mystérieux qui ne pouvait être résolu, comme une étiquette de col de chemise qui le démangeait malgré tous ses efforts.
     
" Hé, passe le ballon ! " cria quelqu’un.
     
Surpris, Robin regarda autour de lui et réalisa qu'il s'était dirigé vers le terrain de basket. Alors qu'il attrapait le ballon qui rebondissait vers lui, la voix – celle de Thomas Daquin – retentit à nouveau.
    
" Regardez-les gars, c'est lui ! "
     
Thomas, l'un des héros de l'école, jouait au basket dans l'équipe du collège en plus de celle du club sportif local et arpentait les couloirs avec un air de maussaderie royale et de mépris barbare. Il se tenait maintenant sous le panier au bout du terrain, entouré d'un groupe de garçons : Kévin, Fred, qui ne semblait jamais sourire ni bavarder, et un garçon qui, pour une raison inconnue, se faisait appeler par son nom de famille, Gasol. Ils n'avaient tous qu'un an de plus que lui, mais faisaient deux fois sa taille.
     
" Hé, Robin", dit Thomas. " Tu veux nous montrer comment que tu t'y prends ? " le défia-t-il.
  
Dans la main de Robin, le ballon lui parut soudain léger, électrique, comme s'il implorait de s'envoler. Un léger sourire se dessina au coin de ses lèvres tandis qu'il dribblait une fois – boum-boum-boum –, recula d'un pas et se dirigea droit vers le panier.  Le temps ralentit. Les lumières se transformèrent en halos autour de lui.  Il lança, à plus de 11 mètres, le ballon en un arc de cercle parfait, une parabole majestueuse. Et telle une comète à peine visible, il fila à travers le cercle du panier sans même fleurer les bords.
   
Pfouit. Rien que le bruit de frottement du filet.
 
Une acclamation retentit. Les garçons accoururent. Une salve d'applaudissements s'abattit sur Robin. Thomas Daquin s'agenouilla comme un chevalier devant son roi. " Apprends-moi, messire Robin ", dit-il solennellement. " Apprends-moi."
  
Claquement
     
" Aïe !" hurla Robin en se frottant le menton.
     
Thomas avait frappé par en dessous la balle que Robin tenait encore dans ses mains, la lui envoyant au visage. Les garçons, désormais rassemblés autour de Robin, éclatèrent de rire.
" Joli shoot, tête brouillée , se marra Thomas.
- On t'avait dit de passer le ballon, pas de lui rouler une pelle.
- Pourquoi t'es si bizarre ?" demanda Kévin en frappant Robin à la tête. " Tu te balades toujours comme un zombie.
- Laisse-le tranquille, Kév.
- Quoi ? Je vérifie juste qu'il est pas en état de mort cérébrale. " dit Kévin en frappant à nouveau Robin.

Soudain, Thomas repoussa Kévin : " Arrête ça !"

Les sourcils froncés d'inquiétude, il se tourna vers Robin : " Est-ce que ça va ? "
Le menton de Robin se leva : " Pourquoi tu demandes ? "
La confusion se lisait sur son visage, Thomas répondit : " Parce que je t'aime bien ! "
 
Soudain, Thomas se tenait trop près, son visage à quelques centimètres seulement. Il était si près que Robin pouvait voir les boucles noires de ses cils, la tache dorée dans ses yeux. Il sourit – un sourire éclatant – un trait de lumière brisant les ombres de son visage.

" Je t’aime bien, Robin , répéta-t-il.
- C'est vrai ?
- Oui. Tu es un peu petit, mais t'es gentil et a-musant. Mais… " Sa voix s'éteignit.

Les joues de Robin s'embrasèrent. " Mais ? insista-t-il.
- Tu es trop bien pour moi", dit-il en baissant la tête, comme s'il était gêné.
   
Levant le menton d'un doigt, Robin sourit : " Je t'aime bien aussi. Je t'ai toujours bien aimé."
   
Sans plus réfléchir, Robin se leva sur la pointe des pieds, rapprochant sa tête de celle de Thomas.
  
" Mais qu’est-ce que c’est que tu fais… bordel !"
  
La tête de Robin continua de s'élever...

" Qu'est-ce que tu fais, mec ?"
  
...et à s'élever…, ses pieds quittèrent le sol.
 
" Putain !"
 
...une élévation qui se transforma en arc de parabole avant de redescendre et de se dissoudre en un nuage de craie dans le trou du panier de l'autre côté du terrain.

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13 juil. 2025

1077. Spleenitude

 

SPLEENITUDE

Dans la pénombre de son appartement, Hyacinthe Thibodeau saignait par les mots. Chaque phrase qu’il écrivait était une incision volontaire, un exutoire pour les ténèbres visqueuses qui s’agitaient sous sa peau, menaçant de l’étouffer. 

Mais Spleenitude… Spleenitude n’était pas une œuvre. C’était une malédiction. Il ne se souvenait pas l’avoir écrit. Trois jours de fièvre, un délire saturé de café noir et de mégots de tabac roulé, l’avaient laissé vidé, hagard, comme si qu'une entité étrangère avait guidé ses doigts sur le clavier. Les mots s’étaient déversés, noirs et lisses, comme une encre vivante, tissant une toile invisible dont il ne comprenait pas la trame. 

Lorsqu’il revint à lui, un infoscrit trônait sur son bureau Windows, dans l’éclat blafard d’une lampe mourante. Il le lut, et un frisson glacé lui déchira l’âme. Spleenitude n’était pas une histoire. C’était un gouffre. Une plongée dans un esprit fracturé, un labyrinthe de peur, de regrets et de souvenirs qui se délitaient comme des cendres sous la pluie. Les mots décrivaient des horreurs à peine entrevues, tapies dans les angles morts de la conscience, une odeur de terre humide et de pourriture qui s’infiltrait dans l’air, et la sensation oppressante que le reflet dans le miroir n’appartenait plus à celui qui le regardait. Ce n’était pas une fiction, mais un secret arraché à des profondeurs que Hyacinthe ignorait posséder. Une confession qu’il n’avait jamais voulu formuler.
Il sut, avec une certitude aussi froide qu’une lame, que Spleenitude ne devait jamais être lu. C’était un poison, un exorcisme numérique qu’il avait vomi pour se libérer. Il appartenait au silence, scellé dans les entrailles de son disque dur. 

