LES MARQUE-PAGES
Elle déballa son sac et plaça soigneusement chaque article sur sa table de cuisine. Elle avait acheté plus de trucs que prévu, mais certains trésors des puces de Saint-Ouen comme d'autres qu'on trouve sur les Quais de Seine étaient trop précieux à ses yeux pour les laisser passer. Malgré son petit appartement, elle leur trouvait toujours de la place. De nombreux articles avaient juste besoin d’un peu d’attention et d’une bonne maison. C'est ainsi qu'elle considérait ses virées shopping du week-end dans les brocantes comme sur les trottoirs de la rive gauche de Notre-Dame. Sa mère l'avait un jour surnommée "l'Indiana Jane de la chasse aux bonnes affaires" en disant : " C'est comme si que tu cherchais toujours cette rareté spéciale et que tu ne t'arrêteras pas tant que tu l'auras pas trouvée.
- Chaque objet a une histoire, maman," avait-elle répondu. " Rien ne doit être jeté pour le seul motif que c'est trop vieux."
Elle sortit un chiffon en microfibre de sous l'évier de sa cuisine et commença à épousseter doucement ses nouvelles trouvailles. Le dernier objet était un vieux livre de Jane Austen mais loin d'être le plus recherché. C'était pourtant un objet de collection et il était encore en excellent état. Ce dernier ne valait pas une fortune, elle en était consciente, mais c'était néanmoins une excellente trouvaille.
La reliure en cuir vermeil était intacte, même si les pages avaient jauni avec le temps. On avait pris soin de lui, ça se voyait. Tandis qu'elle en essuyait la couverture rigidement cartonnée, beige et damasquinée de petits Cupidons dorés armés de leurs arcs, l'odeur d'années de poussière la fit éternuer et le livre tomba sur la table avec un bruit sourd.
Reniflant les mucosités qui lui emplissaient désormais les narines, elle ramassa le livre et se dirigea vers le petit balcon de sa cuisine donnant sur le canal St Martin. Elle utilisa un pan de sa chemise pour se nettoyer le nez puis elle tint le livre à bout de bras et en fit défiler rapidement les pages afin d'en libérer la poussière. Elle plissa les yeux tandis que le nuage de particules fines s'éloignait. Satisfaite, elle l'essuya à l'intérieur et à l'extérieur, puis le plaça sur un rayon de sa bibliothèque, parmi sa collection de livres personnelle.
Plus tard dans la nuit, ne trouvant pas le sommeil, elle s'installa sur le canapé dans son salon, avec une tasse de verveine, une couverture douillette et le livre récemment acquis. Il était encore tôt et elle voulait en lire un chapitre ou deux avant de tenter de retourner se coucher dans les bras de Morphée. Elle ouvrit le livre, commença à se plonger dedans et fut rapidement captivée par la romance à l'eau de rose.
En tournant la page après le chapitre 1, elle trouva un petit morceau de papier beige, de la taille d'un ticket de métro, coincé entre les pages. Le marque-page beige rectangulaire portait un seul chiffre à la calligraphie pompeuse et tracé à la main et à l'encre de Chine : Le chiffre 1. Il était fermement coincé dans le pli de la reliure et elle ne put parvenir à l'en extirper sans risquer de le déchirer.
" Peut-être que l'ancien propriétaire n'avait lu que le premier chapitre", réfléchit-elle à haute voix avec un sourire. " C'était plutôt bien jusqu'à présent, n'est-ce pas ? Je vous ferai savoir, si j'apprends qui vous êtes, comment que l'histoire se termine.", ajouta-t-elle sur le ton de la plaisanterie. Elle reprit sa lecture.
Après le chapitre 2, elle tomba sur un marque-page similaire avec le numéro 2 calligraphié dessus dans le même style. Elle fit défiler les pages jusqu'à la fin du 3ème chapître, et immanquablement elle tomba sur un 3ème marque-page avec le chiffre 3. Ces marque-pages étaient amusants au début, mais maintenant ils devenaient de plus en plus une distraction et elle décida de tous les supprimer du livre.
