L'EFFET MIROIR
Notre parrain à tous, Marlon Brando l'avait bien compris. Il comprenait le métier. Il n'était pas apprécié par ses coéquipiers. Ils l'avaient qualifié de "frustrant", d' "imprévisible", de "compliqué", de "difficile" et de tout plein d'autres noms d'oiseaux psychopathes dont j'ai du mal à me souvenir.
La myopie était le trait commun parmi les personnes ayant travaillé avec lui. Ils ne pouvaient pas voir au-delà de ses subtilités. Mais leur pire péché avait été de ne pas comprendre que l’art exige des sacrifices. Moi, je l'avais compris. Je l'avais parfaitement compris. Comme Brando, j’étais un artiste au sens propre du terme. Tout comme Brando, je serais incompris au début, mais cela n’aurait finalement aucune importance. Le problème, c'est que Brando n'avait jamais même pensé à faire ce que j'allais faire. Personne ne l’avait jamais fait.
À part peut-être Alec Baldwin.
Il y aurait des questions. Les gens se poseraient des questions, s’attendraient à un acte criminel, inventeraient divers scénarios. La police enquêterait et découvrirait rapidement que c'était moi qui avait remplacé l'accessoire par une vraie arme. Ils m'arrêteraient tôt ou tard et je ne résisterais pas.
Mais les gens, oh, les gens m'aimeront, pensais-je. On dira que ça aura été le spectacle le plus brillant, le plus beau qui fut jamais mis en scène. Que ce ne fut pas qu'un spectacle. Que ce fut une révolution. Comme Brando, je serai le pionnier du show business. Je serai la prochaine grande star.
Mais tout ça prendrait du temps. Je le savais. Dans ma tête, je voyais déja les gros titres :
« L'acteur de la Comédie Française tue sa co-vedette »
« Une véritable arme à feu à la Comédie Française mène à une mort tragique ».
« Folie ou consécration ? Meurtre sur les planches »
Je pouvais déjà voir des centaines de titres, chaque article approfondissant les raisons. J'imaginais tout le monde s'interroger et discuter de mon état mental. Quelqu'un pigerait. Quelqu'un comprendrait que ce que j'avais fait n'était pas un simple cri de colère. Que j'avais pavé la voie à quelque chose de nouveau. Un divertissement absolu qui avait demandé un dévouement total et indéniable. Je serais comparé à ces gens qui avaient tiré en légitime défense sur leurs agresseurs devant un tribunal. Les gens comprendraient ça. Les gens non seulement me pardonneraient, mais me loueraient. Je serais condamné à une peine avec sursis au motif que le crime avait été justifié. Le tribunal dirait que le meurtre avait été kasher. Que l’impact sociétal positif l’emportait sur le meurtre que j’avais commis.
J'étais debout hors scène, réfléchissant et regardant mes gouttes de sueur s'infiltrer dans les fissures du parquet. Je sentais les tapes flatteuses dans mon dos. J'entendais les louanges creuses venant de gens qui me méprisaient. Cela avait dû être pareil pour Brando, pensai-je à ce moment-là. Entendre les acclamations et les bravos des autres acteurs après la performance parfaite, puis les voir lui lancer les mêmes regards ignobles et déverser des chuchottements de merde dans son dos dès le lendemain.
" C'était absolument parfait, mon pote!" entendis-je derrière le mien. C'était Bertrand. - " Tu es vraiment prêt pour le grand soir de demain," précisa-t-il en m'attrapant par l'épaule. Son visage se tendit d'un faux sourire.
" Je n'ai jamais été aussi prêt pour une première de toute ma vie", lui répondis-je en souriant. Je vis son sourire s'estomper à la vue des gencives de mon ratelier. Elles étaient en état de décomposition avancée. Je les avais laissées pourrir juste pour ce spectacle. Je m'étais laissé aller juste pour ce rôle. J'avais pris du poids, j'avais arrêté de me brosser les ratiches. J'étais devenu une crasse ambulante et cradingue. J'étais devenu le mari pue-de-la-gueule dont aucune épouse ne voudrait, et qu'elle devait absolument tromper s'il lui restait un tant soit peu d'amour propre.