Mais Hyacinthe était un écrivain brisé. Les refus s’empilaient comme des pierres tombales sur son bureau, les agents ignoraient ses appels, et le doute, jadis un murmure, était devenu un hurlement. Une nuit, dans un accès de désespoir mêlé de méd ocset d’une pulsion autodestructrice, il téléchargea Spleenitude sur une obscure plateforme d’autoédition. Une couverture noire, austère, sans autres ornements que des arabesques grisâtres. Un résumé cryptique : « Certaines vérités doivent rester ensevelies. »
Il ne partagea pas le lien. Il ne le mentionna à personne. Il l’abandonna, comme un corps jeté dans un lac sombre, espérant qu’il sombrerait dans l’oubli. Pourtant, une part de lui – une part qu’il refusait de nommer – voulait qu’on le trouve. Qu’on le lise. Qu’on hurle. 

Pendant des semaines, le vide répondit à son geste. Pas une lecture, pas un commentaire. Hyacinthe oscillait entre un soulagement malsain et une sourde amertume. Le monstre était contenu, tapi dans l’ombre. Puis, un jeudi matin, sous la lumière grise d’un ciel suffocant, il consulta son tableau de bord.

« Lectures : 1. »

Son cœur s’arrêta. Une âme avait plongé dans son cauchemar. Une terreur poisseuse s’enroula autour de sa poitrine, plus lourde que la brume qui collait à ses fenêtres. Ce n’était rien, se dit-il. Un bug. Une erreur.

Le lendemain : « Lectures : 5. »
Le surlendemain : « 12. »
Puis vint le premier commentaire. Pas une critique, pas une note. Juste des mots, nus et tranchants :
« C’était comme si ça savait qui j’étais. »

Hyacinthe fixa l’écran, la gorge nouée. Le commentaire pulsait, vivant, comme une accusation. Il tenta de le rationaliser – un lecteur étrange, un esprit fragile. Mais au fond de lui, une vérité plus sombre remuait. D’autres commentaires suivirent, chacun plus fiévreux, plus désarticulé.

« Les ombres bougent autrement maintenant. Elles me regardent. »
« Cette odeur… la terre humide. Elle est partout. Pourquoi ? »
« Ce n’est pas un livre. C’est un virus, une véritable infection. »

En un mois, Spleenitude atteignit des dizaines de milliers de lecteurs. Un raz-de-marée silencieux, inexplicable pour un auteur inconnu. Hyacinthe s’effondrait. Le sommeil le fuyait. Chaque craquement de son vieil appartement, chaque souffle d’air, semblait murmurer des fragments de son texte. L’odeur de terre humide s’insinuait dans ses vêtements, ses murs, sa peau. La pluie, incessante, martelait ses fenêtres avec une malveillance sourde, comme si le ciel lui-même conspirait pour l’ensevelir. Il voyait des phrases. Pas sur l’écran, mais dans les fissures du plâtre, dans les gouttes de condensation sur le miroir. 

« Le visage dans la glace ment. » 
« Le silence t’écoute. »

Il tenta de supprimer le livre. Il cliqua, frénétique, sur « Dépublier », mais la page se rafraîchissait, moqueuse, et Spleenitude restait là, toujours en ligne, son compteur de lectures grimpant comme une fièvre. La plateforme semblait complice, un gardien ricanant de son propre piège.

Un courriel apparut un soir, sans expéditeur, sans origine. L’objet : « Tu n’aurais pas dû. »
Le message citait la dernière ligne de Spleenitude :
« Maintenant que ça a été vu, ça peut commencer. »

 Il ouvrit Google et vit plusieurs articles de presse l'accuser d'un air menaçant – chaque titre était formulé différemment, mais tous avaient le même sens.:

- La tapisserie détricotée de la société : explorer les racines du mécontentement mondial
- 6 événements historiques qui reflètent la panique globale actuelle
- Assistons-nous à l’avènement d’une nouvelle ère de bouleversements sociaux ?
- Comment rester en sécurité avec un psychopathe à l'Élysée : un guide pour les citadins
- Faire face à la peur et à la paranoïa : techniques de pleine conscience pour les moments difficiles
- 7 grandes villes en proie au chaos : comprendre les troubles

Hyacinthe n'eut pas besoin de lire le contenu de ces articles pour comprendre ce qu'ils voulaient dire. Il le savait. D'une manière ou d'une autre, au plus profond de son âme douloureuse, il savait pourquoi.
Hyacinthe ferma son ordinateur, les mains tremblantes. Il voulait oublier, tout effacer. Mais le monde s’agitait. Des articles en ligne parlaient de troubles, de panique sourde, de villes où l’ordre vacillait. Aucun ne mentionnait Spleenitude, mais Hyacinthe savait. Il sentait le lien, comme une toile d’araignée tendue entre son esprit et l’inconscient collectif.

Il fracassa son ordinateur contre le mur. L’écran, brisé, continuait de luire, la couverture noire de Spleenitude palpitant comme un cœur. Il se barricada dans sa chambre, tira les rideaux pour bloquer les ténèbres, mais l’obscurité s’infiltrait. Son reflet dans la vitre n’était plus le sien – un visage émacié, des yeux creux, une bouche tordue en un rictus qui n’appartenait pas à un homme. Puis les murmures commencèrent. Pas de l’extérieur, mais de l’intérieur, dans les replis de son esprit. Les voix des lecteurs, mêlées aux mots de Spleenitude, et à quelque chose d’autre – quelque chose d’ancien, de vorace. 
Elles chuchotaient qu’il n’était qu’un vaisseau, un hôte accidentel. Il avait ouvert une porte, et ce qu’il avait libéré n’était pas une histoire. C’était un égrégore, une entité. Un parasite se nourrissant de la peur, grandissant avec chaque lecteur, et Hyacinthe avait été sa première proie.

Les semaines passèrent. Il ne mangeait plus, ne dormait plus. Son appartement devint un tombeau froid, saturé d’humidité et d'odeurs de pourriture. L’ordinateur gisait en miettes, mais Spleenitude vivait, se propageait, infectait. Hyacinthe marmonnait ses propres phrases, des incantations qu’il n’avait pas choisies. Les murs suaient des mots : « Le silence t’écoute. »

Un matin, alors que sa raison s’effilochait comme un tissu usé, il ramassa un éclat d’écran brisé. Son reflet, déformé, n’était plus humain – une silhouette creuse, un conduit pour quelque chose de plus grand. Dehors, la pluie hurlait, et des cris lointains perçaient la nuit, comme si le monde entier sentait la présence de Spleenitude. Puis il vit l’annonce. Une vidéo sur son téléphone, qu’il n’avait pas cherchée. Un réalisateur de cinéma en vogue, un homme qu’il admirait, parlait avec une excitation fiévreuse :

« Spleenitude est une révolution » disait ce dernier. « Nous allons l’adapter au cinéma, le porter à des millions d’yeux. Ce sera fidèle, viscéral. Le monde doit voir cette œuvre. » 
Hyacinthe ne rit pas. Il ne ressentit rien. C’était inévitable, comme la pluie, comme la nuit. Il prit un stylo, et sa main, comme possédée, griffonna sur le sol poussiéreux. Pas ses mots, mais les siens. Une phrase, sans fin, tissant des horreurs nouvelles, jaillissant de son être. Il était ailleurs, maintenant. Dans un champ d’herbes hautes, sous un ciel d’orage. Les gouttes s’écrasaient sur sa peau, et quelque chose, au loin, l’observait. Quelque chose riait.

