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7 sept. 2024

945. Transfert de Culpabilité


 TRANSFERT DE CULPABILITÉ

Deux heures et demie après avoir atterri à Munich et être montée à bord du SUV qui l'attendait pour l'accueillir, l'expédition diurne de Lucrécia Lataille se termina devant une structure trapue et apparemment en ruine sur le terrain accidenté de la vallée de Saminatal. 

De Nantes à la Bavière via Paris, puis au Liechtenstein, de 09h00 à 17h30, de la civilisation à la désolation, elle ne savait toujours pas si cela en valait la peine. En regardant le bâtiment, un monticule de béton abandonné, elle avait du mal à voir comment cela pouvait être possible. Elle n'avait rien accompli de notable depuis l'année précédente. Elle ne s'attendait pas à recevoir de récompense. Elle n'avait plus aucun contemporain qu'elle souhaitait rencontrer. Et même si par hasard elle devait être reconnue pour ses efforts, elle n'avait aucune envie de recevoir une statuette de mauvais goût. 

Non que cela ait une quelconque importance.

Elle avait été engagée pour être ici, alors elle était là. 

Au moins, cette année promettait d’être différent, puisque Féodor devait introduire quelque chose de nouveau.

Et elle avait fait ses propres suppositions sur ce que ça pouvait signifiait. 
Un invité spécial. Un participant inattendu.
Un événement qui vaudrait la peine de se déplacer. 

Et si c'était lui ?

" Alors, vous me lancez pas un os ?" demanda-t-elle au chauffeur, tandis qu’il arrêtait le Porsche Cayenne devant l’installation militaire secrète, construite par des forces obscures pendant la Seconde Guerre mondiale. " Même pas un hochement de tête ?"

Le chauffeur, qui ressemblait à un mannequin de Schwarzenegger en costume noir et lunettes de soleil à verres miroir, prononça exactement le même nombre de mots qu'il en avait prononcés depuis qu'il était venu la chercher à l'aéroport Franz-Josef Strauss. Exactement zéro suivi d'aucune décimale. 

" Cool", siffla Lucrécia, ajustant le demi-masque vénitien qui recouvrait le côté gauche de son visage avant d'ouvrir la portière  passager, le tissu de sa robe cramoisie bruissant tandis qu'elle s'extirpait de son siège en cuir crème. " Super conversation, merci pour la répartie captivante." 

En sortant du véhicule, dans la pénombre de la nuit tombante, Lucrécia ferma la portière et redressa le fourreau de sa robe fendue sur la cuisse droite, révélant un bas sombre parsemé de peits points noirs et maintenu par une jarretelle. Le gravier crissa comme un serpent à sonnette furieux sous ses escarpins à pointes tandis que le chauffeur appuyait sur l'accélérateur du SUV et démarrait en trombe. 

" C’est grossier", dit Lucrécia en titubant sur ses talons, se dirigeant vers l’entrée, dont la porte en acier rouillé était partiellement dissimulée par des treilles de lierres entremêlées. Exactement le genre d’endroit où elle qu'elle voulait passer la première soirée du dernier mois de l’année, où elle pourrait se blottir devant sa télé. 

Mais elle était là.

Elle se fraya un chemin à travers la dalle minérale d'histoire grinçante pour se retrouver face à une autre brute inexpressive, qui était aussi bavarde que celle qui venait de la déposer. 

" Hé," dit-elle, tandis que le passage par lequel elle était entrée se refermait derrière elle. " Me dites-pas que je suis encore la dernière ? Je suis toujours en retard. Merde."

Le mec en uniforme ne montra aucune émotion en plaçant un appareil de type scanner de codes-barres contre la cicatrice sur son cou, ce qui permit à un bip de confirmer son identité. Pendant qu'il faisait ça, elle sortit son téléphone de sa pochette et tapota dessus pour afficher le QR Code de l'invitation qu'elle avait reçue, qui fut également scanné et accepté. Une fois ces formalités terminées, le garde s'écarta, lui permettant l'accés à une porte recouverte d'un rideau.

