LE MISSIONNAIRE
Le temps change à l'approche de la nuit. Avec la descente du soleil, le ciel devient plus bleu que le missionnaire n'en a jamais connu ou ne peut s'en souvenir. Il reste assis pendant une heure dans la laîche venteuse avec le soleil dans le dos comme s'il en emmagasinait la chaleur pour l'hiver à venir.
La verdure des feuillus de la montagne a éclaté en flammes colorées qui ont disparu en une nudité ultime. Un hiver précoce est tombé. Un vent âgé siffle dans les branches sombres et stériles. Le missionnaire est seul dans la maison vide et il regarde une lune couleur d'os venir ramper sur une crête noire. Des branches d'arbres torturées sont esquissées contre l'obscurité plus pâle du ciel d'hiver.
Le missionnaire, centré sur lui-même, s'affale et boit. Un fusil pend dans sa main comme s'il s'agissait d'une malédiction à laquelle il n'échappera jamais. Il devient maigre et amer tandis que le baril se presse contre la peau changeante sous son menton. Il avale avec colère le liquide brun brûlant et essaie de forcer son doigt aux ongles longs à appuyer sur la gâchette, mais une étoile maligne l'en empêche.
Il se tient debout et écoute les chiens des autres hommes sur la montagne, sa silhouette d'une arrogance misérable dans les lumières des quelques voitures qui passent. Dans les poussières enroulées qu'elles soulèvent, il maudit, marmonne ou crache après eux. Alors que sa peau commence à se déchirer et que ses sens fusionnent avec les douleurs de l'enfantement d'une forme extraterrestre, il sait que le moment est venu.
L'être métamorphosé abandonne la fenêtre d'opportunité fugace qu'il avait d'appuyer sur la gâchette. Accroupi derrière un arbre, il voit les deux hommes dans la vieille berline avec des fusils et des cruches de gnole entre les jambes. Jacques et Daniel progressent vers le terrain, inconscients de la bête tapie dans l'ombre.
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Dans l'obscurité de l'horizon, ils le voient passer. C'est une silhouette maigre et anguleuse se mouvant parmi les morelles d'herbe pulvérisées par la lune. Daniel et Jacques s'agrippent l'un à l'autre par les bras avant de finalement lâcher prise. Leurs yeux se croisent une dernière fois, et ils hochent la tête en signe d'accord. Le temps est venu.
Daniel allume une torche qui émet des rayons de soleil artificiels. Lorsque la lumière du faisceau scellé coupe le champ, l'entité est allongée sur une masse informe couverte de vêtements déchirés et lacérés. La lueur passe, puis s'arrête et se fixe sur l'être qui s'accroupit comme un spectre sinistre.
" C'est lui !"
Devant eux se dresse une ombre nue révélant quelque chose d'inhumain et de charnel. Une paire de pattes galvanisées dans la nuit.
" Éclaire-le !
- Ça ressemble sûrement pas au missionnaire."
Elle se dresse, grande et poilue, au milieu d'un sol jonché de feuilles qui leur fait face. Elle cligne de grands yeux noirs. De la bave coule de sa bouche à la mâchoire lâche avec des morceaux de tissus sanguinolents et déchiquetés accrochés à ses dents acérées.
" On a compris, missionnaire ! Bouge pas !"
Mais la chose n'obéit pas. Elle crache une paire de glaviots ensanglantés par la bouche et se tourne pour courir. Elle se précipite d'un bord et de l'autre puis bondit dans une série de sauts erratiques et imprévisibles. La lumière tremble et perd la trace de la bête.
" Qu'est-ce que... ?
- Tu peux le voir, Jacques ?"
Il ne peut pas.
Ils continuent la poursuite jusqu'à l'approche d'un croisement entouré de grands arbres vacillants. Le rayon de faux soleil balaye l'obscurité extérieure dans le sens des aiguilles d'une montre puis dans l'autre sens.
Un grognement rauque part crescendo au-delà du périmètre
" Là. Là !
- Je le vois !"
La lumière capture la cible et la créature extraterrestre ressemblant à un loup commence à crier et à hurler. La lumière artificielle brûle son pelage robuste et poilu. Sa peau se carbonise et fume.
