CHAÎNON MANQUANT
Les beuglantes cacophoniques et saccadées des manifestants baissèrent d'un ton lorsque la lourde se referma dans le dos de Régis. Ses pas résonnèrent dans l'espace tandis qu'il se dirigeait vers l'accueil.
La réceptionniste leva les yeux, ses cheveux raides et noirs de jais coupés en un carré parfait, pas une mèche ne débordant du polygone régulier de sa coiffure ; son tailleur sombre avait l'air de coûter une blinde, probablement plus cher encore que la bagnole à Régis. Elle sourit, ce genre de sourire de faux-derche forcé employé partout par toutes les réceptionnistes des grosses boîtes cotées en bourse sur la Place du même nom.
" Monsieur Sertakis, quel plaisir de vous revoir, votre père a dit que vous passeriez aujourd'hui.
- Ouais," répondit distraitement Régis en se grattant une oreille.
"Mes excuses pour les gueux dehors, ils semblent être là tous les jours maintenant. J'espère qu'ils ne vous ont pas causé de problèmes.
- Pas vraiment, je suppose qu'ils m'ont pris pour un livreur."
Les yeux de la réceptionniste dérivèrent sur ses vêtements, la veste beige usée, les jeans, les bottes éraflées, pas à leur place dans cette endroit réservé aux élites riches et célèbres.
"Je vois," dit-elle.
Les portes de l'ascenseur derrière le bureau émirent un ping sonore, une grande femme en blouse blanche en sortit, ses boucles noires serrées tirées en une queue de cheval sévère. Ses talons claquèrent sur le marbre blanc tandis qu'elle le traversait pour le rencontrer.
"Bonjour monsieur Sertakis, je suis Chloé, je serai votre opératrice aujourd'hui." Elle lui serra la main et se dirigea vers l'ascenseur. "Suivez-moi s'il vous plaît, cela ne prendra pas longtemps, environ quinze minutes pour quelqu'un de votre âge.
- Oh, vous utilisez un booster maintenant ? demanda Régis.
- On pourrait appeler ça comme ça, nous utilisons ce nouveau système depuis un certain temps déjà. À quand remonte votre dernière mise à jour ?
- Eh bien je dirais que ça fait un bail."
Elle regarda la tablette qu'elle tenait. " Vraiment, monsieur Sertakis, huit mois. Nous recommandons aux gens de venir au moins toutes les deux semaines. Pensez à toutes les choses qui pourraient vous manquer à ce moment-là. Nous avons des gens qui viennent tous les lundis matins pour une sauvegarde.
- Je suppose qu'ils ont des week-ends plus excitants que les miens.
- Là n'est pas la question, monsieur Sertakis, il est inutile de conserver vos sauvegardes si elles ne sont pas à jour."
Les portes de l'ascenseur se refermèrent derrière eux, coupant les derniers bruits de la manifestation à l'extérieur.
Le laboratoire était austère, avec des murs blancs et des sols en marbre impeccables, juste un fauteuil inclinable en cuir noir et un bureau avec un terminal au centre de la pièce. Un casque blanc, posé sur le bureau.
" Voulez-vous voir votre avatar avant de commencer ?" lui demanda Chloé.
- Vous devez vous moquer de moi, je l'ai vu une fois quand j'étais gosse et ça m'a fait flipper. Je suis ici uniquement parce que mon père m'a dit qu'il me couperait les vivres si je ne venais pas.
- D'accord, veuillez vous asseoir et nous aurons terminé dans quelques minutes."
Le cuir du siège était doux et chaud, il sentait légèrement l'alcool, comme s'il venait d'être nettoyé au gel hydroalcoolique. Le casque lui agrippa fermement la tête, Chloé baissa l'écran, les images commencèrent à défiler, vacillantes, ses yeux peinant à suivre le mouvement.
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La lumière était aveuglante, Régis plissa les yeux et constata qu'ils étaient déjà fermés. La douleur traversait sa tête, des aiguilles lui perforaient le cerveau, ses poings se serrant et se desserrant, se débattant contre les sangles serrées autour de ses bras et de ses jambes.
" Augmentation de la fréquence cardiaque, cent quatre-vingts. Donnez-lui un cinquante d'Andocalm." dit Chloé en mordant dans son stylo.
La douleur s'atténua et la lumière s'estompae, ses yeux s'ouvrirent, la pièce se brouilla.
" Il revient à lui."
Un visage brumeux apparut devant lui : " Doucement, monsieur Sertakis, vous allez bien, cette confusion est tout à fait normale. Détendez-vous."
Il tenta de parler, mais il sentait quelque chose dans sa bouche, dans sa gorge, qui l'étouffait. Il tenta de l'atteindre en tirant sur les sangles.
