LA FAILLE TEMPORELLE
Failles temporelles. Tourbillons magnétiques quantiques. Gouffres infernaux kidnappeurs. La dernière fois que j'ai entendu parler de ces trucs, il y avait déjà eu 357 occurrences naturelles connues de ces phénomènes sur Terre.
Les Failles Temporelles sont des microcosmes de force gravitationnelle extrême avec une dilatation temporelle hyperactive, sans spaghettification. Quoi que signifie ce que ce mot veut dire. Personne sait qu'est-ce qui les provoque. Quelque chose à propos de la matière grise sombre et de la vitesse de la lumière. Et des collisions. Tout ce qu'on sait vraiment, c'est qu'à l'intérieur d'une faille temporelle, le temps ralentit, de sorte que la vie autour de vous peut s'accélérer. Si vous voulez faire une avance rapide de 24 heures dans votre vie, tout ce que vous avez à faire est de sauter puis de rester à l'intérieur d'une faille temporelle pendant 22 minutes et 13 secondes.
Au moment où que vous entrez dans une faille temporelle, alors que vous retenez toujours votre souffle, vous ne ressentez rien. Un peu comme si que vous flottiez mais n'étiez plus dans votre corps. Puis ça commence. La pression. Vague après vague, incontrôlée et implacable, vous écrasant, vous martelant et vous pulvérisant. Et pendant tout ce temps, vous êtes englouti par un silence absolu et déconcertant.
Je le sais, parce que j'ai essayé une fois, un peu par curiosité mais surtout pour échapper à un contrôle de composition française qu'aurait pas tenu dix lignes à cause d'une grosse migraine. J'ai tenu peut-être une demi-minute avant de m'élancer, de peur d'être déjà mort. Ha. Il était pas venu à l'idée du jeune con stupide que j'étais que j'aurais simplement pu faire ce contrôle le lendemain une fois passé mon mal de tête. Les professeurs étaient habitués à ce genre de cascades par les élèves. Essayer une faille temporelle est comme un droit de passage pour les enfants d'ici. Il est assez rare d'en avoir une dans son quartier. C'est peut-être pour ça qu'aucun d'entre nous n'avait pensé à tenter d'éviter des conneries genre contrôle de composition française comme ils le font dans les films, en séchant les cours ou en faisant l'école buissonnière en allant se cacher derrière les pissotières.
Les failles temporelles servent pas seulement à esquiver quelque chose que vous avez pas envie de faire. Il existe des moyens plus simples de s'en sortir. Non. Les failles temporelles servent aussi à échapper complètement à la vie. Elles vous consument de telle sorte que vous cessez de ressentir quoi que ce soit d'autre, puis elles vous permettent de revenir en arrière juste pour prouver aux autres que le monde a continué à tourner comme si de rien n'était en votre absence.
Quand les failles temporelles ont commencé à se manifester, ils ont essayé de les fermer, mais ils ont pas réussi à comprendre comment. Apparemment, ils y travaillent encore, mais ils en parlent plus vraiment. Le gouvernement, je veux dire. J'imagine qu'ils veulent pas qu'on se sente mal, ou qu'ils veulent pas attirer l'attention sur ces anomalies quantiques, ou qu'ils veulent pas que les gens commencent à se demander pourquoi elles n'ont pas encore été contrées par les sorciers du CERN. Donc, les failles temporelles sont juste là maintenant. Ils essaient de les bloquer, au moins suffisamment pour empêcher les petits enfants de tomber dedans, ce qui serait très mauvais pour leurs sciences mal infusées. Mais ce qui est sûr, c'est qu'ils peuvent rien faire pour arrêter quelqu'un qui a besoin de ces failles plus que tout dans sa vie.
Ma mère était une habituée des failles temporelles. D'autres mères parcouraient leur fil d'actualités sur Face de Bouc, laissant leurs paniers à linge s'accumuler pendant une semaine ou buvaient un verre de vin pour se détendre. Mais je pense pas que ces limites constituaient le problème de ma mère. Je suis même pas sûr qu'il lui en restait à part une brume de misère lancinante qui s'étendait.
J’ai jamais su exactement ce qui lui était arrivé. Elle était inquiète, ennuyée et malheureuse. Rien dans sa vie n’était jamais suffisant. Elle nous aimait, je l’ai toujours su. Mais l’amour qu’elle nous donnait était fragile. C’était le genre d’amour qui pouvait être irrémédiablement endommagé par le moindre mouvement dans la mauvaise direction. Et l’amour qu’elle acceptait était craintif et éphémère, comme si qu'elle avait jamais cru qu’il pouvait être autre chose qu’hypothétique.
Mon père est parti avant la naissance de ma sœur. Peut-être ne voulait-il pas s'occuper d'un autre enfant, ou peut-être avait-il compris que ma mère ne pouvait même pas s'occuper de celui - ma pomme - qu'elle avait déjà. Quoi qu'il en soit, je me souviens pas de lui. Je me souviens d'être assis devant la télé. Je me souviens d'avoir mangé des lentilles-saucisses au dîner. Je me souviens d'avoir été seul avec ma sœur. Je me souviens de nous être glissés tous les deux dans le lit de ma mère. Je ne me souviens pas y avoir jamais vu ma mère allongée dedans. Malgré tout, les draps étaient doux et confortables, et je me souviens pas m'être jamais demandé où qu'elle était.