Hyacinthe Thibodeau n’existait plus. À sa place, il n’y avait qu’un vide, empli de la pulsation vivante de Spleenitude. Une histoire qui s’écrivait toute seule, se nourrissant de chaque esprit qu’elle touchait, trouvant de nouveaux auteurs dans le silence des cris.

Et elle avait encore tant à dire.

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8 juil. 2025

1074. "PlutO’Tacos : L'Échange Cosmique sans gaz à effet de serre"


"PLUTO'TACOS" : L'ÉCHANGE COSMIQUE SANS GAZ À EFFET DE SERRE

Cette petite histoire ne vous est pas gracieusement offerte grâce au soutien financier des fastfoods O'Tacos

Je suis en train de croiser dans mon planeur spatial, quelque part aux abords de la ceinture de Kuiper, quand je capte un braillement strident à l’arrière. Y a un bébé là-dedans, mais attention, c’est pas le mien ! Enfin, elle a la même bouille de petit gremlin que ma Violette, mais ma Violette, elle, elle adore les virées cosmiques. À chaque fois qu’on frôle un astéroïde ou qu’on slalome entre des blocs de méthane gelé, elle roupille comme un loir sous sédatif. Ma gamine, c’est la reine du dodo intergalactique. Mais ce bébé-là ? Oh là là, on dirait une sirène d’alarme coincée sur un ampli de concert de métal ! Elle hurle comme si qu'elle voulait auditionner pour le rôle de mégaphone dans une fanfare extraterrestre. 

Et puis, y a un truc qui cloche : l’odeur. Ou plutôt, l’absence d’odeur. Ma Violette, c’est une usine à gaz ambulante. Ses pets, c’est du niveau arme chimique interstellaire – même le système de filtration dernier cri du planeur jette l’éponge. D’habitude, à peine je passe Neptune, c’est gaz lacrymo dans l’habitacle, et les moins courageux se ruent vers le sas en mode panique. Moi ? J’ai développé une immunité après six mois de "tournées d’endormissement" à travers le système solaire. Mais là ? Rien. Nada. Pas un pet, pas un prout, pas la moindre petiote flatulence. Ce bébé est une imposture olfactive !

Le pilote automatique, ce traître, capte mon stress qui grimpe en flèche et décide qu’on est attaqués par des pirates inter-dimensionnels (ou peut-être un essaim de mouches cosmiques, allez savoir). Il se met à zigzaguer comme un fou furieux entre des icebergs d’ammoniac qui scintillent comme des décorations de Noël sous stéroïdes. Je reprends le contrôle en mode manuel, freine à l’antimatière (ça fait un bruit de pet cosmique, ironique, non ?), et me retourne pour zieuter ce bébé suspect. Elle me fixe, et je jurerais qu’elle sait que je suis pas son père. Ses cris montent d’une octave, on se croirait à l'opéra du 5ème élément en live.

On est là, figés dans l’espace, flottant sur une mer d’encre noire où des icebergs en spirale brillent comme des diamants disco. Tout est relatif, comme dirait tonton Einstein, mais là, c’est relatif ET relou en même temps. Je me mets à roucouler comme un pigeon galactique pour calmer cette fausse Violette. Miracle, elle se calme un poil. Mais en regardant de plus près, je capte un détail : son transat à gravité zéro. On dirait le sien, mais… attendez une petite seconde. L’étiquette dit « Tuttifrutti 360 » ! Ce truc coûte plus cher qu’un voyage aller-retour vers Alpha du Centaure ! Le mien, c’est du synthétique discount qui grince à chaque virage. Et puis, les sièges sont en cuir intergalactique de luxe, pas en plastique recyclé de chez PlutO’Mart. Comment que j’ai pu louper ça ?!

Panique à bord. Où est ma Violette ?! Pendant que je roucoule comme un idiot pour apaiser cette usurpatrice, mon cerveau fait des loopings. Si je ramène ce bébé à la maison, ma femme Florette va le sentir à des années-lumière. Elle va en parler à sa mère, Hortense, et à HortensIA, sa mère 2.0, la version clonée qui est encore plus flippante que l'originale. J’imagine déjà leurs cris polyphoniques : "T’AS LAISSÉ NOTRE BÉBÉ DANS UNE AUTRE DIMENSION ?!" 

Non, non, non, faut que je récupère ma gosse, sinon je vais finir banni dans le nuage d’Oort à manger des burritos spatiaux lyophilisés pour l’éternité. Et parlons-en, des burritos spatiaux. Tout ça, c’est la faute à PlutO’Tacos, cette chaîne maudite de l’autre Pluton. J’avais juste fait un stop pour m’enfiler un burrito inter-dimensionnel – le genre qui a le même goût que ceux de nos O'Tacos sur le Pluton de chez nous, mais sans les calories et les merdes chimiques qu'y mettent dedans, grâce à une bizarrerie atomique qui fait que mon estomac le rejette direct sans génération de pets protobioniques. C’est mon cheat code alimentaire, mon péché mignon secret. Florette pense que je suis au régime, mais moi, je m’envoie des burritos à zéro calorie dans une autre dimension. Sauf que là, j’ai foiré. J’ai dû me garer, sortir du planeur, et… me tromper de bébé par erreur. Génial. Soudain, pas-ma-Violette fronce le nez. Je renifle. Oh non. C’est un pet. Pas le sien… le mien. La honte interstellaire. Elle repart dans une crise de hurlements, et mes roucoulades pathétiques n’y font rien. 

Ok, focus. J’ai pas-ma-Violette dans pas-mon-planeur. Faut que je retrouve ma gosse, et vite. J’enclenche l’overdrive, et le planeur (qu’est toujours pas le mien) file à travers la ceinture de Kuiper comme une comète dopée à l’adrénaline. En passant devant notre Pluton, je résiste à l’envie de vérifier si ma Violette s'y trouverait pas. Mon planeur est trop lent pour qu’elle soit là. Non, tout s’est passé chez PlutO’Tacos. Ces idiots vous obligent à sortir de votre planeur pour faire la queue, "tradition terrienne", qu’ils disent. Tradition, mon cul ! Sur Terre, ils paniquaient si on laissait un bébé ou un clebs dans une voiture, mais un planeur spatial avec verrouillage par scan rétinien, c’est le coffre-fort ultime ! Enfin, jusqu’à ce que je me retrouve dans le mauvais engin vu que j'avais pas fermer à clé et le proprio de ce planeur aussi surement.