Une main se posa sur son épaule : " Détendez-vous, tout va bien. Donnez-lui encore cinquante d'Andocalm.
La pièce s'assombrit ; les bips des machines s'estompèrent.
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Régis s'assit et cria, se serrant le cou, tentant de tirer sur le tuyau qu'il sentait dans sa gorge, se grattant frénétiquement le visage, essayant de l'arracher.
" On te l'a enlevé. Il n'y a plus rien dans ta gorge." Une femme se leva de la chaise de l'autre côté de la pièce. La lumière du soleil provenant des grandes fenêtres passait à travers ses cheveux auburn. Elle traversa maladroitement la pièce, son ventre rond ressortant sous sa robe. Elle se pencha et l'embrassa, ses mains agrippant ses cheveux. " C'est bon de te revoir, mon amour. Même s'il va falloir s'y habituer, tu es plus jeune que moi." Elle lui prit la main et la tint contre son ventre gonflé, " Il m'a donné des coups de pied, je suppose qu'il veut voir son père."
Régis retira sa main, " Qui êtes-vous ?" La question surgit tel un murmure inaudible.
La porte s'ouvrit, Chloé entra, blouse blanche immaculée, tablette sous le bras. Elle avait l'air plus âgée, des taches grises dans ses cheveux, de légères lignes creusant la peau sombre au bord de ses yeux.
" Rebonjour, monsieur Serrtakis, n'essayez pas de parler, cela prendra un certain temps avant que vous ne puissiez parler normalement, nous pouvons gérer la plupart des fonctions, mais nous ne pouvons pas exercer les cordes vocales de nos avatars. Donc, pas plus qu'un murmure pendant au moins une semaine, et certainement pas de chants ou de cris pendant un mois.
- Quoi…?"
Chloé leva une main, "Laissez-moi seulement vous expliquer, nous aurons amplement de temps pour les questions plus tard, vous allez rester ici pendant quelques semaines avant de pouvoir rentrer chez vous. Ceci vaut aussi pour vous, Madame Sertakis."
Régis regarda la femme qui se tenait à côté de lui, celle-ci sourit et s'assit sur la chaise à côté de son lit, lui tenant doucement la main. Il essaya de retirer cette dernière mais ses bras étaient faibles et ne semblaient pas faire ce qu'il voulait.
" La désorientation passera rapidement", l'informa Chloé, " mais vous aurez du mal à marcher et à bouger normalement, les souvenirs de la façon de le faire sont là mais le reste de votre corps ne l'a jamais fait auparavant. Nous pouvons garder vos muscles forts et fonctionnels, mais votre corps doit réapprendre les réactions automatiques et l'équilibre." Elle leur sourit. " Ne vous inquiétez pas pour ça, même si cela peut être nouveau pour vous, nous le faisons tout le temps. Nous avons une vingtaine de personnes par semaine qui reprennent leurs avatars. Surtout par choix, les séniles voulant redevenir jeunes. Mais malheureusement, il y en a trop qui, comme vous, doivent reprendre leurs avatars de toute urgence."
La femme s'assit à côté de lui, lui serra la main : " Tu as été poignardé, Régis, je suis désolée."
Chloé se tenait au pied du lit : " Vous aussi vous avez besoin d'entendre ça, madame Sertakis...
- Anne-Laure, s'il vous plaît appelez-moi Anne-Laure.
- Entendu, Anne-Laure. Régis, puis-je vous appeler Régis ?" Il hocha la tête, " Régis, il faudra un peu de temps pour vous y habituer. Régis, votre Avatar a dix-neuf ans."
Après avoir étudié l'étrange femme qui tenait sa main, il détourna son regard vers Chloé: " Dix-neuf ans ?" murmura-t-il. " Mais j'ai-
- Oui, vous en avez trente-quatre. Votre père a refusé de conserver les anciens avatars une fois que le remplaçant a atteint dix-huit ans. Je suis désolé, mais la politique de l'entreprise est que c'est celui qui est le titulaire du compte qui donne le cap.
" Maintenant, Anne-Laure, ce qui va suivre sera plus difficile pour vous à entendre." Chloé tira une chaise et posa ses fesses à côté d'Anne-Laure, elle prit la main de cette dernière et la tint entre les siennes. " Il n'y a pas de moyen facile de dire cela, la dernière sauvegarde de Régis remonte à vingt-trois mois.
- Hein ? Quoi…? Non… Alors il…
- Il ne vous a jamais rencontrée, je suis vraiment désolée."
Des larmes se mirent à fuiter sur le visage d'Anne-Laure. " Régis," elle lui serra à nouveau la main, " Régis, je t'aime. Tu ne peux pas m'avoir oubliée.
