BRAIN GAMES
Parfois, je rêve de gagner.
Tôt le matin, juste avant le chant du coq, quand ce qui me sert de cerveau est censé ne penser à absolument rien du tout, quand mes yeux sont censés être clos et moi allongé immobile sur la table rembourrée sur laquelle mon corps repose, mon cerveau fantasme loin dans l'ouest aux confins du pays des songes.
Sur la toile noire du néant dans lequel ils poussent nos consciences, mon cerveau dessine des formes pendant que je pionce. Il crée des couleurs et des sons et je peux tout ressentir. Chaque nuit, c'est différent ; parfois, ma mère est là, ou Pierrot, parfois c'est ma grande sœur, d'autres c'est ma petite amie Luna. Mais chaque nuit, une chose demeure immuable : je gagne.
Je me tiens au centre du hangar, tandis que les modérateurs et le personnel tout autour de moi m'encouragent. L'arbitre me tape dans le dos et me sourit. La foule autour de nous exulte et trépigne.
Je me réveille en sueur.
Je balance mes jambes tendue sur le côté de la table matelassée qui, selon eux, est un lit. Je suis déjà habillé – je dors toujours tout habillé, même si c’est déconseillé – ainsi j’ai plus qu’à prendre mon sac et sortir de la pièce.
Avant ça, je note l'heure sur l'horloge encastrée dans le mur de ma petite chambre. Il est un peu moins de six heures. J'ai une demi-heure avant que la fille qui surveille les écrans ne se rende compte que je suis plus sur ma table, encore et toujours entrain de rêver.
Je me faufile le long du couloir jusqu'à la cage d'escalier qui se trouve au bout, puis je descends six étages jusqu'au niveau L et je prends à droite direction l'aile des filles. Je suis pas censé venir ici, bien sûr, mais Luna grimpe tout le temps ces six étages pour me rendre visite dans ma chambre ; et de toute façon, c'est pas comme si que c'était interdit.
J'ai toujours trouvé ça ironique.
Je sors discrètement de la cage d'escalier et compte les portes sur ma gauche jusqu'à la chambre de Luna. C'est la septième. Je prends pas la peine de frapper et me glisse à l'intérieur.
Luna est allongée, les yeux fermés, sur sa table au milieu de la pièce, mais je sais qu'elle dort pas. " Chut ", me murmure-t-elle sans bouger d'un pouce. " J'ai encore deux minutes avant que les moniteurs ne s'éteignent."
En attendant que ça arrive, je m'assois par terre et je regarde autour de moi. Je suis déjà venu ici un million de fois, et c'est pas différent de ma propre piaule ; mais j'ai rien d'autre à faire, alors je mate les murs.
La pièce est tapissée d'une substance non identifiable, presque semblable à de la bave d'escargot sous forme de plasma durci. En dessous, en transparence, les murs sont bleu marine foncé. Un support en métal se trouve dans un coin, et il est censé suspendre les vêtements de Luna, mais ces derniers sont éparpillés au bas des murs tels des chiffons de plâtrier. Comme dans ma chambre, un miroir est serti au plafond, directement au-dessus du « lit », c'est donc la première et la dernière chose que vous voyez chaque jour en vous réveillant ou avant de vous endormir. Vous-même.
La psychologie en désordre.
Je soupire, m'appuie contre le mur et attends que Luna ait fini de faire semblant de scier du bois. Une fois que c'est fait, elle se glisse en bas de sa table et me rejoint sur le sol. " Hé ", me fait-elle en prenant ma main et en croisant ses doigts entre les miens.
" Hé", je réponds. " Prête pour une nouvelle journée ?
- Ouais, toujours super-hyper prête.
- Arrête de faire semblant, t'es même pas crédible."
Soudain, il y a un silence dans l'air.
Au début de notre relation, nous avions convenu d'être transparents l'un envers l'autre. Pas de secrets, pas de malentendus. Rien d'autre que de la clarté et de la transparence.
Et pourtant, nous nous cachons les uns les autres, et nous le savons. Nos pouvoirs télépathiques sont encore en développement – c'est un peu pour ça que nous sommes là – mais même si personne ne connaissait nos capacités mentales, nous pourrions quand même les ressentir, je sais que nous le pourrions.
Je regarde droit devant moi, vers le mur. " Je sais que tu vas gagner."
Luna pousse un cri.
Surpris, je sursaute et la regarde. Elle a retiré sa main de la mienne et l'agrippe à ses cheveux, se balançant d'avant en arrière sur le sol.
"Qu'est-ce qui ne va pas ?"
