LA VIE ES UNA TOMBOLA
C'était le jour le plus heureux de la vie de Lucien Lapoisse. Alors qu'il était assis sur le bol de ses toilettes en pensant à ce qu'il était sur le point d'accomplir, il ne pouvait s'empêcher de siffler la joyeuse mélodie de Bamboleo Bambolea. Tandis qu'il tirait la chasse d'eau, il aurait juré avoir entendu du bruit dans la cuisine, mais il l'attribua rapidement au trac, pensant à ce qu'il s'apprêtait à accomplir. Sa vie était sur le point de changer.
Il ouvrit la porte de sa salle de bain et entra dans le couloir. Il ne se souvenait pas avoir laissé la porte de l'appartement ouverte, mais elle était légèrement entrebaillée, alors il la referma puis retourna dans sa cuisine. Il leva les yeux vers le mur à gauche de son placard à vaisselle, où étaient griffonnés de haut en bas des symboles, des lettres grecques et ce qui ressemblait à des équations. Il baissa les yeux sur le gadget attaché à son poignet, qui était connecté à son système nerveux.
Il avait enfin perfectionné le bidule à remonter le temps.
Ça lui avait pris 18 années de calculs einsteiniens sur ses 40 balais de mala vida sur cette planète. Il savait que cela fonctionnerait, mais il savait aussi qu'il ne pourrait pas remonter plus de 17 minutes-chrono en arrière.
17 minutes.
Mais c'était tout ce dont il avait besoin. Cent soixante-seize millions d'euros étaient à la clé comme à sa portée.
Le tirage du loto passait en direct à la télé à 20 heures. Il lui suffisait de mémoriser les numéros gagnants qu'allaient sortir, d'appuyer sur l'interrupteur de son manipulateur temporel, et il se retrouverait 17 minutes plus tôt. Il avait son ordinateur portable allumé, le bon onglet ouvert et prêt à sélectionner les numéros gagnants sur le site du Groloto.
Il était assis devant son ordinateur portable à la table de sa cuisine. Une grande télévision était fixée au mur et réglée sur la chaîne sur laquelle les boules numérotées étaient sur le point de tomber de leur panier tournant. Il regarda, retenant son souffle, l'animateur aux cheveux bleus du loto débiter un monologue empli d'éloges sur le président honni de son pays et ses olympiades.
Il fut légèrement distrait par le son d'une sirène hurlante qui passait, alors il appuya sur le bouton de la télécommande pour augmenter le volume pendant que les boules commençaient à passer les unes après les autres dans la trappe.
" 9 16 18 23 34 et le numéro supplémentaire est le 17 !" annonça le présentateur en se tournicotant une mêche de cheveux entre les doigts.
Lucien ferma les yeux et répéta les chiffres encore et encore à haute voix.
" 9 16 18 23 34, numéro supplémentaire le 17."
Il leva son bras là où que du sang commençait à couler du côté du manipulateur temporel. Il appuya sur l'interrupteur. Un souffle d’air et des étincelles bleues et violettes remplirent la pièce. La chaise sur laquelle Lucien était assis tomba en arrière et l'ordinateur portable tourna sur lui-même sur la table sous la force de l'explosion.
Lucien n'était plus là.
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Au début, il pensa que rien ne s'était passé. Il était toujours assis à la table de sa cuisine, devant son ordinateur portable. Puis il remarqua le sifflement du remplissage de la chasse d'eau provenant de la salle de bain et se souvint qu'il était allé aux toilettes un peu avant huit heures moins le quart. Il regarda l’heure dans le coin de l’écran de son laptop. Il était 19h43 et quelques secondes. Il se pencha immédiatement sur le clavier du portable préréglé sur la page du Groloto afin d'entrer les numéros gagnants.
Ses yeux s'écarquillèrent d'horreur au vu de ce que l'écran affichait :
< Erreur - pas de connexion Internet >
Il hurla un tonitruant " Putain de bordel de merde ! " puis se leva illico pour aller vérifier sa box Internet.
Il n'avait pas prévu que se lever serait si horrible. C'était comme si ses entrailles avaient été réorganisées et il se sentit immédiatement malade. Ses jambes donnaient l'impression d'être en feu et sa tête et le poignet sur lequel se trouvait le manipulateur temporel celui d'avoir été écrasé sous un marteau-pilon.
Il chancela vers le routeur mais toutes les diodes semblaient fonctionner.
Il jeta un œil à sa montre.
19h46
Il devait acheter le billet avant huit heures.
Il y avait un bar-tabac-PMU à deux pâtés de maisons. Il courut vers la porte et l'ouvrit brusquement, sans prendre la peine de la refermer derrière lui et descendit la rue en courant.
Il sentit un afflux de sang lui monter à la tête tandis qu'il parcourait péniblement les trois cents mètres jusqu'au PMU, le dépassant presque alors qu'il se précipitait vers l'entrée du bar-tabac.
Pas de bol, il y avait une file d'attente.
Il passa devant une grande dame aux cheveux blonds coupés courts, à la poitrine monstrueuse et à la mâchoire carrée, vêtue d'un uniforme d'ambulancière, jupe culotte et chemisette beige aux couleurs de l'Ordre de Malte. Elle avait un tatouage représentant une pyramide avec un œil dedans et des serpents entrelacés courant sur un de ses bras musclés. Elle lança à Lucien un regard haineux.
" Je suis désolé, c'est une urgence. Je dois acheter un billet de loterie." s'excusa-t-il.
Elle grogna de colère contre lui. " C'est ce que nous faisons tous, connard. Reprends ta place au bout de la queue avant que je te pète les dents."