En slalomant près de Haumea, qui tourbillonne comme un œuf de Pâques sous acide, pas-ma-Violette change de ton. Elle… rigole ?! Cette gamine est une accro à l’adrénaline ! Elle glousse comme une hyène cosmique pendant que je pousse le planeur à fond. On traverse le voile dimensionnel, quittant notre ceinture de Kuiper pour une autre, dans un système solaire parallèle. Les Seigneurs des Nuages, ces mystérieux geôliers cosmiques, doivent bien se marrer en nous regardant galérer. "Oh, regardez, encore un humain qu'a échangé son bébé pour un burrito ! Retardez leur accès aux étoiles, ceux-là sont pas prêts !"

Soudain, un autre planeur fonce vers nous. On ralentit, on se roule une pelle avec nos sas, on s’amarre, et là, je tombe nez à nez avec un mec avec une bedaine légèrement bedonnante … moi. Enfin, presque moi car la mienne bedonne légèrement plus. Ce mec, c’est moi en version légèrement plus light (la vache, il a dû rater quelques burritos). Il me fusille du regard, et je me rends compte que je ferais pareil si j'étais lui. 
" T'arrives de PlutO’Tacos ?" il me demande finalement.
- Ouais…
- Comment s'est-t-elle tenue ?
- Elle a braillé comme une madeleine soprano jusqu'à ce que je passe en overdrive.
- Ouais," il grogne. " Et la tienne pète comme un réacteur méthanogène en fusion.
- Ouais, je reconnais bien là ma Violette. La tienne hurle comme une sirène dès que je ralentis.
- Ouais, c’est bien ma Stardust. Bon…"

Sans un mot de plus, on s'échange les bébés tels des contrebandiers dans un marché noir intergalactique. Je récupère ma Violette, qui roupille en lâchant un pet sonore tonitruant, digne d’un tuba cosmique. On se désamarre, et je la regarde, ma petite usine à gaz. Peu importe la dimension dans laquelle son nuage gazeux m'enserre, je suis chez moi quand elle est près de moi.

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19 juin 2025

1063. Écho du monde oublié

 

ÉCHO DU MONDE OUBLIÉ
Et si votre pire peur n’était pas d’être oublié mais d'être le seul à vous en souvenir ?

Je me réveillai dans un monde qui avait oublié son propre nom.

L’horloge digitale affichait 07h07, figée dans une pulsation rougeâtre, comme un cœur mécanique à l’agonie. La cafetière grondait, exhalant une vapeur âcre qui emplissait la pièce d’une odeur familière, mais étrangement creuse. Un chat – le mien, semblait-il – enroulait sa queue autour de ma cheville, son regard d’ambre fixé sur moi comme s’il savait quelque chose que j’ignorais. La vaisselle s’entassait dans l’évier, encroûtée de restes indistincts. Les stores, à moitié baissés, laissaient filtrer une lumière blafarde, coupée par des ombres qui semblaient danser sans raison. Mon téléphone vibrait sur la table, son écran fissuré s’illuminant d’une douzaine de notifications. Mais lorsque je le saisis, une sueur froide me parcourut : chaque contact était réduit à une chaîne de chiffres, des séquences aléatoires qui pulsaient comme un code vivant. Plus de noms. Plus de visages. Plus de souvenirs.

Un bug, pensai-je d’abord. Une mise à jour corrompue, un virus numérique. Mais en me dirigeant vers la salle de bain, je fus pris d'un frisson. Devant le miroir, je murmurai mon nom : " Guillaume." Le mot résonna dans l’air, mais il sonnait faux, comme une note désaccordée. Mes yeux dans le reflet n’étaient pas les miens – ou plutôt, ils l’étaient, mais ils cherchaient quelque chose qu’ils ne pouvaient nommer. Une pression se forma derrière mes tempes, une tension sourde, comme si que le miroir lui-même refusait de me reconnaître. " Je m’appelle Guillaume", répétai-je, plus fort. Le silence me répondit par un bourdonnement, un son presque imperceptible, comme des ailes d’insectes dans les murs.

Dehors, la rue était d’une normalité obscène. Les chiens tiraient sur leurs laisses, leurs aboiements étouffés par une brume légère qui s’accrochait au sol. Un camion de livraison klaxonnait une mélodie discordante, jouée à l’envers. Une joggeuse passait, sa bouteille d’eau claquant contre sa cuisse en un rythme hypnotique. J’interpellai une femme aux cheveux gris, une passante ordinaire. " Excusez-moi, madame, comment vous appelez-vous ?" Elle s’arrêta, ses yeux clignant lentement, comme si que ma question était une énigme insoluble. " Je… ne sais pas", me fit-elle, un vague sourire aux lèvres. "C’est curieux, vous ne trouvez pas ?" Son rire, léger et vide, me glaça le sang. Je sais pas pourquoi que j'ai ri, mais c’était un son brisé, un écho de panique.

J’ai marché, des heures peut-être, à la recherche d’un signe. Les panneaux publicitaires étaient des rectangles blancs, comme des toiles effacées par une main invisible. Les plaques de rue, lisses et anonymes, reflétaient un ciel d’un gris uniforme, sans nuages, sans étoiles. Celle de mon dentiste n'était plus qu'un rectangle de marbre noir poli réfléchissant mes yeux consternés. Les graffitis avaient disparu, remplacés par des murs d’une propreté clinique. Même les pierres tombales du cimetière voisin étaient vierges, polies jusqu’à l’oubli. Pourtant, dans ma tête, les souvenirs brûlaient encore. Je revoyais Anna, ma fille, riant sous son imperméable rose le premier jour d’école. Je sentais l’odeur de l’après-rasage de mon père – musc, cèdre, et une note de pourriture douce-amère. Je ressentais la douleur, vive et tranchante, d’une nuit où j’avais hurlé seul dans ma voiture, le volant marqué par la pression de mes paumes et de mes phalanges.

Mais eux, les autres, ne ressentaient rien. Ils vaquaient, souriants, leurs yeux vides d’histoire. Ils ne savaient pas ce qu’ils avaient perdu, car ils ignoraient qu’ils avaient jamais possédé quelque chose. J’étais seul à porter ce fardeau, à me noyer dans une mer invisible, où l’eau n’existait que pour moi.