Bertrand tenait le premier rôle masculin. Dans une scène par ailleurs très cliché, j'étais censé faire irruption dans mon appartement et le retrouver en compagnie de ma femme, une main autour de ses reins, l'autre se balladant à l'intérieur du bonnet gauche de son soutif. Je devais lui tirer une balle dans le ventre, mais j'ai dit à Jean, notre réalisateur, qu'il valait mieux lui tirer une balle dans la tête. Bertrand avait quelques lignes, quelques derniers mots à dire avant de s'écrouler sur les planches. J'ai dit à Jean que cela n'aurait pas autant d'impact. Que cela priverait cette scène cruciale d’un facteur choc. Le réalisateur fut d'accord avec moi. Les gens se souviendraient plus tard que c’était moi qui avait suggéré ce changement. Que j'étais humain, après tout, et que je ne voulais pas que Bertrand souffre inutilement. Je ne voulais pas non plus que quiconque se rende compte que quelque chose n'allait pas pendant la scène. Avec une bastos dans le bidon, il crierait de douleur et, pire encore, il serait incapable de sortir sa dernière réplique.
" C'était majestueux !" Une autre tape et un demi-câlin de Jean, notre homo de réalisateur. Il m'aimait. C'était un véritable artiste, tout comme moi. Il avait apprécié que je repousse les limites. C'était un excentrique. Il apportait souvent des modifications aléatoires et spontanées à ses pièces, mais j'étais toujours d'accord avec elles. Il aimait aussi quand j’improvisais. Lors de la soirée d'ouverture d'un des spectacles, j'avais été censé simuler un coup de poing mais j'avais frappé pour de vrai un membre de la distribution. Je ne l'avais pas seulement frappé, je l'avais carrément assommé et accessoirement, je lui avais aussi pété l'arête nasale. Je l'avais planifié depuis longtemps et j'avais suivi des cours de boxe pour me préparer à cette scène. Le halètement du public à ce moment-là m’avait fait bondir d'au moins un mètre au-dessus de la scène. J'avais été divin. Et Jean l’avait reconnu par la suite. Il m'avait compris. Il avait vu cette chose en moi qui me rendait spécial. J'étais spécial. Je m'étais libéré des normes et des contraintes des gens ordinaires. L'art m'avait libéré. J'avais toujours poussé ses limites de plus en plus loin. Il y avait une pièce où mon personnage était censé jeter du vitriol sur la gueule d'un autre acteur. J'avais suggéré que nous utilisions le véritable acide plutôt que de la flotte, mais Jean avait rejeté mon idée et avait traité ma proposition comme une blague de mauvais goût. C'était une erreur. Je n'aurais jamais dû lui en parler. J'aurais dû le faire comme je l'avais senti, comme je l'avais fait avec mon direct du droit.
Je traversai les coulisses et sortis du théâtre. Je me tenais près de la porte d'entrée des artistes et j'allumai une cibiche. J'absorbais tous les bruits qui frappaient soudainement mes oreilles. Des klaxons de voiture sur les trois autres côtés de la Place Colette, des bruits de passants, un sifflement de vapeur provenant d'un tuyau fissuré.
J'ouvris les yeux et ne vis rien d'autre que le panneau publicitaire annonçant la pièce de demain. Mon visage était dans le coin inférieur gauche de l'affiche. Rond et pale avec des joues rougies, un double menton et peu ou pas de mâchoire. Celui de Bertrand était au centre. C'était le visage à un million de dollars. Le visage d'un homme né pour la gloire. Une seule mèche de cheveux épais tombant sur ses yeux bleu ciel. Des pommettes saillantes et une mâchoire si pointue qu'on aurait pu s'en servir de pic à glace. Il ressemblait à une star et se comportait déjà comme telle. Dommage, ai-je pensé.
J'inhalai la dernière bouffée et je jetai la cigarette dans les égouts. Je ne pris pas la peine d'étudier le troisième visage en bas à droite de l'affiche. C'était le visage d'une femme qui jouait le rôle de ma femme, si dépourvue de talent que ça faisait physiquement mal aux yeux de la regarder. J'ai craché par terre et j'ai descendu la rue. C'était plein de vie, les gens marchaient à des rythmes différents, discutaient dans différentes langues, riaient, admiraient, prenaient des photos avec leurs smartphones, s'imprégnaient de l'épicentre du divertissement parisien.
Je quittai la place et empruntai la rue du Faubourg St Honoré. Je pénétrais à La Civette pour m'acheter des clopes. La brise froide venant de la climatisation au-dessus des portes me frappa le visage comme une brise océane. Je restai là un moment, respirant l'air synthétique, avant de m'approcher du comptoir.