Il se dirigea tout penaud vers le fond de la file d'attente, derrière un vieillard maigrelet portant une chemise hawaïenne et un bermuda, qui se retourna et le toisa de haut en bas.
Il jeta un nouveau coup d'œil à sa montre tandis qu'une goutte de sueur coulait de son front.
19h52
Il tenait sa montre dans son champ de vision et comptait les minutes au fur et à mesure qu'elles défilaient.
19h53
L'ambulancière s'éloigna du comptoir avec son billet de Loto en main et le vieux maigrichon avança d'un pas traînant.
19h54
Le temps que son tour arrive lui parut une éternité. Un jeune homme au visage grêlé et aux longs cheveux gras, mâchant du chewing-gum se tenait de l'autre côté du comptoir.
" Un billet de loto s'il vous plaît. Numéros 9 16 18 23 34, numéro supplémentaire le 17". Lucien cercla ses chiffres à la hâte.
Le caissier le regarda puis tapa lentement les chiffres dans son terminal de la FDJ.
"Allez, allez" murmura Lucien dans sa barbe.
Le chevelu lui tendit finalement son billet et lui demanda deux euros vingt. Lucien sortit sa carte bancaire et la tendit au garçon. Cheveux gras secoua la tête. " Désolé mec, en espèces uniquement. La machine à cartes est en panne."
- Quoi?" s'écria Lucien en tendant la main vers le billet, mais ses doigts ne firent qu'effleurer ce dernier tandis que le caissier le retirait en arrière.
" Il y a un guichet automatique de l'autre côté de la rue."
Lucien jeta un œil à travers la vitrine donnant sur la rue animée, troublé et incrédule.
La personne suivante dans la file d'attente était une jeune femme brune avec un bébé souriant saucissonné sur la poitrine. Elle s'avança alors que Lucien se tenait encore là, essayant de comprendre la situation. " Juste un ticket au hasard pour le loto de ce soir s'il vous plaît." demanda-t-elle joyeusement.
Le garçon tapota sur son terminal " Désolé, madame, les billets pour le Loto de ce soir ne sont plus en vente. Le tirage va avoir lieu dans deux-trois minutes." Il lui indiqua l'écran de télévision accroché au mur derrière lui. Le même animateur aux cheveux bleus débitait le même monologue entendu par Lucien dans sa cuisine.
" Eh bien, ne pourriez-vous pas me vendre celui-là que ce monsieur ne peut pas payer ?" proposa la jeune femme en désignant le billet qu'il venait d'imprimer pour Lucien.
" Non, c'est le mien !" faillit s'étouffer ce dernier.
- Pas d'argent, pas de jeu, mec !" lui fit le caissier. " Si vous pouvez pas le payer dans la minute, je le refile à cette dame."
Lucien regarda sa montre qui marquait précisément 19h59.
Il renversa un présentoir de cartes postales alors qu'il sprintait vers la porte et trébuchait sur le trottoir. Son esprit était concentré sur le guichet automatique de l’autre côté de la rue. Il n'y avait pas de file d'attente.
Telle une gazelle, il bondit pour traverser la rue et fut immédiatement heurté de plein fouet par une ambulance hurlante, gyrophare tournant et roulant à toute vitesse. Alors que sa tête heurtait le pare-brise, tout sembla se dérouler comme au ralenti. Il remarqua que la conductrice était la femme avec le tatouage sur le bras qu'il avait rencontrée dans le bar-tabac tandis qu'elle regardait son visage s'écraser contre son pare-brise tel celui d'un gosse sur la vitrine de Noël d'un magasin de jouets.
Son corps s'envola lentement telle une gracieuse ballerine brisée alors que du sang jaillissait de son front. Tandis que son corps tournoyait dans les airs comme un boomerang, le temps sembla presque s'arrêter lorsqu'il vit le caissier à travers la vitrine du magasin remettre son billet de loto à la jeune maman.
Ses jambes heurtèrent le trottoir en premier, s'effondrant sous lui dans une douleur atroce, puis son poignet avec le manipulateur temporel dessus se plia en arrière et s'écrasa violemment contre le béton en émettant des étincelles violettes et bleues.
Finalement, sa tête heurta le sol dans un énorme craquement. Depuis l'étrange angle tordu dans lequel il atterrit sur le trottoir, il eut juste le temps de voir les numéros du loto apparaître sur l'écran de télévision du bar-tabac et put entendre un mélange de sons de bébé qui braille et de la voix d'une jeune femme criant : " J'ai gagné ! J'ai GAGNÉ ! " avant que tout ne devienne tout noir.
Ninon, c'était le nom de l'ambulancière, pila sur la pédale de frein de son ambulance jusqu'à ce qu'elle s'arrête. Elle sauta du siège du conducteur et courut là où que le fou aurait dû atterrir. Elle regarda autour d'elle, perplexe. Il n'y avait personne là où qu'il aurait dû se trouver. Tout ce qui était visible était une faible lueur bleue et violette scintillant dans l’air.
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Au début, il pensa que rien ne s'était passé. Il était toujours assis à la table de sa cuisine, devant son ordinateur portable. Puis il remarqua le sifflement du remplissage de la chasse d'eau provenant de la salle de bain et se souvint qu'il était allé aux toilettes un peu avant huit heures moins le quart. Il regarda l’heure dans le coin de l’écran de son laptop. Il était 19h43 et quelques secondes. Il se pencha immédiatement sur le clavier du portable préréglé sur la page du Groloto afin d'entrer les numéros gagnants.