- C'est arrivé juste devant notre immeuble, l'un des manifestants, ils sont devenus de plus en plus violents ces derniers mois, on a essayé de le faire asseoir sur la chaise, mais c'était trop tard." Chloé fit une pause, elle leva les yeux et prit une profonde inspiration. " Cela n'est jamais arrivé à l'un de nos clients auparavant, la plupart des gens sauvegardent régulièrement, quelques semaines ou le temps d'une croisière tout au plus.
- Je n'ai pas demandé ça," croassa Régis.
- Désolée, ce n'est pas ce que je voulais dire. On ne sait pas vraiment ce qui va se passer, les choses ont changé pour vous Régis, votre vie a évolué. Vous avez une belle femme, avec un bébé en route. Mais regardez, vous êtes toujours vous-même." Chloé jeta un coup d'œil à l'écran de sa tablette. " Vous vous êtes rencontrés seulement quelques mois après la sauvegarde, donc les choses qui vous ont fait tomber amoureux en premier lieu seront toujours là."
Chloé se leva, " Prenez le temps nécessaire, parlez-en..." elle sourit à Régis, " ...tranquillement. Apprenez à nouveau à vous connaître. Trouvez cette étincelle qui vous a réunis." Dans l'embrasure de la porte, elle se tourna : " Pourquoi ne commenceriez-vous pas par la façon dont vous vous êtes rencontrés pour la première fois ?"
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Le bâtiment trembla, les tremblements faisant glisser la main de Régis de son appareil déambulatoire. Il s'effondra sur le sol; jambes pas tout à fait prêtes à le rattraper tandis qu'il trébuchait. Anne-Laure se pencha sur lui pour l'aider à se relever.
"Ne l'assistez pas", déclara Sergio. Il était vêtu de ce que Régis considérait comme du 'vert chirurgical'. " Il doit être capable de se relever tout seul, il n'apprendra jamais si vous l'aidez."
Régis leva les yeux du sol, " Nous n'avons normalement pas de tremblements de terre dans ce pays, n'est-ce pas." Il se redressa sur les barreaux de son déambulateur et fit quelques pas chancelants. Le fauteuil roulant près de la porte lui rappelait toujours qu'il avait encore du chemin à faire.
" Pas beaucoup de tremblements de terre, des secousses occasionnelles, mais pas avant longtemps. Ça, c'était un bon baiser de Russie"
Il y eut un bruit de cliquetis dans le couloir.
" Ça ressemblait à… , s'exclama Anne-Laure.
- Des coups de feu," conclut Régis, lui arrachant les mots de la bouche.
La porte s'ouvrit brusquement, un petit homme en bleu de service fit irruption : " Sergio, nous devons sortir maintenant, ils sont entrés par effraction. Ils attaquent les installations dans tout le pays."
Sergio regarda Régis, " Désolé," il courut à travers la pièce et embrassa l'homme en bleu, " Je dois y aller."
Alors qu'ils s'enfuyaient par la porte, l'infirmier cria par-dessus son épaule : " Partez maintenant. Cachez-vous. Ils exécutent nos clients chez eux. Ils ont... " Une volée de concentré de galène désulphuré déchira son corps en le faisant tournoyer.
Anne-Laure cria lorsqu'un homme fit irruption dans la pièce, il était vêtu d'un jean et d'un T-shirt blanc taché de sang. Elle s'avança devant Régis alors qu'il levait son arme, le canon ressemblait à un trou caverneux sur le point de les avaler.
" Écartez-vous, madame !
- Non. Vous devrez nous tuer tous les deux.
- Anne-Laure, pense à notre bébé.
- C'est ce que je fais", répondit-elle.
L'intru la regarda, pointant le canon de son arme. Puis à la vue de son ventre gonflé, le pistolet vacilla, il jeta un coup d'œil dans le couloir, puis de nouveau vers elle. Il baissa son arme et s'enfuit de la pièce.
" Nous devons nous cacher," dit Régis, " si nous sortons, nous sommes morts."
Anne-Laure passa le bras de Régis autour de son épaule et ils traversèrent la pièce en traînant les pieds, la porte du magasin de physiothérapie était ouverte, ils se pressèrent parmi les kettlebells et les tapis. Fermant la porte derrière eux. Dans l'obscurité, avec Anne-Laure serrée contre sa poitrine, la réalisation de ce qu'elle venait de faire pour lui sauver la vie prit racine. Il enroula ses bras autour d'elle, elle tremblait. Ses mains posées sur son ventre, il sentit son bébé bouger, non, il sentit leur bébé bouger. Il sourit tandis qu'elle posait sa tête contre lui.
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Le bâtiment devint silencieux, les bruits de coups de feu s'étaient arrêtés depuis déjà des heures. Le filet de lumière sous la porte du placard de rangement, était passé au gris puis au noir. Anne-Laure glissa des bras de Régis, entrouvrant la porte. Elle se faufila dans la pièce. Régis la suivit du mieux qu'il pouvait, ses jambes vacillant et menaçant de se déformer comme de la guimauve à chaque pas.