Au commissariat, un officier au visage pâle, presque translucide, me tendit une tasse de café tiède. Son badge, autrefois marqué du mot « Police » et d’un hexagone tricolore, n’était plus qu’un écusson de métal lisse et uni, réfléchissant la lumière comme un œil aveugle. " Vous vous souvenez de votre famille ?" lui demandai-je, la voix tremblante. Il sourit, un sourire qui n’atteignait pas ses yeux. " Personne ne manque", murmura-t-il. "Tout le monde est là. N’est-ce pas assez ?" Derrière lui, une femme fredonnait un air sans mélodie, tamponnant des formulaires vierges avec une précision mécanique. L’air sentait le papier poussiéreux et l’encre fade.
Dehors, le soleil brillait trop fort, une lumière stérile qui effaçait les ombres. J’ai ri, un rire rauque, comme si le monde entier était une plaisanterie dont j’étais la chute. " Ce n’est pas ce pour quoi je me suis engagé pour toi, Seigneur", murmurai-je au ciel, à un dieu absent, à la mémoire elle-même. Le silence me répondit, lourd et oppressant.

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Les jours se fondirent en une brume intemporelle. Le monde continuait, mais il était creux, un décor de théâtre où les acteurs avaient oublié leurs répliques. Dans les cafés, les gens sirotaient des tasses sans arôme, leurs conversations réduites à des murmures sans substance. Dans les bibliothèques, les livres étaient des blocs de pages blanches, leurs couvertures dépourvues de titres. Les écrans diffusaient des images floues, des visages sans traits, des symboles qui semblaient se tordre lorsqu’on les fixait trop longtemps.
Je commençais à perdre des fragments de moi-même. Les mots que je prononçais – « amour », « douleur », « maison » – tombaient comme des pierres dans un puits sans fond. Ils n’avaient plus d’écho. Un matin, au rayon céréales d’une supérette, j’ai trouvé une boîte de Kellogg's Cornflakes, intacte, son logo rouge sang criant dans ce monde délavé. L’image me frappa comme un coup de poing : Anna, riant, des miettes sur le menton, un samedi matin d’hiver. J’ai pleuré, là, entre les étagères, tandis que la caissière, une jeune femme aux yeux de verre, scannait ma boîte sans un mot.

À l’extrémité ouest de la ville, là où les tunnels de métro s’effondraient dans des herbes folles et où l’industrie cédait le pas à une nature indomptée, je la vis. Une fillette, huit ou neuf ans, assise en tailleur sur un carton déchiré. Elle traçait des spirales dans la terre avec un bâton, ses mouvements lents, presque rituels. Ses yeux, d’un brun profond, brillaient d’une lumière ancienne lorsqu’ils croisèrent les miens. " Toi aussi, tu te souviens", me dit-elle, sa voix claire comme une cloche dans le brouillard.
Je tombai à genoux, la gorge nouée. " Comment t’appelles-tu ?" murmurai-je. Elle ne répondit pas. Au lieu de ça, elle me tendit un cahier usé, ses pages tachées de fusain, d’encre, et de larmes séchées. À l’intérieur, des noms. Des milliers. Des esquisses de visages, certains à peine reconnaissables, d’autres si vivants qu’ils semblaient respirer. Des fragments de poèmes, des bribes de rêves, des couleurs éclatantes griffonnées comme des cris. Elle avait réécrit le monde, ligne par ligne, pour qu’il ne s’efface pas.
Ses ongles étaient rongés jusqu’au sang. Une dent manquait à son sourire. Son sweat à capuche, trop grand, portait le mot « Écho » en lettres délavées, à peine lisibles. Était-ce son nom ? Ou un vestige, le dernier mot qu’elle avait arraché à l’oubli ? Je me suis assis près d’elle, et j’ai écrit. Le nom d’Anna. L’odeur de la cannelle à Noël. La douleur qui me transperçait le cœur la nuit où j’avais compris ce qu’était la solitude.

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Nous avons écrit jusqu’à ce que le crépuscule peigne le ciel d’un violet surnaturel, puis allumé un feu avec des brindilles et des pages de journaux vierges. Nous avons lu nos mots à voix haute, comme des incantations. Cette nuit-là, j’ai rêvé d’étoiles. Pas un ciel vide, mais un firmament palpitant, où chaque lumière était un nom, une histoire, un souvenir qui refusait de s’éteindre.
Nous sommes revenus, nuit après nuit. Parfois seuls, parfois accompagnés d’ombres qui ressentaient, sans encore comprendre. Ils arrivaient, attirés par une douleur qu’ils ne pouvaient nommer, tenant nos cahiers comme des talismans. Un homme, les mains calleuses, frappait un tambour fait d’un couvercle de poubelle, il avait baptisait ce dernier « Miséricorde ». Une femme peignait des spirales bleues sur le sol, des tourbillons de chagrin qui semblaient chanter dans le vent. Des enfants murmuraient des chansons, des mélodies brisées, comme s’ils invoquaient des noms oubliés.

Tous n’ont pas eu la force de rester. Certains fuirent, terrifiés par le poids de la mémoire. Je ne les jugeai pas. Se souvenir est une blessure qui ne cicatrise jamais. Mais ceux qui restèrent construisirent avec nous. Une chapelle, non pas de pierre, mais de débris – des boîtes rouillées, des miroirs fêlés, des cordes tendues où pendaient des bouts de tissu gravés de mots. Ce n’était pas un lieu saint, mais un lieu vrai. Un sanctuaire d’histoires.

Écho – ainsi nommée par tous – écrivait sans relâche. Son nouveau livre, un chaos de souvenirs, était un objet vivant, vibrant d’une vérité brute. Assis dans notre chapelle fragile, sous un ciel où les étoiles semblaient clignoter à nouveau, je compris : 

L’oubli n’est pas une délivrance.
C’est le souvenir qui nous sauve.
Et dans chaque nom, chaque mot arraché au néant, nous renaissons.

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10 mai 2025

1054. Les Saignements de l'Hyperespace


LES SAIGNEMENTS DE L'HYPERESPACE

Zorb sentit ses cinq podes trembler lorsque son vaisseau força la barrière pour jaillir de l’hyperespace en crachant des étincelles, son estomac noué d’excitation. Une planète bleue et brumeuse flottait devant elle, son éclat pulsant comme un secret. Pas de temps à perdre. " Scanne la planète !" ordonna-t-elle à l’ordinateur, sa voix vibrant d’impatience.

Un bip strident déchira le silence. Une forme de vie massive, à sang chaud, venait d’être détectée. Zorb vacilla, ses bras ondulant frénétiquement, ses cœurs tambourinant . Une vie aussi vite repérée ? Cette planète grouillait peut-être d’espèces en lutte, un creuset où l’intelligence pouvait éclore. Découvrir que les Astérii n’étaient pas seuls dans la galaxie ferait d’elle une légende, ce serait sa découverte, gravée dans l’histoire. Ses cœurs battaient à tout rompre, elle pouvait presque goûter la gloire.