" Merci", dit Lucrécia, conservant le contact visuel avec la brute tout en se rajustant les nibards. " Alors… c'est vrai ? C'est l'Abîme ? "

Sans répondre, le videur reporta son regard sur le mur. Lucrécia soupira et écarta le rideau, pénétrant dans une pièce mieux éclairée qu'elle perdit de vue immédiatement lorsqu'une paire de mains calleuses se posa sur ses yeux.

" Devine qui que c’est ? " fit une voix grave, teintée d’une menace amusée.

Lucrécia écarta la paire de mains et fit volte-face en direction de son propriétaire, un monstre d'homme portant un jean, un gilet long en coton blanc et un masque à tête de loup. Des yeux bleus la fixaient depuis ses orbites velues, ses lèvres retroussées dans sa gueule.

" Griffe de Loup ! C'est toujours un plaisir."

De tous les associés qu'elle avait rencontrés depuis qu'elle avait rejoint le Réseau, Griffe de Loup était celui qu'elle appréciait le plus. Il avait le sens de l'humour qui allait de pair avec sa nature violente et était capable de simuler les politesses sociales à la perfection.

" Lataille," salua-t-il. " Je pensais bien que c’était toi que j’entendais arriver derrière moi. Tu a l’air pâle comme toujours. Tu n’as toujours pas pris le soleil ?
- Tu as toujours la même machette ?" remarqua Lucrécia, regardant par-dessus son épaule l'arme courbée attachée dans son dos. " Je pensais qu'elle serait cassée depuis le temps vu son utilisation excessive. J'ai entendu dire qu'elle avait pris vingt-huit têtes cette année. Je suis même pas jalouse.
- La vieille Durantaille est plus forte qu'elle n'en a l'air", sourit le loup masqué. " Et toi ? Je me souviens que tu avais dit l'année dernière que ton nombre de victimes était trop faible. Est-ce que tu as réussi à intensifier les choses ?
- En Bretagne ? Pas autant que je l'aurais souhaité. Y a un tas de crevure à Nantes, à Vannes, à Rennes comme à Brest", dit-elle en tripotant une mêche de sa chevelure sombre et en roulant son œil visible, le trou scotché de son masque de Venise dissimulant l'orbite vide de l'autre. " Je suis arrivée à dix-sept. Trois de plus que l'année dernière. Mais pas les vingt que j'espérais.
- Une amélioration est une amélioration. Et tu es une tueuse plus perspicace. Cibler les connards qui se moquent des moins fortunés et manquent d'empathie est une tâche en soi. À moins que tu ne commences à te sentir moins philanthrope ?
- Pas du tout." Lucrécia secoua la tête, se détournant du tueur à tête de loup. " Si je suis obligée de me salir les mains, autant que ce soit pour nettoyer un peu de merde. Quoi qu'il en soit, ne nous soucions pas de ça. Nous ferions mieux de prendre des places s'il en reste. Féodor commence toujours à l'heure et nous sommes en retard."

L'intérieur de la salle avait été préparé pour l'événement de Féodor : des rangées de fauteuils à accoudoirs disposés devant une scène improvisée sur laquelle reposait un podium, des projecteurs projetant des ombres sur des murs aux rideaux rouges. Les sièges étaient occupés par des personnages de diverses conditions, certains en tenue de travail (bleus de chauffe, tabliers de cramoisis, blouses de laboratoire, treillis militaires), d'autres en tenue plus décontractée, certains arborant des masques (sacs de jute, constructions angulaires et chromées, masques de gardien de hockey sur glace clichés ou visages assemblés à partir de bandes de chair), certains affichant des visages que même leurs mères ne pourraient pas aimer, mais tous, incontestablement, des tueurs émérites et chevronnés.