" On t'a eu, fils de pute !"
Il tient un membre humain arraché serré dans un poing aux ongles tranchant comme des rasoirs. Pris dans la lumière pendant un moment, il cligne une fois de plus des paupières, laisse tomber le reste de viande humaine et se précipite hors du faisceau de lumière en direction de la ville.
Un train rugit deux fois dans l'obscurité, et la paire de chasseurs se précipite après lui. " Dieu nous vienne en aide. T'as vu bouger cette chose ?
- Bon dieu de bon dieu , qu'est-ce que c'est ?
- C'est sûr que c'est pas un missionnaire."
Ils commencent à tirer sans but dans l'obscurité. Des flammes éclatantes s'allument sporadiquement dans le noir absolu tandis que les balles d'argent étouffantes éclatent et claquent à travers des troncs perforés.
" Oh bon Dieu ! Le train, Jacques ! Il va nous échapper.
- Bouge, putain ! Bouge !"
Les wagons sombres du train s'approchent rapidement, et à travers les ombres, ils tissent une barrière entre la forêt de minuit et les lumières monochromes de la ville. Les balles tintent et ricochent en retour sur les tôles d'acier en direction des chasseurs qui les poursuivent et des arbustes derrière eux.
Le train s'approche tel un énorme ver de terre et ses phares capturent une dernière fois le loup avant qu'il ne bondisse des voies vers la ville.
Les chasseurs s'écartent des voitures qui cliquettent, leurs flingues fumants à la main. La bête regarde son torse blessé comme un chat surpris de l'autre côté. Le sang suinte de la peau humaine attendrie et plissée qui se reflète alors qu'il se déverse sous le clair de lune gris.
Daniel s'agenouille et observe le corps flasque d'un homme blessé de l'autre côté des roues du train qui passe.
" Qu'est-ce que tu vois, mon Daniel ?"
Ce dernier jette le pistolet loin de lui, et Jacques le ramasse et se tient prêt.
" Tu l'as vu comme moi. Je pense qu'on l'a eu."
Lorsque Jacques se met à genoux à son tour, il ne voit rien.
" Il me semble qu'on a plus qu'à attendre le prochain sabbat.
- Putain, on était si proches, Jacques ! Si près, putain de bordel de merde !
- Ouais, ben apparemment être proche c'est encore être trop loin, mon Daniel."
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Le missionnaire se réveille avec le dessous des paupières enflammé par le martèlement du soleil à son zénith. Il lève les yeux vers un ciel fade et bleu de porcelaine traversé de fils de lumière. Un gros chat citronné le regarde du haut d'un poêle à bois. Il tourne la tête pour mieux le voir, et le minet s'allonge comme de la guimauve sur le flanc du poêle avant de disparaitre tête la première sous un bahut.
Il ferme les yeux et gémit. Une brise chaude traverse les déchets stériles d'herbes brûlées et de décombres comme une bouffée de fumée de combat. Les étourneaux s'alignent sur un fil au-dessus de ces derniers en parfaite progression comme un morceau de ficelle nouée tombé en biais. Des ailes crochues et des fientes immondes jaillissent sous leurs queues en éventail. Le blessé se redresse lentement et se met une main sur les yeux. Il entend les oiseaux s'envoler.
Ses vêtements craquent avec un léger bruit sec et des lambeaux de vomi cuit tombent de son corps. Il se met à genoux et regarde fixement la terre noire tassée entre ses paumes. La sueur coule sur son crâne et aussi de sa mâchoire.
" Bon dieu !"
Il lève ses yeux gonflés vers la désolation dans laquelle il s'est agenouillé. Il y a des aiguilles et des carex de couleur fer dans les champs qui poussent comme de fausses mauvaises herbes faites de fil de fer. Il se regarde, à moitié nu et couvert de crasse. Ses poches sont retournées. Il essaie d'avaler, mais sa gorge se serre de douleur. Il chancelle sur ses pieds et se tient ébranlé dans les déchets apocalyptiques comme une relique biblique très éloignée de la planète d'où il vient.