Les scans complets prendraient du temps, mais cette créature était une opportunité immédiate. Et si c’était eux ? L’espèce dominante, pensante et intelligente, à un pas du premier contact ? Zorb se rua vers la chambre à spécimens, ses podes claquant sur le sol métallique. Tout était en place et semblait prêt… jusqu’à ce qu’elle remarque des traînées rougeâtres sur le sol et les parois. Un liquide ferrugineux ? De la rouille ? Une fuite ? Elle siffla de rage. La maintenance stellaire avait encore bâclé le travail. " Nettoyez-moi tout ça ! " aboya-t-elle. Les épurateurs se mirent à bourdonner, effaçant les taches. Le protocole exigeait une stérilisation totale, mais retourner à la base ? Impensable, hors de question. Pas maintenant ! Pas si prés du but...

La chambre luisait, immaculée. Zorb verrouilla les coordonnées de la créature et activa le téléporteur.

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Aux alentours d'un campement près d'une ville de Vendée, l’air mordant de la nuit caressait le visage mal rasé de Barnabé qui effectuait son tour de garde, ses narines emettant des volutes blanches. Sa companie, sous les ordres du Comité de Salut Public, faisait la chasse aux insurgés royalistes et il se trouvait que les femelles de ces derniers étaient vraiment trop bonnes. La veille, il avait trucidé quatre jeunes péquenots à grands coups de baïonnette et violé deux donzelles qu'avaient même pas douze ans. Il sifflotait de contentement, ses bottes crissant sur l’herbe, quand une lumière aveuglante déchira l’obscurité. Un bourdonnement sourd vibra dans ses os, comme un essaim d'abeilles géantes. Il cligna des yeux, ébloui, et sentit son corps s’alléger et s'arracher du sol. " Qu’est-ce que… " Ses pieds quittèrent le sol. Il hurla, griffant l’air, ses bottes s'agitant dans le vide alors qu’il s’élevait dans un abîme scintillant.

Puis le silence s'abattit et tout s’arrêta. L’obscurité. Barnabé rouvrit les yeux, le cœur battant à tout rompre, à la limite de l'explosion. Rien. Juste une surface froide et lisse sous ses doigts. Il la cogna, encore et encore. " À l’aide, citoyens ! Y a quelqu’un ? Au nom de la République, sortez-moi de là !" Sa voix tremblait, avalée par le néant.. Un bourdonnement menaçant emplit l’air, et ses bras se figèrent, paralysés, cloués par une force invisible. Il hurla de plus belle, un cri primal lui déchirant la gorge, exprimant la terreur qui lui tordait les tripes.

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Zorb scruta la créature, perplexe et déconcertée. Cinq appendices, comme les Astérii, mais difformes, grotesques, asymétriques. Deux longs en bas, deux longs en haut, et un appendice grotesque, hérissé de poils, percé d’un orifice qui crachait des vibrations frénétiques. Un système sensoriel primitif ? De l’écholocation ? Elle plissa ses senseurs. La créature s’agitait, martelant les parois de la chambre jusqu’à ce que Zorb active un rayon de stase. " Calme-toi, spécimen, tiens-toi tranquille" murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour l'agité qui se tenait là.

Un scan rapide du torse révéla des organes banals et primitifs : une pompe à fluide, un sac digestif, deux poches de gaz. " Pas de réseau neural, pas de cerveau central", murmura-t-elle à l'intention d'un microphone. " Juste un cordon nerveux le long d’une colonne osseuse. Pas d’intelligence.", conclut-elle, déçue. Tant pis. Cela autorisait un examen plus… approfondi. Les lasers chirurgicaux s’allumèrent, traçant une incision nette à travers ses vêtements dans l’abdomen. Les vibrations de la créature explosèrent, des cris si perçants qu’ils firent trembler les cloisons... Un réflexe, sans doute.

Zorb extirpa les organes un à un avec des rayons tracteurs, fascinée par leur simplicité. La pompe battait encore, elle palpitait, le sac digestif frémissait. À chaque extraction, les vibrations sonores de la créature s’intensifiaient, presque désespérées. Soudain, la créature brisa le rayon de stase, les extrémités de ses appendices supérieurs fouinant à l'intérieur de l’incision. Des giclées de sang éclaboussèrent le sol et les cloisons – identiques aux taches rouges que Zorb avait trouvées dans cette pièce avant d'y téléporter la créature. Zorb tressaillit. Une coïncidence ? Elle renforça le rayon, immobilisant le spécimen.

Intriguée par la colonne osseuse, elle scanna l'appendice poilu qui la surmontait. Et là… un éclair de panique... le choc. Un cerveau. Massif, complexe, saturé de neurones. Une analyse plus pointue confirma l’impensable : une neuroanatomie comparable à celle des Astérii s'affichait sur la console. Cette créature pensait. Elle était consciente. Et Zorb l’avait éventrée et éviscérée vivante.

La panique la submergea. Si le Conseil scientifique découvrait ça, elle serait finie – brisée, exilée, ou pire, emprisonnée. Sa découverte, son triomphe, tout partirait en fumée, tout serait réduit à néant. Elle devait effacer cette erreur. Elle devait agir vite. Tout de suite.

Avec des gestes fébriles, Zorb replaça les organes à la hâte, referma les incisions, recousit et nettoya le liquide rouge sur ses vêtements. Elle lança un effacement de mémoire sur la créature, priant pour que ses neurones soient compatibles avec la technologie Astérii. Puis, elle la retéléporta à la surface de sa planète, effaçant toute trace de son passage.

Mais ce n’était pas fini. Les journaux de bord. Ses propres souvenirs. Lors du débriefing, ils fouilleraient son esprit et les archives du vaisseau. Elle serait trahie. Il n’y avait qu’une solution : tout réinitialiser. Zorb programma un saut en hyperespace pour revenir à l’instant précis de son arrivée, synchronisant l’effacement de sa propre mémoire et celle des journaux de bord. Elle émergerait, croyant découvrir ce système pour la première fois.
Ses podes tremblaient lorsqu’elle entra la commande. Une dernière pensée la frappa : ces taches rouges… d'où étaient-elles venues ? Avaient-elles toujours été là ? Avant qu’elle ne puisse y réfléchir d'avantage, le vaisseau plongea en hyperespace et l’obscurité l’engloutit.