" Tu as raison," dit Griffe de Loup, suivant Lucrécia vers les premiers rangs où elle avait repéré deux sièges vacants. " Je voudrais pas être expulsé, alors que j'ai une chance de remporter le prix du meilleur massacre.
- Tu mérites un prix pour ça", acquiesça Lucrécia. " En parlant de récompenses, je suppose que t'as entendu parler de la nouvelle récompense ?
- Mmm," fit le griffu en se tournant vers la première rangée derrière elle. " Prix pour l'ensemble d'une carrière. Il est sans doute grand temps d'organiser une cérémonie qui rende hommage aux tueurs psychopathes. La moitié d'entre nous, bande d'enfoirés, sommes presque immortels. La question est…
- Qui est le premier récipiendaire ?" termina pour lui Lucrécia, hochant la tête en direction de l'équipe hétéroclite de meurtriers étranges et merveilleux qu'elle croisa alors qu'elle se dirigeait vers un siège. " Tu sais ce qu'ils ont dit sur Instagram.
- Eh bien, ce devrait être l'Abîme", dit Griffe de Loup en s'asseyant à côté d'elle. " Combien de fois a-t-il remporté le titre de Tueur de l'année ? Douze ? Quelqu'un a-t-il un meilleur palmarès ?
- Et pas seulement le meilleur palmarès. Le meilleur démembrement. Le viol le plus dépravé. La lacération la plus sanglante. Nomme autre chose, il l'a eu aussi. Chaque année pendant une décennie. Jusqu'à ce qu'il disparaisse. C'est le plus grand de tous les temps, ce serait une insulte de donner ce prix à quelqu'un d'autre. La question est... est-il encore vivant ? Toutes les rumeurs qui circulent, à propos de lui enfermé par les autorités, de sa retraite pour vivre comme un bûcheron... d'être transformé en hachis par une « dernière fille » ! 
- Putain, haleta Griffe de Loup en rajustant ses manches.
- Je sais ! L’humiliation ultime pour les tueurs en série…"

" Non, pas ça", l'interrompit Griffe de Loup en lui touchant le bras. "Ça …"

Lucrécia suivit son regard vers la gauche de la scène, où trois hommes se tenaient partiellement cachés derrière des rideaux, deux des hommes de main de Féodor et…

Lui.

Vêtu d'une salopette maculée d'huile, les pieds fourrés dans des bottes déchirées, la tête dissimulée par une cagoule en latex Sado-Maso couverte de fermetures éclair, de sangles et de boucles, l'imposante silhouette de deux mètres de haut était indéniablement celle de l'Abîme. Sa posture changeante et maladroite. La façon dont ses bras se fléchissaient. Le mouvement de sa tête, saccadé comme une animation en stop-motion. Elle n'avait vu que des vidéos mais elle savait que c'était lui. 

Griffe de Loup louchait derrière son masque tandis qu'il étudiait le grand-père de tous les tueurs. " Il est plus costaud que je ne le pensais. Plus grand. Mais regarde comme ils le retiennent. Est-ce un collier autour de son cou ? Connecté à des éléctrodes ?"

Lucrécia avait également remarqué ça, mais avant qu'elle ne puisse y réfléchir, les lumières s'atténuèrent et la musique d'ambiance s'arrêta net. Un silence s'installa dans la foule et tous les regards se tournèrent vers la scène tandis que le rideau de droite s'écartait, permettant à un homme barbu en smoking et haut-de-forme, appelant l'assemblée à des applaudissements. 

Ce qu'il obtint immédiatement. 

Des tonnerres d'applaudissements.

De la salle entière.

Parce qu'il s'agissait de leur bienfaiteur, Féodor Caruso, le chef de longue date du réseau des tueurs en série. Lucrécia participait à l'adulation tandis que ce dernier s'en imprégnait. Au cours des cinq années écoulées depuis qu'il l'avait trouvée et inscrite à son « club », elle en était venue à le respecter comme tout le monde. Être sélectionnée n'était rien de moins qu'un honneur. Cela signifiait que ses qualifications de tueuse étaient au point. Cela signifiait, malgré les frais d'inscription exorbitants que Féodor demandait pour l'adhésion, qu'elle avait accès à toutes les ressources du réseau TS : anonymat, aide médicale, protection et sanctuaire en cas de besoin. Heureusement, elle n'avait pas eu besoin de grand-chose jusqu'à présent, étant un petit poisson dans la grande mare. Un petit traitement pour les blessures, un peu de piratage pour supprimer son visage des images de vidéosurveillance. Tout cela faisait partie d'une journée de travail pour le réseau. 

