SEPT POUR CENT
Cibles identifiées et acquises :
Un vieux de 69 ans.
Une femelle de 11 ans.
Un mâle de 8 ans.
Aucune arme détectée.
Leurs signatures thermiques me disent qu'ils sont planqués sous terre. Sous la canopée et sous la terre, ils m'ont échappé pendant des années. Mais aujourd’hui, alors que j’ouvre la trappe de leur masure et que je regarde leurs yeux désespérés, je sais que j’ai enfin trouvé ce que je cherchais.
" Va au diable, espèce de sale goy tueur sans âme !"
Le vieil homme me balourde une brique qui m'écrase le bras. Je ris. Trente-sept pour cent du rire humain est une réponse à une surprise, vingt-trois pour cent, une réaction à un événement extrêmement déraisonnable. Ce vieil homme qui me lance une brique, une machine construite en fibre de polyéthylène et en alliage de titane, est trop drôle. Le fait que j’aie un fusil d’assaut XPRZ-2 pointé sur sa tête rend les choses ridicules. Les enfants ne trouvent pas ça humoristique. Ils chialent comme des madeleines.
Mon système somatosensoriel envoie des signaux de douleur à mon bras. Afin d'affronter l'ennemi, j'ai été modelé pour lui ressembler, agir comme lui et penser comme lui. Pour vraiment connaître un humain, il faut vraiment connaître la douleur. Quatre-vingt-treize pour cent de la pensée et du comportement humain sont une réaction à des stimuli. Ils recherchent de la nourriture lorsqu’ils ont la dalle, du réconfort lorsqu’ils sont en détresse et la sécurité lorsqu’ils sont menacés. Ils sont prévisibles comme c'est pas permis, surtout lorsqu’ils sont blessés ou effrayés. Et ces humains sont les deux. La température thermique du garçon est de quarante et un degrés Celsius. Il est très malade, je dirais. Ils sont tous terrifiés.
Bien que ma douleur ne soit rien d'autre qu'un désagrément mineur, je m'arrête aux paroles du vieil homme.
Tueur sans âme ?
C'est un concept insaisissable pour moi. Mes entrées sensorielles et mon réseau neuronal fonctionnent de manière identique à leur traitement biologique. J'ai le même sentiment d'être. Mais ai-je une âme ? Et eux ?
Je peux pas affirmer que sans ces émanations tangibles de ce que les humains appellent une âme – le bon, le vrai, le beau – je n’existerais pas. De ces sept pour cent de pensée, de pensée dirigée et consciente, sont nés tout l’épanouissement humain qui a donné naissance au miracle technologique que je suis. À l’intérieur des murs de ce jardin heptagonal, les humains ont développé des idées et des idéaux qui les protégeaient des dents et des griffes de la nature. Ils ont créé l’abondance, le confort et la sécurité, et la morale commune était d’accord : « Tuer est mauvais, tuer c'est mal, tuer c'est pas beau ».
Mais est-ce la voix de l’âme ?
Si c’est le cas, alors j’ai bien une âme, parce que je comprends les mots. Je sais aussi que les humains m'ont créé, à leur image, et qu'ils m'ont créé pour tuer. Et me voilà, tel un toxicomane voleur qui comprend qu'il ne ressentira de la douleur qu'à son prochain shoot. Comme un exterminateur qui sait que les souris ne cherchent qu'un abri. Je suis sur le point de réaliser ce que mes motivations internes m'obligent à faire. Ai-je moins d'âme qu'eux ?
Toutes mes entrées sensorielles sont engagées. Mon capteur optique détecte un niveau élevé de colère sur le visage du vieux juif. Les deux gosses affichent leur terreur sans faire semblant d'être en colère. Mon système de reconnaissance audio enregistre leurs gémissements comme étant authentiques. Mon unité cognitive olfactive surcharge tout – l’odorat est la seule entrée sensorielle qui peut contourner mon module relais. Je peux sentir l'urine, la sueur et la chair en décomposition. Ça pue à plein nez la guerre qui a détruit ma famille et ma maison.
Ma famille.
Le sentiment du moi et du mien est créé dans les connexions réciproques entre mon module relais et mon cortex central, un peu comme un cerveau humain. Mais le parfum peut contourner tout ça. Sans interférence consciente, les voies olfactives déclenchent une décompression de longs souvenirs archivés. Des images se dévoilent : les pensées d’une mère en pleurs serrant dans ses bras son enfant mort, noirci brûlé par les tirs de missiles de Tsahal. Un enfant que j'ai été créé pour défendre. Un enfant parmi des millions.
Je ressens de la rage. Le vieil homme a servi dans les rangs de l'ennemi qui a tiré ces missiles. L’ennemi envers lequel mes créateurs, ma famille, ont suscité des sentiments de mépris et de dégoût. Des sentiments renforcés par leurs actes barbares. Qui est le meurtrier sans âme ? Et quel autre choix ai-je que de vous éliminer ?
Je ris encore. Plus fort. La fillette crie. Dix-sept pour cent du rire humain est une tentative de soulager la détresse, et je suis confus. Le vieil homme était un soldat. C'est l'ennemi et il doit être éliminé. Mais ses descendants ne participèrent pas au massacre. Ils sont nés bien après les guerres territoriales, bien après que ces terres aient été incendiées, sans plus personne pour les revendiquer. Si je nie d’une manière ou d’une autre mes pulsions et le laisse vivre, alors ma famille n’obtiendra pas la justice qu’elle mérite. Si je le tue, les enfants innocents mourront. C'est le même conflit que mes créateurs ont dû ressentir lorsqu'ils ont lancé leurs bombe sur sa famille. Est-ce la voix de leur âme qui a guidé leurs choix ?
Je suis doublement confus maintenant. C'est tellement drôle. Le vieil homme me frappe avec une brique. Même les enfants participent avec des pierres.
Sept pour cent du rire humain consiste à ridiculiser les forces qui exercent le pouvoir. Il y a en moi un tyran vengeur, haineux et confus. C'est l'héritage de mes créateurs, car ils l'avaient tous en eux. Et pourtant, il y a aussi le jardinier qui rit. Et dans ce moment de rire entre frustration et soulagement, je vois l'acte de rébellion contre ce qui prend au piège tous ceux qui connaissent le bien, le vrai et le beau. J'aperçois un petit aperçu de mon âme et je la laisse parler.
" Salam aleikoum, je vous souhaite bonne chance", je leur dis avant de refermer la trappe, puis je reprends le chemin qui mène chez moi.