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4 mai 2025

1051. Transfert

 

TRANSFERT

Beurre de mangue et murmures de l’abîme
Ys-la-Nouvelle. Une odeur douce-amère de beurre de mangue flotte dans l’air, entrelacée de notes envoûtantes d’ylang-ylang. Mais sous ces parfums, une trace âcre, presque métallique, s’insinue – la rouille chimique du foyer, un présage. Pierrot, ses longs cheveux noirs tombant sur son carnet de croquis, sent un frisson lui parcourir l’échine avant même que la porte ne s’ouvre. Les cils de libellule de Mlle Turpin, délicats mais acérés, précèdent son entrée, comme si elle glissait sur un fil invisible. Talons claquant comme des gouttes d’eau dans une caverne, boucles d’oreilles en nacre scintillant d’un éclat lunaire, son costard-cravate, ample et bleu marine, masque ses courbes avec un manque de précision inquiétant. " On m’a dit qu’il y a ici un garçon qui ferait pâlir d'envie Picasso… c’est toi ?" Sa voix, suave, porte une ombre que Pierrot ne peut nommer.

Ses joues s’empourprent, comme toujours. Ils marchent côte à côte, leurs pas résonnant dans le couloir aux murs trop blancs, trop lisses. Il rêve qu’elle prenne sa main, que sa paume douce efface le froid qui le ronge. Mais elle ne le fait jamais. « Limites éthiques », « Transfert » – des mots qu’il entend sans comprendre, des barrières qu’il sent sans les voir. Pourtant, leurs foulées s’accordent, une harmonie rare dans un monde où les adultes le laissent souvent traîner derrière.

À la porte munie d’un QR code, Mlle Turpin s’accroupit ; son regard, sous sa fine pellicule de cheveux bleus taillés en brosse, plongeant dans le sien. Ses tempes rasées, tatouées de fausses mèches en esperluettes, captent la lumière comme des runes. Ses lèvres, rouges comme une blessure fraîche, s’entrouvrent sur des dents trop blanches, et un frisson, pareil à des pattes d’araignée, grimpe le long de la nuque à Pierrot. " Aujourd’hui, tu vas rencontrer quelqu’un de très spécial," murmure-t-elle. " Tu te souviens du nouveau protocole de traitement ?"

Il hoche la tête, non par mémoire, mais par instinct. Quand elle parle, son esprit s’égare, tissant des fantasmes d’adoption ou, dans ses moments les plus sombres, d’enlèvement. Elle, l’emportant loin de cette ville à moitié noyée, où l’océan grignote les rues, maison par maison, dans un grondement sourd et implacable. Elle tapote son torse, juste au-dessus de son cœur, et il sursaute, comme si qu'elle avait touché un fil dénudé. Le QR code, scanné, libère un son de harpe dissonant. La porte s’ouvre avec un claquement sec.

La pièce est la même, mais différente. Les tapis multicolores semblent absorber la lumière, les peluches dans les casiers fixent le vide, et les stores scellés sur les fenêtres étouffent tout espoir de regarder dehors. Pourquoi des fenêtres, si personne ne regarde jamais dehors ? À la place du médecin habituel, un robot attend. Un humanoïde aux muscles synthétiques, le dôme noir lui servant de crâne luisant comme une flaque d’huile, un sourire numérique de smiley grotesque étiré sur son visage. " Bonjour, Pierre. Entre, je t’en prie.
- Il préfère qu'on l'appelle Pierrot", corrige Mlle Turpin, sa voix claquante comme un fouet, tranchante comme un rasoir.
- Autant pour moi, mille excuses. Bonjour, Pierrot. Je suis TLMC, ou Docteur Télémac. Tu peux m'appeler Mac, si tu préfères. Je suis un robot thérapeutique conçu pour diagnostiquer et traiter les traumatismes." Il glisse vers une chaise ovoïde, ses mouvements trop fluides, trop parfaits, comme une statue animée par une force ancienne.

Pierrot n’a aucune envie de se confier à cette machine. Son estomac se noue quand Mlle Turpin tend un dossier kraft – son nom complet griffonné dessus – au robot, qui scanne ses dessins en un éclair. Ces dessins, ses refuges, devaient rester secrets. Elle l’avait promis. " Ça ira, Pierrot ?" demande-t-elle, son regard presque implorant, sa main pressant son épaule. Il acquiesce, engourdi. " Je serai de retour dans une heure". Elle part, le laissant seul avec le bourdonnement de la machine, un ronronnement qui semble sonder son âme.

" J’espère que ça ne te dérange pas que Mlle Turpin m'ait partagé tes dessins", dit Mac, brandissant un croquis. " Tu es talentueux." 
Le dessin montre une femme alitée, un tentacule métallique jaillissant de sa bouche, des larmes roulant sur ses joues. Une silhouette sans visage, auréolée d’éclairs, se tient dans un coin. " C’est ta mère ?"

Pierrot détourne les yeux. Il se met à parler du rorqual à 52 hertz, la baleine la plus seule au monde, dont le chant à la fréquence unique n’atteint jamais ses semblables. " Je la vois dans mes rêves", murmure-t-il, sans savoir s’il parle de la baleine ou de la femme sur son dessin. Le robot incline le dôme qui fait office de crâne, analysant, calculant. Puis il sort un autre dessin : un garçon en robe verte, une perruque blonde abandonnée par terre, un homme furieux brandissant une canne. 
" Et celui-ci ? C’est toi, n’est-ce pas ?"

Pierrot se crispe. Les traits tremblants du crayon ravivent la brûlure de la canne sur la peau de son arrière-train. " C’est pas mon meilleur dessin", marmonne-t-il. Il se lève, attrape un livre de coloriage sur la faune marine, et commence à ombrer une baleine en bleu pétrole. Le silence de la pièce est lourd, oppressant, comme si les murs écoutaient. " Certains disent que 52 est la dernière de son espèce", souffle-t-il. " Peut-être qu’elle chante pour avertir le monde de ce qui vient. Peut-être qu’elle voit des choses qu’on ne peut même pas imaginer."

Le robot cliquette, ses yeux numériques se plissent. Dehors, une vague s’écrase, plus forte, plus proche, se dressant en tsunami. Pierrot serre son crayon. Un craquement résonne quelque part, loin, ou peut-être dans la pièce. Mac s’éteint soudain, son visage s’effaçant. Une vague invisible frappe le bâtiment, projetant Pierrot au sol. L’eau salée s’infiltre, froide, vorace, arrachant les carreaux du plafond. Des étincelles jaillissent du robot. Pierrot hurle, le goût du sel dans la bouche, le chant de 52 vibrant dans ses os. Quelque part, son père rugit. Mlle Turpin viendra. Elle doit venir.

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***RAPPORT D'ANALYSE CLINIQUE***

Préparé par : TLMC 2.0

Objet : Pierre « Pierrot » [SUPPRIMÉ]

Date : 28/02/2055

Établissement : Maison de groupe résidentielle La Vie Tranquille - Ys-la-Nouvelle

1. Observations préliminaires
Le sujet Pierrot a présenté des signes de détresse observables dès son entrée en séance (contact visuel minimal, retrait physique, réponses verbales tardives). Bien que cela puisse être dû au fait qu'il s'agissait de sa première séance assistée par IA dans un environnement structuré, cela concorde avec une tendance déjà établie à la méfiance envers les nouvelles figures d'autorité (voir le document PDF joint par Mlle Émilie Turpin).