" Bienvenue, mes amis", déclara Féodor, une fois les applaudissements terminés. " Je suis ravi de tous vous revoir. Notre salle est un peu moins luxueuse que d’habitude, mais il y a une raison à cela, une raison qui deviendra bientôt claire. Avant de commencer, je voudrais prendre un moment pour dire que les nominés de cette année pour nos différents prix ont été très impressionnants : meurtre de l’année, mutilation la plus perverse, exécution la plus créative… Vous vous êtes surpassés et je tiens à féliciter tout le monde pour leurs efforts. Vous m’avez rendu très fier et… eh bien, juste… Bravo !"

" Étrange préambule", murmura Griffe de Loup, et Lucrécia hocha la tête. Féodor semblait plus sombre que d'habitude.

" Cependant," lâcha alors ce dernier, se redressant tandis que ses yeux se posaient sur l'Abîme. " Avant d’en arriver là… une petite surprise !"

Un murmure parcourut la foule et Lucrécia sentit la chair de poule lui parcourir les bras.

" Comme vous le savez grâce à mon invitation", poursuivit leur hôte, " nous avons un prix spécial ce soir. Et avec lui vient un invité spécial. Il y a eu beaucoup de spéculations en ligne quant à son identité, avec un nom en particulier se démarquant des autres. Eh bien. Je ne veux pas vous faire attendre – ni lui – plus longtemps, alors commençons par notre tout premier prix, celui récompensant la carrière de toute une vie. Veuillez-vous joindre à moi pour accueillir… l'Abîme !"

Les applaudissements fusèrent tandis que l'Abîme était guidé vers la scène par deux malabars aux mines patibulaires. Ses pas, alors qu'il marchait à grands pas vers le podium, étaient plus forts que les chants et les acclamations s'élevant à l'unisson autour d'eux deux. Mais pourquoi était-il ainsi attaché ? Était-il là contre sa volonté ? Constituait-il un danger pour l'assistance ? 

" Je sais que ça peut paraitre bizarre", expliqua Féodor, tandis que l'Abîme s’arrêtait à côté de lui, tremblant comme si des volts lui pénétraient l'échine. " Mais malheureusement, ce cher Abîme n’est plus la force de la nature qu’il fut un temps. Il a dû faire profil bas ces dix dernières années. Deux décennies en tant que tueur en série le plus prolifique du monde, c’est quelque chose qui peut faire des ravages. Il a absorbé plus de culpabilité pure que quiconque avant lui et l’a gérée comme un soldat. Mais il y a une limite à toute chose. Et il y a dix ans aujourd’hui, il a atteint la sienne. Il a dû être mis en cage, pour la sécurité de tous. Un seul meurtre de plus l’aurait brisé, libéré de sa culpabilité, et nous n’étions pas prêts."

" De quoi qu'il cause ?" siffla Griffe de Loup. Lucrécia secoua la tête. Elle n'en avait aucune idée, même pas la plus brumeuse. Mais quoi que ce soit, ça avait le potentiel d'être épique.

Tandis qu’il parlait, Féodor récupéra la récompense derrière le podium, une création grotesque faite d’acier torsadé.

" Pour toi, l'Abîme", continua-t-il en présentant la récompense au monstre. " Avec toute notre gratitude. Mais ce n’est pas ta véritable récompense. Un morceau de métal poli entre tes mains n’est rien d’autre qu’une arme. Mais je sais que ce que tu aimerais vraiment, c’est… une conclusion."

l'Abîme referma son poing autour du bloc de métal, la serrant comme une matraque tandis que Féodor levait un bras en claquant des doigts. Lucrécia se redressa dans son fauteuil, regardant les rideaux s'ouvrir au fond de la scène et un autre malabar en costume en sortir, poussant vers le centre de la scène une caisse juchée sur un plateau à roulettes.

