LA GRAVITÉ DE LA STATION DEBOUT
Je pense que ça avait commencé à se produire il y a longtemps, petit à petit, mais je l'avais pas remarqué avant ce matin là.
La gravité était morte.
Comme le Tsar de la Grande Russie. Et toute sa sainte famille.
Ou versi-versa.
Hier, c'était juste la petite boîte à musique d'Anthony – un cube à damier noir et blanc et un bouton de la taille de l'ongle de mon petit doigt pour jouer 'Two people in a Box' de Stephan Eicher – flottant à quelques centimètres au-dessus du bureau d'écolier de sa chambre. Aujourd'hui, c'était moi.
Je me suis réveillé et je me suis retrouvé en lévitation. C'est pas comme si que c'était aussi amusant que l'artiste Copperfield voudrait bien nous le faire croire. Ça ressemblait plus à une possession démoniaque qu'autre chose si vous voulez mon avis. Mon chat flottait devant ma tête, tout aussi confus : il devait penser qu'il ne lui restait pas plus de quatre vies à ce moment là.
Ma chambre était toute en l'air avec moi, un véritable bordel mais sans les professionnelles pour faire le ménage : livres, cartable, figurines. Mon lit aussi, nom d'une pipe.
Je nageai d'un air groggy vers mes meubles flottants, m'accrochant à une chaise, sans doute possédée, pour me redresser. Ma tête était lourde. Je me sentis mal. Désorienté. Même l’effort d’émettre un son était éreintant. Je fermai les yeux, avalai une gorgée de ma propre salive et m'aplatis contre les murs de ma chambre. Je me suis approché du robinet de ma salle de bain, désespéré de chasser ce cauchemar.
L’eau jaillit vers le haut. Mais pas comme ils tentent de nous le faire croire dans les films truqués de la Station Spatiale Internationale made in Hollywood, avec des bulles d’eau qui flottent en l’air. En dépit du bon sens, c'est le cas de le dire, elle coulait vers le haut en jet bâton direct en direction du plafond comme elle le ferait si vous cliquiez sur la photo d'un robinet ouvert à fond et que vous la retourniez cul par dessus tête.
Comme si que la gravité s'était inversée. Newton se retournerait littéralement dans sa tombe à essayer de choper sa pomme fuyant vers le firmament telle une fusée.
J'ai haleté lorsque le jet d'eau a frappé mon visage, remontant jusque dans mes narines. Je m'éloignai et me retournai dans la nouvelle position debout, les pieds au plafond dans une flaque d'eau accrochée là . Il y avait de l'eau dans mon nez, dans mes yeux, sur mon visage, et je...
Je sentis progressivement les battements dans ma tête s'atténuer comme si je venais de redescendre avec succès de l'arbre de chez nos voisins et de rentrer chez moi en un seul morceau, les poches remplies de cerises et le menton barbouillé de jus d'une poignée de ces dernières. Je poussai un soupir bancal. Je me suis regardé dans le miroir. Les Beatles me regardaient depuis mon T-shirt imprimé. Pourquoi est-ce que je portais le T-shirt de mon grand frère avec ces quatre innocents et leurs sourires idiots leur traversant la gueule tels de vilains épars ? Pouah et beurk à la fois.
"Maman?" J'ai appelé en bas. Pas de réponse. " Maman ! Papa?"
Personne ne répondit. Une pensée terrible me vint soudain à l’esprit. Si... si la gravité s'était inversée, est-ce qu'on allait pas tous être entraînés vers le ciel ? Et puis où ? Oh mon Dieu, qu'allait-il arriver aux ballons météos ? Avaient-ils déjà quitté l'atmosphère ou juste éclaté comme des bulles d'eau imbibées de Paic Citron ?
Rien ne semblait réel. L’air était lourd. Comme si que je traversais quelque chose de visqueux. J'ai regardé les murs de ma chambre, les affiches de Linkin Park, à l'envers selon ma nouvelle perspective. Les affiches… non mais attendez une petite minute, je n'avais pas d'affiches de Linkin Park. Merde alors, je n'étais même pas dans ma propre chambre. Pourquoi diable m'étais-je réveillé dans la chambre de mon frangin ? Comme si tout ça n'était pas déjà suffisant pour me donner un anévrisme du côté de la cervelle, les affiches semblaient… plus loin dans mes souvenirs qu’elles auraient logiquement dû l’être ? C'était étrange de pouvoir passer mes doigts dessus et sentir le papier glacé.
