DÉTOURNE PAS... LE REGARD !
Il est arrivé parmi les courriers indésirables, les pubs et les relevés de comptes. Il est arrivé sans marque et sans prétention quatre jours avant Noël. Il est resté sur la table de mon salon pendant trois jours. Je l'ai pas ouvert. Il y avait même pas d'affranchissement sur l'emballage marron. Il y avait même pas mon nom ni mon adresse. Je suis toujours pas sûr qu'il m'était destiné.
Le paquet était étonnamment lourd, et quand que je l'ai ramassé sur le pas de ma porte, j'ai eu l'impression qu'il voulait pas être soulevé. Comme si que la gravité refusait de laisser cet objet particulier s'envoler sans se battre. J'ai quand même réussi à le hisser contre ma poitrine puis à le poser sur la table de mon salon où que j'ai collé une oreille dessus. Un geste stupide à la con, mais sait-on jamais s'il s'agissait d'une bombe ? Encore plus stupide parce que je pense pas que la boîte elle-même aurait pu me dire discrètement à l'oreille qu'est-ce qu'elle contenait. J'ai laissé le paquet là, incapable de déterminer précisément pourquoi que j'hésitais tant à l'ouvrir. En y repensant maintenant, je pense que j'avais dû faire une hémorragie de sang-froid...
Aujourd'hui, la veille de Noël, avec un bon Jack Daniels entre les pognes et des chants de Noël sur le tourne-disque, je suis assis autour de ma table ronde art déco, incapable de quitter le paquet des yeux.
Je suis un peu saoul (je l'avoue) et je voudrais savoir ce qu'il y a dedans, mais le papier kraft est si simple et discret que je ne peux que l'interpréter comme un avertissement. C'est étrange de recevoir un colis non marqué, mais c'est encore plus étrange quand c'est pas le premier cadeau non sollicité que vous recevez.
Au cours des trois dernières années, j'avais déjà reçu une pièce de monnaie avec l'image en relief de Saint-Christophe, un pendule en cristal d'obsidienne et une affiche en papier bon marché de la Tour de Pise. Tous ces cadeaux avaient été retrouvés suspendus à la poignée de porte de ma maison, sans emballage, et tous étaient arrivés un peu avant Noël. Je les ai tous gardés.
Je peux que supposer qu'ils viennent de la même personne. Pourquoi qu'elle a choisi d'emballer celui-ci et pas les autres me fait dresser les cheveux sur le bout des bras.
Je pose mon verre trempé de sueur sur un sous-verre et tire le paquet vers moi avec mes deux mains. Je jure que je sens quelque chose rouler à l'intérieur. Je me glisse sur une chaise et tourne la boîte de manière à ce que le bord plié du papier soit face à moi. C'est un triangle parfait et fixé avec du scotch simple et transparent. Je glisse un ongle sous le bord du ruban adhésif en espérant qu'il sera trop difficile à ouvrir pour pouvoir me laisser le temps de m'éloigner en cas de danger, mais le ruban adhésif se détache facilement. Il y a plus de retour en arrière maintenant.
Dans la fenêtre, mon reflet m'imite. Des guirlandes lumineuses, vives et colorées, me cachent la vue sur ce qui se passe dehors. Je sais qu'il neige, mais au fond de moi, je crois entendre quelque chose craquer, même si le disque sur mon tourne-disque joue suffisamment fort pour calmer mes pensées et que le whiskey dans mon gosier a renforcé une grande partie de ma détermination.
Déchirer le papier me paraît trop frénétique et trop facile, alors je déplie soigneusement chaque pli jusqu'à ce que la boîte maintenant dénudée soit devant moi avec le papier étalé autour. La boîte est elle aussi fermée avec du ruban adhésif et forme un carré parfait, d'environ 25 cm sur 25 cm sur 10 de haut. Je me lève pour aller chercher mon couteau dans la cuisine, accrochant au passage mon verre presque vide.
Tandis que je m'en reverse une dose, je pense à toutes les choses qui pourraient se trouver dans cette boîte : un presse-papier, un objet quelconque acheté dans une friperie, une statue de tortue chinoise en bronze, un disque en fonte d'haltérophile, mais après avoir passé en revue toutes les possibilités, aucune ne me semble appropriée. Rien ne calme mon rythme cardiaque qui s'accélère.
Je reviens dans mon salon, doux et illuminé par les lumières de Noël, le feu crépitant paisiblement dans la cheminée. La bougie de baume et de cèdre sur ma table basse remplit ma maison d'effluves de terre et de conifères. La boîte m'attend sur la table telle une amante déçue. Je me tiens au-dessus d'elle. Ma navaja, souvenir d'Albacete, à la main.
Dans la vitre, mon reflet a l'air sinistre. Le clou du spectacle, cependant, est le J.J.Martinez, serré dans ma main, prêt à poignarder, pas à couper. Dans le reflet de la vitre, on peut pas voir la boîte. Dans le reflet, on peut pas deviner dans quoi que je m'embarque.
Alors que j'abaisse la pointe du couteau pour trancher soigneusement le ruban de scotch, je ressens en moi une sensation de sifflement, comme un vent et de la grêle dévalant d'une falaise. Mon âme se gonfle, prête à fuir si mon corps physique est en danger à l'ouverture de la boîte. La lame de mon couteau glisse à travers le ruban adhésif.
Il est plus facile à ce moment-là de croire que le couteau est un agent autonome, que c'est lui qu'a ouvert la boîte et non pas moi qu'a trop la trouille. Le ruban adhésif semble trop fragile pour retenir ce qu'il y a à l'intérieur, trop facile à trancher. Trop facile à détacher. Il aurait dû résister davantage, mais maintenant la boîte est ouverte, et tout ce qu'il me reste à faire est de soulever les rabats en carton.
Je peux pas.
Je ne veux pas.
J'avale l'autre moitié de mon Jack Daniels. J'ouvre la boîte.
Il y a du papier kraft à l'intérieur et, lorsque je commence à l'écarter, je me dis qu'il est pas trop tard. Je peux tout simplement jeter cette boîte. Partir. Oublier. Mais tandis que ces pensées me traversent l'esprit, je déchire le papier kraft et le jette par terre. Une partie rationnelle de moi-même prend note de le garder pour l'utiliser comme allume-feu pour la cheminée.
Une fois l'emballage retiré, je peux enfin voir ce qu'il y a à l'intérieur. Ça capte la lumière lorsque je le sors de la boîte. C'est un vieux miroir rond au dos en plomb avec un cadre en mosaïque finement décoré. Le verre est convexe et déforme tout ce qui se reflète dedans.
Dans la pénombre, je suis encerclé par une obscurité prolongée. Lorsque j'approche mon visage du miroir, il fond et se plisse. Mes yeux s'affaissent et le haut de ma tête se pince au-dessus de mes tempes avant de se regonfler comme si que j'étais un ballon de baudruche que quelqu'un presse entre ses pognes.
Selon l'endroit où que je déplace mon visage, je me fais une image différente de moi-même. Je suis long et maigre, petit et gros. Mon côté gauche est minuscule, tandis que mon côté droit s'élargit. Dans chaque reflet, je suis ce que je suis pas. Je suis un extraterrestre. Tour à tour, dès que je cligne des yeux, je suis un abruti, un clown sadique ou un monstre doté d'un pif juif frappé d'éléphantiasis. Les détails qui m'entourent s'estompent dans l'obscurité du bord du miroir, et je suis le seul à être pris entre nos quatre z'yeux.
Au fond de la boîte, il y avait une note manuscrite : "Détourne surtout pas le regard".