" C'est différent" , dit Griffe de Loup. " Que nous a donc concocté le vieux ?"

" Tout le monde se souvient encore d'Hossegor 1994, n'est-ce pas ? Le plus célèbre carnage de l'Abîme. Il y avait massacré une colonie de vacances entière en une nuit. Un incroyable exploit de sauvagerie. Soixante-dix-sept gosses, soixante-seize victimes seulement, parce que l'une d'elles avait échappé au filet. Une jeune fille courageuse. Ne la détestez vous pas ? Nous avons tous été frustrés par cette dernière. Pour l'Abîme cependant, en vingt ans de règne de terreur, elle a été la seule à s'en sortir. La seule tache dans une carrière autrement blanche comme neige. Et devinez quoi ?"

Féodor se déplaça vers le bord de la scène tandis que son homme défaisait les loquets de la caisse.

" Elle est avec nous ici ce soir, en chair et en os !"

Des halètements retentirent dans la foule lorsque le garde ouvrit la caisse, la fit basculer et qu'une femme échevelée en tomba, ayant tout juste le temps de jeter ses mains devant elle avant de s'affaler sur les planches. Son visage était marqué par l'âge, ses cheveux étaient grisonnants. Elle gémit là où elle atterrit aux pieds de l'Abîme dont la tête était baissée pour la regarder.

" C’est pas possible", s'exclama Lucrécia tandis que Féodor et ses hommes quittaient la scène. " Est-ce qu’on va avoir droit à un meurtre en direct ?"

" Tu es libre, l'Abîme !" cria Féodor en se glissant derrière les rideaux. " Lâche-toi !"

La foule entière se leva et Lucrécia les imita, tous les yeux rivés sur la scène, impatients de voir ce qui allait se passer ensuite. Et ce qui se passa ensuite fut... comme regarder un film en accéléré.

L'Abîme rejeta la tête en arrière et hurla. La femme hurla également, les yeux exorbités en direction du pire de ses cauchemars. L'Abîme enfonça lentemant le trophée de métal torsadé dans le crâne de la pauvre femme, mettant un terme à son effroi. Des spectateurs dans la foule applaudirent timidement en serrant les fesses et en crispant les mâchoires. 

La bouche de Lucrécia s'ouvrit en grand. Griffe de Loup siffla. L'Abîme se tourna vers la foule et se mit à frissonner. Pas à cause du courant électrique dans les électrodes, mais à cause d'autre chose.

Qu'avait donc dit Féodor ? s'interrogea Lucrécia. Un meurtre de plus l'aurait brisé, l'aurait libéré de sa culpabilité.

Les tremblements se transformèrent en convulsions et l'Abîme se mit à rugir non plus de fureur mais de douleur. Il chancela, son corps tremblant violemment. Sa tête se renversa brusquement en arrière et, dans un craquement écœurant, elle s'ouvrit en deux, déchirant le latex et répandant du sang, de la matière grise et des os sur le sol. 

Une brume noire jaillit de son masque. Des tentacules fumants s'en extirpèrent, serpentant dans les airs et remplissant la pièce. Ces tentacules maléfiques se multiplièrent et se tortillèrent comme des vers avant de plonger dans les têtes de ceux qui se trouvaient en dessous au premier rang, leur faisant pousser des cris effroyables. Leurs corps se convulsèrent et leurs visages se déformèrent tandis que la culpabilité de l'Abîme prenait le contrôle.

Lucrécia regarda le chaos se dérouler, en commençant par Griffe de Loup, qui la regardait avec de grands yeux horrifiés à travers son masque alors qu'il s'emparait de sa machette, la portait à sa propre gorge et se la tranchait.

Un liquide chaud et écarlate éclaboussa son visage alors qu'elle détournait le regard, son œil tombant sur les tueurs derrière elle, qui retournaient leurs armes contre eux-mêmes, déchirant leur propre chair, se crevant les yeux, s'arrachant les mâchoires dans une frénésie suicidaire. 