" Deux paquets de Marlboro light", dis-je et je me figeai à la vue de la caissière. C'était une jolie blonde d'une vingtaine d'années, qui mâchait du chewing-gum. Ses pupilles s'élargirent à ma vue. Ses épaules se tendirent. J'admirai son cou recouvert de peau pâle et laiteuse. J'avais envie de le mordre. Elle le savait et se retourna afin d'atteindre l'étagère du milieu pour attraper mes clopes. Je scannai ses formes de haut en bas. Elle se tourna de nouveau vers moi et me regarda dans les yeux. Elle les déplaça rapidement vers la caisse et fronça les sourcils. Sa mâchoire se tendit. Je pus la voir s'effondrer sur elle-même. J'arrêtai de me lécher les babines et je lui dis que je paierais en espèces. Je posai la thune sur le comptoir et je laissai ma main s'attarder dessus pour voir qu'est-ce qu'elle allait faire. Elle attendit que je la relève et s'empara rapidement des trois billets de cinq. Je tendis la main mais elle déposa ma monnaie sur le comptoir. Je souris intérieurement. J'avais adoré cette partie.
" Je ne t'ai jamais vue avant", lui dis-je en plongeant mes yeux dans les siens et en souriant, la bouche fermée pour cacher mes chicots caramélitartés.
" Je suis nouvelle. Je viens juste de commencer, me répondit-elle d'un ton patient.
- Et ça te plaît pour l'instant ?
- C'est juste rien qu'un boulot.
- Oh, allez. Avoue que c'est plaisant de travailler en plein cœur de Paris au milieu des nantis et des artistes qui les divertissent....
- Souhaitez-vous prendre autre chose ? elle me craqua finalement.
- Ton 06 je veux bien. Ça te dirait pas, un petit verre de temps en temps ?
- Monsieur", commença-t-elle, et j'ai immédiatement réalisé à quel point le poids supplémentaire et le manque de soins personnels m'avaient vieilli. J'étais probablement presque pas plus vieux que dix ans de plus qu'elle. — " J'ai un petit ami et si ça ne vous dérange pas, j'ai quelques articles à réapprovisionner.
- D'accord, d'accord, je comprends", dis-je en fouillant dans ma poche. — " Et si toi et ton petit ami souhaitez venir à la première de demain à la Comédie Française, je vous offre les billets. On en a deux par artistes et je n'ai personne à qui donner les miens de toute façon, alors…" Je plaçai les deux sur le comptoir et les poussai dans sa direction.
Et ce fut tout. J'attendais ce moment. Je l'avais imaginé depuis tout le temps quand j'étais seul. Le moment de confusion. Le regard déçu d'avoir inventé son faux petit-ami. Comment qu'elle devait regretter de m'avoir esquivé comme ça. Comment qu'elle était sur le point de dire que ce n'est pas si grave et voici mon numéro, et que diriez-vous d'aller prendre ce verre tout de suite, j'ai une pause à cinq heures, non mais quelle étourdie, non mais vous savez quoi, en fait il est déjà passé six heures, que diriez-vous d'aller quelque part nous prendre ces verres tout de suite, Oh j'ai une super idée, encore plus mieux bien mieux que l'autre, que diriez-vous d'aller les boire chez vous...
" Non, merci, sans façon. C'est pas du tout notre truc. Excusez-moi," me fit-elle et elle se dirigea vers l'arrière-boutique.
Je suis sorti du bar-tabac et j'ai compté jusqu'à dix. Je me souviens des ongles enfoncés dans la paume de mes mains. La douleur de ma mâchoire serrée si fort à l'idée que je n'en étais pas encore là. Je me suis privé de la concentration dont j'avais besoin pour mener à bien le projet d'un moment de plaisir.
Plaisir. Bon. Plutôt de la gêne. Mais il y a de la liberté là-dedans. Ce doux arrière-goût d’être humilié et rejeté. La prise de conscience que la vengeance est à l’horizon parce que vous savez non seulement ce que vous êtes destiné à être, mais aussi parce que vous avez un plan clair et la détermination pour le mener à bien.
Le lendemain, nous avons fait deux autres répétitions. Jean était inquiet. Il était partout à la fois. Ce n'était pas inhabituel, mais il y avait quelque chose chez lui qui rendait le casting tendu. Il montait sur scène, au milieu de la scène, pour réparer les rideaux. Déplacer légèrement le vase sur la table vers la gauche. Il revenait cinq minutes plus tard pour le déplacer à nouveau vers la droite.
Nous pouvions l'entendre crier après le gars des lumières et lancer divers ordres. Il a continué à se comporter ainsi jusqu'à ce que nous arrivions finalement à l'heure du spectacle final. Il s'est calmé dès qu'il a entendu les premiers rires et halètements du public, tous survenant lorsque j'entrai sur scène. Jusqu’à présent, ma performance était impeccable. C'était impeccable. C'était impeccable. J'étais en train d'écrire l'histoire. Chaque ligne, chaque mouvement serait analysé tout au long de l’histoire.