C'était mal de pouvoir ressentir des choses. Oh mon Dieu, étais-je mort ? Oh my Gooood...
J'ai appelé mon frère aîné. " Anthony ? Anthony, est-ce que t'es là ?!”
Nom d'un petit bonhomme, pourquoi que personne ne me répondait ? J'ai attrapé le cadre de la porte et me suis carapaté de sa chambre. M'accrochant à la rampe comme si que ma vie en dépendait, je me suis hissé, c'est le cas de le dire, jusqu'au rez-de-chaussée. J'avais besoin de toute urgence de resserrer le cordon de mon pyjama de peur que la gravité inversée me le remonte jusqu'aux chevilles avec ses griffes.
En bas, j'ai vu mes parents, eux aussi flottant dans les airs. Le salon était plus sombre que dans mes souvenirs. Le temps semblait couvert, même si le soleil brillait toujours dehors.
"Bonjour?" J'ai crié : " Maman, qu'est-ce qui se passe ? Maman ? Maman!"
J'ai vu ses yeux se tourner vers moi. Fatigués. Ses lèvres bougèrent. Elles façonnaient mon nom. Elle disait quelque chose. Mais je ne pouvais pas l'entendre. Elle n'arrivait plus à me joindre.
Tout autour de nous, trois humains flottants, je vis les affaires d'Anthony suspendues dans les airs. Qu'est-ce que c'était que c'te binz? J'ai vu ses chaussures de sport planer au-dessus du paillasson toujours scotché au sol à la colle néoprène, et sa veste, toujours accrochée à la patère derrière la porte. Son oeuvre d'art faite de macaronis – quelque chose qu'il avait réalisé quand il était à la maternelle il y a quatorze ans et qui était fièrement exposé sur le réfrigérateur depuis aussi longtemps que je me souvienne – avait commencé à tourner dans le sens des aiguilles d'une montre pour s'adapter à la nouvelle norme de gravité.
"Où est Anthony ?" je demandai en me tournant vers mon père. Anthony avait quatre ans de plus que moi.
J'ai commencé à paniquer. J'ai rempli mes poumons d'air et je criai : " ANTHONY— "
Je m'arrêtai brusquement lorsque je sentis une main sur mon épaule. J'aurais presque pu pleurer à cette sensation. Une main. Une vraie main chaude qui ne semblait pas coincée et immobile et qui faisait du bruit en frottant contre le syntho-coton de mon T-shirt.
Je me suis retourné pour faire face à Anthony.
Et mon nez a heurté son front.
Quoi?
Pourquoi Anthony… n'était-il pas à l'envers la tête en bas comme moi ? Pourquoi continuait-il… à suivre la gravité comme le vieux Newton l'avait décidé en premier lieu ?
" Anthony, quoi-pourquoi-qu'est-ce qui se passe ?" Je gémis, enfonçant mes doigts dans ses épaules et me tractant vers lui. " Pourquoi que je suis à l'envers ? Pourquoi est-ce que je ne peux rien entendre... PEUX-TU M'ENTENDRE ?"
Je vis son regard s'adoucir.
"Chut", me fit-il, ses doigts glissant dans les espaces entre les miens sur son épaule. "Regarde-moi, Baleinot."
Baleinot. Je m'appelle Jonas comme celui qu'est sorti vivant du ventre d'une baleine tel le rejeton de cette dernière. Je voulais désespérément qu'il m'appelle Baleinot. Qu'il n'arrête jamais de m'appeler Baleinot. C'était moi. Pas cette personne flottante qui n'entendait rien. Pas ce ballon d'hélium désorienté avec ses fils tout enroulés, emmêlés et désordonnés.
" Regarde-moi", me dit-il encore, plus doucement cette fois. J'ai regardé dans ses yeux, bruns comme l'écorce d'érable, tout aussi beaux. "Respire. Avec moi."