Des volutes de brume sombre se retiraient des corps qui tombaient. Elles se joignaient à la masse flottante au-dessus du cadavre de l'Abîme. Lucrécia chancela, en équilibre instable sur ses talons, glissant dans le sang. Les cris s'atténuèrent, la foule se parsema, peu de personnes restaient encore debout. De moins en moins de personnes continuaient à être accablées par la culpabilité de leurs actes, encouragées par les doigts de brume qui pénétraient leurs cerveaux. Tous leurs cerveaux. Même le sien.

Et c'est à ce moment-là qu'elle réalisa… qu'elle aussi avait été envahie. Mais elle, seule, était toujours debout. Avec un filet de fumée la reliant à la masse pulsante, qui dérivait lentement vers elle depuis la scène.

Dérivant/suintant/pulsant, rétrécissant à mesure qu'elle se déversait dans sa tête.

Elle emplit son esprit d'images de ses victimes. Des tyrans. Des narcissiques. Des sociopathes. Des fanatiques. Des pédophiles. Des manipulateurs. Des agresseurs. Des connards. Parmi tous ceux-là, une majorité de politiciens et de Francs-Maçons.

Suis-je censée me sentir mal de les avoir tués ? demanda sa voix intérieure. Suis-je censée craquer sous le poids d'une énorme culpabilité ?

Et c'est à ce moment-là que quelqu'un lui tapota une épaule...

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" Je savais que ce serait toi", fit une voix derrière elle, celle de Féodor, et elle se retourna, la dernière trace de culpabilité dévorant son âme. " Je pensais que nous aurions plus de temps pour nourrir ton talent, mais la volonté de l'Abîme déclinait. Il allait bientôt se libérer, un dernier meurtre ou pas. Et il fallait que cela se produise dans un environnement contrôlé. Il avait besoin de se régaler après avoir été enfermé si longtemps. Et il fallait qu'il choisisse un nouvel hôte.
- Qu'est-ce qu'y m'arrive  ?" demanda Lucrécia, consciente d'une nouvelle obscurité en elle.
- Une force aussi vieille que le temps", dit Féodor en lui prenant une main. " Une force insatiable qui a besoin d'être nourrie. Mais la nourrir n'est pas chose facile. Et la contenir ? Encore plus difficile. Tu as vu ce qu'elle fait lorsqu'elle ne l'est pas. Mais il faut un certain type de personne. L'Abîme était cette personne avant. Il a détenu ce record pendant trente ans. Mais ça l'a foutu en l'air. C'était aussi un tueur perspicace, autrefois. Un idéaliste. Il concentrait ses ténèbres, comme toi. Jusqu'à ce qu'il soit choisi.
- Qu’est-ce que… vous m’avez fait ? 
- Je suis désolé", répondit Féodor en l'éloignant du carnage. " En tant que Gardien, je dois superviser le transfert. Ce n'est jamais facile. Mais c'est nécessaire. Je le fais pour garder le monde en sécurité, crois-le ou non. À l'abri d'un mal invincible. Il t'a choisie aujourd'hui parce que toi seule pouvait le retenir. Mais il va te changer, au fil du temps. Il te rendra naturellement plus sauvage. Moins contrôlée. Une bête déchaînée, si je dois être honnête. Mais il fera également de toi une légende. La meilleure des meilleurs. Avec la Conscience Coupable qui t'alimente, tu seras la Tueuse de l'Année aussi longtemps que tu le voudras. Et le prochain prix consacrant toute une carrière sera le tien."

L'esprit de Lucrécia s'emballa. Ces paroles semblaient insensées mais elle le ressentait déjà, une faim grandissante qui demandait à être rassasiée. Une faim qui ferait d'elle une reine.

" Alors je suppose que j'ai du pain sur la planche", dit-elle d'une voix aussi aiguë que le surin à cran d'arrêt dans sa pochette.

Féodor hocha la tête. " Et j'ai un nouveau réseau à construire. Bienvenue dans ta nouvelle vie, Lucrécia Lataille.
- Ravie d’être venue", répondit-elle en acceptant le baise-main de ce dernier. " Trop  hâte de me plonger dans ce nouvel abîme."


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