" C'est mon livre maintenant", déclara-t-elle, une pointe d'agacement dans la voix. " Je veux en profiter à ma façon."
Une partie d'elle-même détestait le faire, mais elle récupéra sa paire de ciseaux à cuticules dans sa salle de bain et les utilisa pour extraire en les découpant soigneusement les marque-pages afin de ne pas endommager les pages. Elle feuilleta les chapitres et coupa tous les signets ennuyeux sans y prêter beaucoup d'attention. Passés les trois-quarts de l'épaisseur du livre, elle disposa les marque-pages dans l'ordre sur la table basse et remarqua qu'ils commençaient à former un message :
1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - PRÊTE - OU - PAS - J' - ARRIVE - MAINTENANT; les lettres des mots écrites en colonnes verticales à la mode chinoise..
Elle s'assit sur le canapé et relut le message épelé par les marque-pages. Cela devait être une sorte de blague. Quelqu'un à l'esprit tordu n'ayant aucune connaissance de la rareté de cet ouvrage avait inséré ces petits morceaux de papier dans le livre. Dans une pièce de collection en plus ! Elle devenait de plus en plus en colère en pensant aux marque-pages et décida qu'elle rapporterait le livre chez le bouquiniste des Quais de Seine dès le lendemain et en parlerait avec le vendeur. Soudain, la lampe de sa table basse s'éteignit, plongeant la pièce dans l'obscurité.
" Qui est là ?" cria-t-elle, la voix tremblante.
Le silence était assourdissant. Elle chercha son téléphone sur la table basse et l'utilisa comme lampe de poche pour scanner la pièce. Son regard revint au livre. Il était épais et en retirant les marque-pages elle n'avait atteint que le chapitre 16. Et s'il y en avait d'autres ?
" Non," elle se leva précipitamment du canapé et se dirigea vers sa cuisine. En s'éclairant de son smartphone, elle fouilla dans ses tiroirs jusqu’à dénicher une enveloppe. Elle regarda par la vitre de son balcon vers la rue en contrebas et les lumières des immeubles parisiens se reflétant sur les eaux sombres du canal. La nuit était calme et tranquille. Revenant lentement dans le salon, elle se dirigea vers la porte d'entrée de son appartement et regarda par le judas. Le couloir était vide. Expirant un souffle qu'elle ne réalisait pas qu'elle avait retenu, elle retourna vers son canapé.
Agenouillée sur le sol, elle poussa les marque-pages dans l'enveloppe. Mais en regardant le livre, elle ne put s'empêcher de se demander s'il n' y en avait pas d'autres dans le bouquin. Elle s'assit sur le canapé en tenant son smartphone entre ses genoux.
Les mains tremblantes, elle fit défiler les pages à contrecœur jusqu'à la fin du chapitre 17. Là, elle trouva un nouveau marque-page. On y lisait : OUVRE. Elle le découpa soigneusement. Arrivée à la fin du chapitre 18, le signet disait : LA. Les petits ciseaux le cisaillèrent. En feuilletant lentement jusqu'à la fin du 19ème et dernier chapître du livre, elle posa sa main sur le dernier marque-page, ne voulant pas le lire. Prenant une profonde inspiration, elle expira et retira sa main : PORTE.
Claquant le livre, elle le poussa de la table et le fit tomber au sol. L'enveloppe tomba aussi de la table et les marque-pages s'éparpillèrent sur le tapis. Son téléphone tomba également par terre et sa lampe intégrée s'éteignit, la laissant une fois de plus plongée dans l'obscurité. Blottie sur le canapé, elle s'enveloppa dans sa couverture, se cachant le visage jusqu'au ras des paupières.
"Ce n'est pas drôle !" cria-t-elle. "Pourquoi avez-vous gâché ça ? Ce livre est un objet de collection ! J'essaie juste d'en profiter. Et ce n'est même pas un livre d'horreur, juste une petite romance à l'eau de rose avant d'aller me coucher", gémit-elle.
Et c'est
à cet instant précis qu'une tête de hache ensanglantée traversa en le fracassant avec une violence inouïe le milieu innocent de sa porte d'entrée...
-----o-----