Ils enroulèrent leurs bras l'un autour de l'autre et se dirigèrent lentement vers la porte. Le couloir était désert, les corps de ceux qui avaient été abattus alors qu'ils travaillaient gisaient toujours là où ils étaient tombés.
" Où est la police ? murmura Régis.
- Je-je ne sais pas."
La rangée d'ascenseurs était sombre, aucune lueur réconfortante lorsque les boutons étaient enfoncés. Des empreintes de mains tachées de sang et des marques de pustules parsemaient les portes argentées normalement immaculées. La porte de l'escalier était criblée de trous. Anne-Laure tira sur la poignée, la porte s'ouvrit et un corps sans vie s'effondra dans le couloir. Des taches sombres se répandant depuis les trous parsemant sa poitrine.
Anne-Laure se couvrit la bouche en étouffant un cri. Maladroitement, ils enjambèrent l'homme, Régis la relâcha et attrapa la balustrade, il se pencha par-dessus la cage d'escalier pour regarder dans l'obscurité. L'éclairage de secours éclairait faiblement le numéro de l'étage.
" Oh mon Dieu, septième étage," dit Régis. " Pourquoi ces tarés n'ont-ils pas mis la kiné au rez-de-chaussée ?
- Je suppose que les escaliers sont un bon exercice", déclara Anne-Laure. " Et ma voiture est au sous-sol."
- Génial, eh bien, plus tôt on commence à descendre, plus vite on sera en-bas."
Les escaliers semblaient interminables, Régis avait à peine réussi à monter ou redescendre une marche dans la salle de physio, mais les enfiler les unes après les autres le dépassait. Tenter de réfléchir à chaque étape, quels muscles bouger était impossible. Descendre les escaliers est automatique, vos jambes savent quoi faire. Il glissait, trébuchait et retrébuchait à chaque marche. Au bout d'un moment, il trouva plus facile de se pencher par-dessus la rambarde, à moitié suspendu dans le vide et de se laisser glisser vers le bas, ses pieds claquant inutilement sur les marches.
Au sous-sol, ils titubèrent jusqu'aux portes. Anne-Laure s'appuya contre le cadre. Les mains dans le dos, sa respiration laborieuse.
"Arrête, arrête, j'ai juste besoin d'une minute.
- Désolé," dit Régis, "repose-toi un peu, je ne pensais qu'à moi. Je vais chercher la voiture, où est-elle. Au fait, c'est quoi comme bagnole ?
- Attends, tu ne peux pas conduire, c'est encore plus un automatisme que de marcher. Ils te l'ont expliqué.
- Je sais, c'est juste que je déteste être aussi impuissant."
Sa voiture était un break Audi électrique âgé de trois ans, miraculeusement encore en état de marche. La voiture à côté était criblée de balles, le pare-brise s'était effondré, ses occupants affaissés sur les sièges avant. Ils s'assirent et mirent la clé dans le contact, regardant autour d'eux le parking désert.
" Et maintenant ? demanda Anne-Laure.
- Maintenant, on y va, foutons le camp d'ici.
- Non, je veux dire, qu'est-ce qui se passe entre nous maintenant, où allons-nous ? Ça ne fait que quelques jours, je te connais, je t'aime, mais toi tu ne me connais pas.
- Oh," sourit Régis, il tendit la main et la posa sur le ventre d'Anne-Laure, "c'est notre bébé, je sais que je t'aimais, peut-être qu'ensemble nous pourrons retomber amoureux."
Anne posa une main sur la sienne, une larme coula sur sa joue. Elle démarra le moteur, " Où allons-nous maintenant ?
- Pour l'instant, conduis, sors-nous d'ici. Tant que nous ne saurons pas que c'est sûr, nous ne pouvons pas rentrer chez nous." Il rit. " Je ne sais même pas où est notre maison. Je suppose que nous en avons une."
Elle sortit de l'espace de stationnement et se fraya lentement un chemin hors du parking désert. La barrière était brisée, jetée en travers de la voie en face de la rampe.
" Oui, nous avons une maison, nous y habitons depuis un an. Mais tu as raison… On pourrait peut-être aller au pavillon de chasse de mon père. C'est calme, Romorantin, la ville la plus proche est à huit kilomètres, nous pourrions parler.
- J'aimerais ça. Tu viens bien de me dire que ton père avait un pavillon de chasse ?
- Bien sûr que je viens de te le dire, tu y es même déjà venu." Elle lui sourit, serra sa main posée sur son ventre rebondi, " En fait, c'est là-bas que nous avons conçu ce papotte."