Table rase
L'uniforme de la compagnie d'eau minérale brûlait facilement tellement qu'il était cousu de saloperies synthétiques. Julius remuait ici et là le tas de tissu enflammé avec un bout de bois, permettant aux flammes de se répartir convenablement. De sa main libre, il s'envoya une lampée de sa bouteille de rhum arrangé.
Ça avait vraiment été trop fastoche sur la fin.
À peine deux jours plus tôt, il avait garé, comme son frère l'avait fait à Wall Street et son cousin à Singapour, son camion en plein cœur du quartier financier de la City et avait commencé à distribuer les échantillons gratuits. De tels camions avaient également été dispatchés aux quatre coins du monde, dans les quartiers d'affaires et administratifs de la plupart des grandes capitales. Eau vitaminée, c'était marqué sur les grandes bannières flottant au-dessus de ces camions publicitaires. Eau optimisée pour de meilleures fonctions mentales. Les mecs en costards-cravates s'étaient jetés dessus comme des somaliens sur des bols de riz.
La compagnie d'eau minérale avait même fourni à Julius trois hôtesses dont une trans à la peau caramel et au cul hyper bien rebondi regonflé. Jolis tas de chair bouillante recrutés pour faire baver les banquiers et mousser les financiers, les comptables et les représentants du Peuple soudain assoiffés à la vue de ces trous potentiellement bouchables tandis qu'ils sortaient, tels des fourmis prises d'assaut par une bande de tamanoirs, de leurs tours et de leurs immeubles de verre pour leurs pauses déjeuner.
Vingt milles bouteilles distribuées dès le premier jour. "Non, désolé monsieur, une par personne uniquement."
Julius s'envoya une autre lampée de son rhum natal à la santé de sa mama restée là-bas à Basse-Terre. Ça devrait prendre au minimum un mois avant que les premiers symptomes ne se déclarent. Mais déjà maintenant, des milliards de cellules dans des milliers de cerveaux de banquiers avaient commencé à bégayer, à se prendre les pieds dans le tapis de leur production de protéines et de balance chimique. Même si c'était pas encore perceptible sur les cours des plus grandes bourses de la planète.
Le cerveau est un instrument tellement délicat, se dit Julius. Il peut servir à tant de bonnes choses comme à tant de saloperies des plus immondes. Valait aussi bien pour ce tas de furoncles qu'ils oublient jusqu'à qui ils avaient été. D'ici quelques semaines, leurs mémoires seraient aussi blanches que de nouvelles neiges.
Julius termina sa bouteille et la balança dans le tas de cendres.