Ma respiration était brève et la boule dans ma gorge commençait à me faire mal. Mes yeux étaient plissés, inondés de larmes. Pourquoi est-ce que je pleurais ? Bon Dieu, que se passait-il ?
Il posa une main douce sur ma joue, les doigts sous mon oreille. " Tu te souviens-tu de la façon dont on jouait à cache-cache ? Je me planquais toujours dans la buanderie et tu disais que c'était en quelque sorte contraire aux règles de ne pas me trouver. Respire, Baleinot. Je vais compter..."
Je commençai à me raidir et à émettre une protestation rauque.
"Je ne vais nulle-part. Ne t'inquiète pas. Ce n'est pas moi qui me cache cette fois-ci", me rassura-t-il.
" Dix", commença Anthony.
Je le vois, il y a huit ans – une coupe à la Jeanne d'Arc ; des joues rondes et roses et une silhouette potelée. Des yeux comme des morceaux d'une tombée de crépuscule pris dans ses cils. Je suis aussi un enfant. Je le vois courir vers la buanderie à travers les espaces entre mes doigts qui étaient censés me couvrir les yeux pendant que je comptais. Il se jette dans la pile de vêtements : ses hanches de chaton se tortillent dans le panier à linge.
À neuf, je le vois me parler de cette fille de l'école pour laquelle il avait le béguin, et à huit, je parle à maman de cette fille de l'école pour laquelle il avait le béguin. Je rigole. Il est rouge comme un coquelicot apivoiné.
À sept et six, je le vois m'apprendre des choses : comment résoudre une équation quadratique du 2ème degré . Comment faire une présentation PowerPoint pas trop merdique. Comment supprimer mon historique de recherche. Comment ouvrir le mode navigation privée. Comment être plus responsable. Comment traiter une femme. Comment être un homme.
À cinq, je me souviens de la sonnerie du téléphone. Je me souviens de maman s'essuyant les mains avec le torchon pour répondre au numéro inconnu. Sa réponse. La confusion. Le silence. La confirmation. Le téléphone lui échappant des mains et tombant par terre.
À quatre: Papa hurle sur les lieux de l'accident. À la vue d'Anthony mort. Tué par un mec bourré au volant, présentement toujours en fuite. Je n'avais jamais entendu papa crier. Je sais qu'il n'a presque plus jamais rien dit après ce jour.
Au décompte de trois, je n'arrive pas à comprendre qu'Anthony ne se relèvera pas vivant de son passage au crématoire. Pourquoi ne se levait-il pas ? Anthony n'aurait pas dû mourir. Pas encore. Pas avant de m'avoir tout appris. Il ne pouvait pas me laisser avec ce chagrin sans m'apprendre à le gérer.
Je ressens un engourdissement. Puis la colère. Il n’a pas eu le luxe de mourir et de bouleverser mon monde !
" Deux", dit-il, et je vois mes parents essayer de me parler. Me dire que j'avais encore une vie. Je vois les murs beige du bureau de l'assistant psychologique. C'était trop beige. Je l'entends dire à maman et papa que j'avais besoin de temps. Que je n'étais pas seulement angoissé. Ce chagrin arrive par vagues et j'ai pu souffrir autant même après huit mois...
Anthony me sourit. Un sourire nacré qui n’apparaît généralement qu’après qu’une personne ait porté au minimum trois appareils dentaires successifs dans sa vie.
Je sanglotais. Encore un gosse. Impossible de trouver mon frère nulle part. Pas même dans le panier à linge.
Un moi à l'envers regardait les yeux d'Anthony à l'endroit, agrippé à ses mains. Ses mains douces et brillantes alors que mon environnement devenait de plus en plus sombre.
"Je peux pas faire ça tout seul", je murmurai à travers mes larmes, les mots restant coincés dans ma gorge. " Je pourrais passer toute ma vie à essayer d'accepter ça et à m'habituer à être sans toi, mais je n'y arriverai pas. Je savais depuis toujours qu'il y aurait un moment où maman et papa ne seraient plus là. Tous les enfants le savent. Mais toi… tu es mon frère. Nous étions censés être ensemble plus longtemps. Tu es mon meilleur ami."