Luna lève les yeux vers moi, son visage voilé de mille émotions. " Qu'est-ce qui ne va pas ?" crache-t-elle. " Qu'est-ce qui ne va pas ???" Elle se lève et fait les cent pas dans la pièce. " Qu'est-ce qui ne va pas ?" siffle-t-elle encore une fois. " Il se passe que je t'aime, Roland. Je t'aime tellement. Je t'aime tellement, Roland."
" Luna-- "
Elle crie à nouveau. Je me tais.
" J'étais amie avec une fille de quatorze ans. Parfois, nous étions partenaires pour l'Assault Sensoriel. Je me souviens, une fois, il y a une semaine, j'avais déjeuné avec elle. Il y a deux jours, alors que nous sortions de la salle après minuit, elle a gagné. Je n'étais pas en compétition ce jour-là, Dieu merci, mais j'ai interféré dans l'un de ses matchs et je m'en suis tirée. On a bien sûr émis des soupçons, mais personne ne m'a directement blâmée. Nous nous sommes rencontrées à l'extérieur de la salle. J'ai discuté avec elle pendant qu'elle recevait son nouveau décompte. Elle en avait huit, au total." Luna s'arrête de marcher pour regarder l'intérieur de son bras. " Moi maintenant, j'en ai treize."
Luna continue de marcher frénétiquement dans la petite salle avant de reprendre. "Même si tout le monde sait qu'on est pas censés poser la question, elle a demandé au modérateur contre qui elle avait gagné. Le modérateur a hésité, puis a répondu : «H-18»".
Luna me regarde, le visage déformé par l’effort qu’elle fait pour ne pas pleurer. " C’était son frère."
Luna hurle à nouveau et frappe le mur. Son poing traverse la cloison. Elle tremble.
" Hier, elle a appris à un enfant – un vrai garçon de neuf ans – comment faire une mise à l’épreuve, un pare-feu cérébral. Elle lui a dit que c’était juste un exercice. Ça lui a donné la migraine pourtant ça n'a pas duré plus de cinq minutes."
Luna inspire de manière saccadée. " Avant-hier, cette amie, une fille de quatorze ans comme je t'ai déjà dit, a fait s'effondrer le cerveau d'un gamin, celui de son frère. Combien étions-nous au départ ? Cinq cent vingt ? Et combien sommes-nous maintenant ? Soixante-dix huit ?"
Luna tombe par terre. " JE PEUX PLUS FAIRE ÇA, ROLAND."
" Luna--
- NON !" crie-t-elle. " ÉCOUTE !"
Après une pause, elle continue : " Je m’en fiche si c’est pour le peuple. Je m’en fiche s'il faut que je gagne. Je m’en fiche si je suis plus intelligente ou plus forte ou meilleure dans ce qu’ils nous font faire faire avec nos cerveaux, je m’en fiche. Je ne peux plus faire ça, Roland.
- Luna, s’il te plaît," je la supplie. " On peut trouver un moyen de tricher. Nous pouvons nous en sortir. Fais-moi confiance, nous pouvons gagner. Tous les deux."
Luna rit. " Et tuer tous les autres ? Faire cesser leurs cœurs de battre, leurs poumons de se remplir, leurs cerveaux de penser ? Leur donner la mort. Pour que nous puissions gagner tous les deux ?"
J'entends des pas dehors. " Modérateur ! Qu'est-ce qui se passe là-dedans ?"
" Luna, s'il te plaît." Je chiale à moitié. " J'ai une sœur. Nous avons tous les deux une famille."
La porte commence à s'ouvrir.
" Nous ne pouvons simplement pas--"
Luna me crache au visage.
Quelqu’un entre et la pousse vers la porte. Tandis qu’ils l’emmènent, je l’entends soupirer : " Au revoir, Roland."
Midi. Mon vingtième round de combat a commencé. Seul dans cette pièce qui ressemble à un placard, mon corps vibre, j'ai l'impression que ma tête est en train de s'ouvrir, mais je m'écarte du mur qui me sépare de mon adversaire, je sors de mon cœur pour évacuer l'émotion. Je me dis d'arrêter de ressentir. Fais-le, tout simplement. Ils disent que ce n'est pas si douloureux, en fait.
Quelques minutes plus tard, j'entends le bruit sourd d'un corps s'affalant sur le sol métallique de l'autre côté de la cloison.
Ils me font sortir. " Félicitations." Un modérateur me sourit. " Un temps record. Encore une adversaire de moins. Je suis surpris que tu aies éliminé celle-là ; nous pensions tous qu'elle allait ne faire de toi qu'une bouchée."
Alors qu’un surveillant grave un nouveau point dans la chair de mon bras, je me retrouve à lui demander : " Qui c'était ?"
L'autre surveillant consulte son presse-papiers. " Bon, techniquement, on n'est pas censés le dire, mais je vais faire une exception pour cette fois. C'était L-7. Tu la connaissais ?"