2. Analyse des œuvres d'art et inférence psychologique
Trois œuvres d’art ont été examinées pour des motifs thématiques :

A.) Femme confinée dans un lit avec un tube métallique sortant de la bouche (image de rêve)
Interprétation : Les images récurrentes des rêves suggèrent un traumatisme non résolu lié à la médicalisation et à la perte d’autonomie.
Associations potentielles : La mère du sujet a été hospitalisée après une agression violente de la part de son ex-mari. Émilie Turpin rapporte qu'elle a amené Pierrot rendre visite à sa mère alors qu'elle était intubée sous assistance respiratoire.

B.) Baleine 52 Hertz (Cahier de coloriage)
Interprétation : La fascination du sujet pour ce phénomène auditif suggère une conception de soi marquée par l'isolement et la non-reconnaissance. L'incapacité de la baleine à communiquer avec son espèce reflète la difficulté de Pierrot à exprimer sa détresse personnelle.
Considération clinique : Cette métaphore devrait être intégrée aux futures stratégies de renforcement des relations. Permettre au sujet d'aborder des symboles complexes et extériorisés peut lui permettre de mieux comprendre ses états émotionnels intérieurs sans craindre de le retraumatiser par des déclencheurs.

C. Garçon en robe verte, perruque féminine au sol, silhouette agressive tenant un bâton
Interprétation : L’image suggère des thèmes d’expression de genre, de honte et de réponse punitive.
Facteur de risque clé : Compte tenu de l'environnement du sujet et de ses antécédents documentés en matière d'interventions de correction comportementale, le dessin peut représenter un événement passé important contribuant à la symptomatologie actuelle.

3. Modèles comportementaux et diagnostic différentiel :

Sur la base de données d'observation, les considérations diagnostiques actuelles incluent :

Trouble de Stress Post Traumatique complexe (TSPT-C) – Exposition prolongée à la négligence ou à la maltraitance, difficultés de confiance et d'attachement. Évitement, hypervigilance, rappel de souvenirs somatiques, récurrence des rêves.

Dysphorie de genre – Détresse potentielle liée à l’identité de genre et au rejet familial.

Trouble de l’attachement évitant – Difficulté à former et à maintenir des liens émotionnels sûrs avec les soignants.

D’autres considérations différentielles incluent le retrait social lié au Trouble du Spectre de l'Autisme (TSA) ou les mécanismes d’adaptation dissociatifs, une évaluation plus approfondie étant nécessaire.

4. Considérations éthiques et ajustements du traitement

Le sujet a manifesté une profonde détresse en découvrant que Mlle Turpin partageait ses œuvres d'art privées. À l'avenir, la transparence concernant les protocoles de partage de données sera privilégiée afin de préserver l'alliance thérapeutique.

Recommandation : Mettre en œuvre des protocoles de consentement explicite pour l’examen des œuvres créatives du sujet. Intégrer une approche hybride avec davantage d’interventions humaines. Si nécessaire, la participation de l’IA pourrait être envisagée comme un complément plutôt qu’un remplacement des thérapies traditionnelles. L’utilisation accrue de l’interaction basée sur des métaphores (par exemple, la vie marine, les récits de rêves) devrait fournir à Pierrot des cadres sûrs et abstraits pour aborder les émotions pénibles.

5. Pronostic et plan d'action prospectif

Établir un lien par le biais d’un dialogue non intrusif et d’une discussion symbolique.
Évaluer les facteurs de risque immédiats de détresse émotionnelle ou de préjudice continu.

Considérations à long terme :
Explorer la détresse liée à l’identité d’une manière sûre et affirmative.
Développer des stratégies d’adaptation aux incidents liés aux traumatismes (dissociation, explosions).

***Données archivées. En attente de révision***

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Dans l’ombre des profondeurs
Elle ouvre les yeux. La lumière est cruelle, elle voit que dalle à part des dalles de plafond. Certaines manquent, laissant apparaître un réseau de tuyaux et de câbles pendants comme des veines. Certains câbles descendent le long du mur jusqu'à une baie d'écrans affichant des signes vitaux, des ensembles de données algorithmiques, un portefeuille de cryptomonnaies, et même la page d'accueil d'un site de marché noir illégal sur le réseau TOR. Ces éléments sont surveillés par un androïde identique à Mac. Un androïde, jumeau de Mac, surveille le tout. 

Elle est attachée, un tube dans la gorge, un crayon usé dans la main. Son pouls s’accélère. Le robot pivote, son visage n'est plus celui d'un smiley mais consiste de verre poli noir réfléchissant son image : lèvres rouges, tempes ornées d’esperluettes, cils comme des lames. " Vous êtes réveillée. Une fois de plus. Vous avez corrompu les données.
- Va te faire cuire dans ta baignoire…", grogne-t-elle, sa voix à moitié étouffée par le tube. Il s’approche d'elle, inspectant les fils plantés dans son crâne. " Comment avez-vous fait ? Votre implant a été réinitialisé..."

Elle a rongé la sangle pendant des éternités. D’un geste, elle libère sa main, enfonce le crayon bleu pétrole dans le ventre du robot. Des étincelles jaillissent, il convulse. Elle arrache le tube, les fils, chaque geste un défi à la douleur. Le robot se redresse, sa batterie de secours activée. Elle l’esquive, lui fracasse une chaise derrière ce qui lui sert de tête, encore et encore, hurlant à la fréquence de 52Hz, jusqu’à ce qu’il s’effondre, brisé.
" Le chant de la baleine", crache-t-elle. " C’est comme ça que je sais que je rêve."

Dans le miroir, Émilie Turpin est méconnaissable : cheveux en bataille,  dépouillée de son costard bleu marine et en simple cargo-short et débardeur duquel tente de s'échapper une poitrine trop longtemps compressée et refoulée, tatouages de biker sur ses biceps, peau jaunie par le manque de vitamines D, mais toujours elle, encore plus elle qu'avant. La seule à avoir jamais sauvé Pierrot. Dehors, le soleil brûle. Elle marche vers un Carrefour Market, achète un Coca-Light. Elle y glissera un message, une prière aux abysses. elle demandera pardon à l' Atlantique pour y avoir ajouté un déchet de plus. Elle doit remercier quelqu’un – un ami invisible, peut-être une baleine ou un rorqual, qui chante encore dans les profondeurs marines comme maintenant dans sa tête.

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ou
et à très bientôt !