Anthony demeurait silencieux, à l'écoute.
" Dans tout ce que je fais, je saurai que tu manques. On était censés acheter une maison plus grande pour maman et papa. Tu allais être le témoin de mon mariage. L'oncle cool de mon bébé. Je peux pas imaginer un monde sans toi qui fonctionne correctement. Je n'ai jamais vécu dans un monde sans toi. Je sais pas comment faire."
Mes larmes coulaient. Je serrai ses mains plus fort tandis que la gravité se renforcait, m'éloignant. Je dis de ma plus petite voix : " Je suis pas prêt. S'il te plaît, ne t'en vas pas. S'il te plaît, ne me laisse pas partir."
Anthony me serra les mains pendant un moment. " Baleinot… je suis désolé. Je suis désolé d'avoir dû y aller. Je suis désolé que tu souffres. Mais rien de ce que tu fais ne pourra me ramener. Au cours des dix derniers mois… tu n'as pas souri une seule fois. Tu ne t'es pas bien nourri. C'est dur pour maman et papa aussi, Baleinot. C'est comme s'ils avaient perdu leurs deux fils."
Il essuya une larme de ma joue. " Tu as laissé ma mort bouleverser ton monde pendant trop longtemps. Maman et papa n'arrivent plus à te joindre. J'aimerais pouvoir te dire combien de temps est suffisant pour faire son deuil. Mais je ne peux pas. S'il te plaît, sois indulgent avec toi-même. Cela ne veut pas dire que tu m'aimes moins si un jour tu te réveilles et que mon absence ne te fait plus autant mal. Tu peux choisir de guérir. Tu as le droit de souffrir et de laisser tout cet amour non dépensé se transformer en chagrin… mais tu as également le droit de laisser entrer la lumière," me dit-il en désignant la pièce toute chamboulée. " N'oublie pas que tu as une vie."
Je nous vois, maman, papa et moi, ceux qui sont restés sur place, sur les rives du fleuve. Nous tenons une petite urne que nous versons dans les eaux douces. Au fur et à mesure que les cendres s'échappent, elles scintillent au soleil. Étincelantes et chatoyantes sur les vaguelettes dorées et scintillantes soulevées par une risée de brise. L'espace d'un instant, elles deviennent les étoiles du ciel nocturne, l'écume de l'océan agité et l'écume du sol sur laquelle s'agrippent les racines nerveuses des arbres immortels. Une partie de lui s'installe dans l'eau et une autre partie est emportée par le vent d'un noir désir accompagné d'un léger soupir. L'univers l'a récupéré pour de bon.
"Un", dit Anthony alors que son visage réapparaissait. Je l'ai regardé dans les yeux et j'espérais qu'il savait que je voulais lui dire qu'il me manquerait. Que je l'aimais. Que je ne pourrais jamais cesser de l'aimer, même si la vie serait différente maintenant. J'aurais aimé pouvoir le dire plus fort quand nous en avions l'occasion.
Je regardai ses mains. Puis je lâchai prise.
J'ai été soulevé par la gravité toujours croissante alors que le toit de notre maison s'élevait vers le ciel doré. Les rayons du soleil éclatèrent dans la pièce, peignant tendrement le visage immaculé d'Anthony – sans cicatrices, sans blessures, sans signes de douleur. Je pouvais voir ses pieds commencer à se plonger dans des vagues dorées scintillantes. Une brise cendrée tourbillonnait dans la pièce tandis que je m'élevais de plus en plus haut. Un petit Anthony s’agitait d’en bas. "Baleinot," je l'entendis dire une dernière fois tandis que les cieux s'ouvraient.
J'ouvrai les yeux sur le canapé, blotti entre mes parents sous notre couette bleue. Nous ne flottions plus. J'étais debout. J'allais bien.
Toutes les affaires d'Anthony – sa boîte à musique, ses chaussures, sa veste, son T-shirt, tout – étaient posées, pliées, rangées à l'endroit désigné dans sa chambre, emballées dans une congrégation soignée de cartons.
Petit à petit, mon monde s'est remis en ordre. J'ai connu le chagrin de la perte, mais plus fort encore, la gravité de la vie.