Juste avant le dernier acte, je suis allé dans les coulisses, dans la salle des accessoires, et j'ai échangé les armes. Je faisais du tir depuis un an et j'en avais acheté un vrai il y a une semaine. Un Glock 17, copie parfaite de l'accessoire de théâtre, sinon légèrement plus lourde. J'ai chargé puis introduit le chargeur, je me suis assuré que la balle était dans la chambre et que la sécurité était désactivée, de sorte que tout ce que j'avais à faire était d'appuyer sur la gâchette le moment venu. Je me suis facilité et félicité de la tâche. Je voulais surtout pas de foirage, ce qui aurait pu mettre un frein à ma carrière.
Je suis sorti pour fumer rapidement. J'étais calme. Recomposé. J'étais prêt à tuer Bertrand. J'ai regardé mes mains et je vis qu'elles étaient stables jusqu'à ce que j'entende une forte déflagration derrière moi. C'était Jean qui venait de claquer la porte. Il courut vers moi et m'attrapa par le col.
" Je sais !" il me cria-t-il en m'attirant à lui. Ses pupilles étaient dilatées et des larmes coulaient sur ses joues. - " Pourquoi tu ne me l'as pas dit avant ?"
- T'avoir pas dit quoi ?" Dis-je entre mes dents.
- C'est la scène la plus galvaudée qui soit !" cria-t-il encore en me secouant comme un prunier. — " Tout le monde fait ça ! Tout le monde ! Oh, comment ai-je pu être aussi stupide ! " continua-t-il à crier en s'agenouillant et en se cachant le visage entre les mains. J'aurais presque pu l'entendre pleurer si je m'étais nettoyé les oreilles un peu plus régulièrement.
Les portes claquèrent à nouveau et je vis Bertrand se précipiter vers nous. Il me regarda même pas.
" Jean, qu'est-ce qui se passe ?"
- Rien du tout ! Tout ça !
- Rien ou tout ça quoi ?
- La fin !
- Oui, ben qu'est-ce qu'elle a, la fin ?
- Tout le monde fait toujours ça ! Tout le monde !" Il arrêta de pleurer et se jeta sur Bertrand, l'attrapa par le col de sa chemise et le gifla au visage. — " Vous deux, vous saviez que ça faisait cliché ! Tu trouves ta femme en train de baiser et tu tues son amant ! " Il le dit en nous montrant Bertrand et moi : " Je change tout. Bertrand, c'est toi qui vas lui tirer dessus !"
Je manquai de suffoquer.
" Oh non, Jean, l'intrigue est géniale telle quelle, tu n'as pas besoin d'apporter de modifications maintenant. Ne sois pas si pressé ", je le suppliai.
- En fait, je pense que ça marcherait au poil," dit Bertrand et Jean éclata de rire. À partir de ce moment-là, je ne pus plus entendre ce qu'ils disaient. Tout devint flou. Je les entendais comme si que j'étais sous l'eau. Jean me montrait du doigt, puis Bertrand, nous disant probablement quoi faire et quelles lignes utiliser. Je vis Bertrand hocher la tête. Je vis Jean applaudir et rentrer à l'intérieur. Je sentis une tape sur mon épaule et je vis Bertrand disparaître derrière la porte.
J’avais des milliers de pensées qui me traversaient la tête. Ce serait peut-être encore mieux, pensais-je. Il me tirera dessus et je survivrai. Ensuite, j'avouerai que c'est moi qui avait changé d'arme et que je l'avais fait pour le spectacle. Que je l'avais fait pour l'art. Que je voulais que ce soit réel. Pour montrer à quel point j'étais dévoué à mon métier. Puis je me souvins de ce que j'avais suggéré à Jean et je m'effondrai au sol. Je réalisai que je n'en sortirais pas vivant. Que c'était moi qui avait dit de viser la tête plutôt que le ventre, et que maintenant ce serait Bertrand qui allait trouer la mienne.
Non, je ne partirai pas comme ça. Je suis un révolutionnaire, pas un martyr, pensais-je à ce moment-là. Je me précipitai à l'intérieur de la salle des accessoires. L'arme était toujours là. J'en sortis le chargeur et me le fourrai dans une chaussette.
Le prochain truc que je sais, c'est que j'enfonçai la porte de chez moi et que je trouvai ma femme, à poil dans mon lit, avec son amant. Je me souviens d'avoir crié. J'ai entendu des halètements venant du public. J'ai vu le canon de l'arme, les lèvres de Bertrand bouger. Et puis, j’ai senti cette prise de conscience adoucir mes jambes. Je me souviens m’être dit que ce n’était pas ainsi que les choses étaient censées se dérouler. Puis j'ai vu le flash de lumière juste avant que tout ne devienne tout noir.