Il n’y avait personne d’autre autour de nous, à part mes grands-parents, qui nous aimaient mais qui venaient jamais nous voir. On leur rendait visite une fois par an, afin qu’ils puissent nous offrir le nombre exact de cadeaux de Noël nécessaires pour apaiser leur culpabilité. La journée était toujours tendue et temporairement cordiale, jusqu’à ce que ma mère sorte en trombe, l'index d'une main pointé vers les étoiles en lançant des jurons comme si qu'elle voulait les rejoindre, dans l'autre main son éternelle flasque de cognac de cuisine à deux balles qu'elle secouait tout le temps comme si que c'était de l'Orangina . Ma sœur et moi nous précipitions à sa poursuite, laissant à contrecœur nos cadeaux derrière nous et, moins à contrecœur, nos grands-parents.
Je sais que la douleur de ma mère était plus profonde que ce que je savais. Mais j'étais un enfant, alors je m'en suis surtout voulu. Elle n'a jamais été une mère chaleureuse, ni une mère serviable, ni même une mère amusante. Elle était sombre, tourmentée et brisée, et ressemblait en rien à ce qu'une mère qui se respecte devrait être. Mais elle était ma mère, et même si j'étais tellement habitué à ce qu'elle ne soit pas là sans qu'elle me manque jamais, je l'aimais toujours et j'avais besoin de son attention et je souhaitais qu'elle ne parte pas.
Même si elle passait beaucoup de temps dans la faille temporelle, elle était toujours là le matin quand nous nous réveillions. Elle ne nous aidait pas à nous préparer, elle restait assise dans la voiture, attendant de nous conduire à l'école en silence. Puis, un jour, de nulle part, elle a commencé à préparer nos boîtes à goûter. Il y avait cette pomme d'apis, et elle était rouge, brillante et parfaite. Mais quand elle l'a coupée, elle s'est mise à crier comme si qu'elle était en feu. Sa poitrine haletante et ses mains tremblantes semblaient irrépressibles, et ses yeux étaient remplis de désespoir désespéré alors qu'elle fixait la chair pourrie de la pomme, incapable de bouger, de parler ou de faire quoi que ce soit pour soulager le tourment qui se déversait de son corps. Après ça, nous ne l'avons plus jamais vue du tout.
Quand ma sœur avait quatorze ans, elle avait suivi notre mère dans la faille temporelle. Elle avait tenu le coup pendant quelques respirations, et était ressortie, seule, 45 minutes plus tard, toute rouge, paniquée et étouffée d'angoisse. Elle comprenait pas comment que notre mère avait choisi de passer son temps dans l'agonie de la faille temporelle, avec son besoin ardent de nous échapper. Mais je savais que c'était pas vraiment nous qu'elle fuyait. Peut-être qu'elle l'avait fait pour nous. Il aurait été plus facile de comprendre si elle s'était embrouillée et avait pris un mélange de speed et d'anxiolytique. Ou si elle s'était enfuie avec un type encore plus bon à rien que moi et sans promesses.
Je crois que c'était le néant qu'elle poursuivait. Fuyant un monde qui ne cessait de lui chier dans les bottes comme si elle qu'elle valait pas mieux qu'un chiotte turc. Et la vitesse à laquelle elle pouvait passer sa vie. Elle voulait vivre, nous voir grandir. Elle voulait voir qui nous deviendrions, les formes de nos visages et les contours de nos vies. Mais elle pouvait pas supporter de vivre une seconde de plus que nécessaire pour y arriver.
Ce n'est pas bon pour la santé de traverser le temps aussi souvent. Les humains sont pas conçus pour vieillir d'un an en moins de 6 jours. C'est probablement pour ça qu'elle évitait les miroirs comme s'ils étaient sur le point de lui exploser à la gueule. Quoique peut-être bien qu'ils auraient fait exploser quelque chose au plus profond d'elle-même, lui permettant de voir les preuves du temps gravées sur son visage. De voir la façon dont son passage dans le temps avait ravagé son corps.
Certaines personnes y entrent et n'en ressortent jamais. Peut-être y sont-elles restées trop longtemps et leur corps n'a pas pu le supporter. Ou bien elles n'ont jamais réussi à trouver la résolution d'en ressortir. Ils n'ont pas encore trouvé comment récupérer quelqu'un à l'intérieur d'une faille temporelle. J'imagine que c'est assez bas dans leur liste de priorités. On sait pas avec certitude qu'est-ce qui est arrivé à ma mère, mais personne l'a jamais vue en ressortir. Une partie de moi pense encore qu'elle rentrera à la maison, même si ça fait déjà presque un an et demi. Ce qui représente un peu plus 95 ans dans la faille temporelle, ce qui, je le sais, semble fou, mais si quelqu'un pouvait survivre là-dedans, c'était bien elle.
D'une manière amusante, je pense que la faille temporelle a en quelque sorte sauvé ma mère de tout ce qu'elle gardait en elle. Tout ce qui poussait violemment contre chaque gramme de sa chair, menaçant de l'exploser à tout moment. La faille temporelle était la seule chose qui pouvait la contenir, la seule façon pour ma mère de rester entière. Et peut-être qu'un jour, la pression à l'intérieur d'elle a été plus forte que ce que la faille temporelle pouvait supporter, et qu'elle a explosé en un milliard de morceaux de poussière d'étoiles, balbutiements d'une toute nouvelle constellation.