VOUS SAUREZ PAS CE QUE VOUS AVEZ PERDU JUSQU'À TEMPS QUE VOUS LE PERDIEZ !
Pustula van der La Hyène savait que l'établissement n'était pas particulièrement chic, ni même très convivial. C'est pour ça qu'elle avait choisi cette cantina self-service de cul de basse-fosse. Personne ne viendrait se mêler de ce qui les regarde pas dans ce trou perdu du fin-fond de la galaxie, du moins pas s'ils voulaient rester en vie ou qu'il leur arrive de déplaisantes bricoles.
Shlogg s'assit en face d'elle dans un nuage de tentacules et d'odeurs corporelles. " Un morceau de tarte de tripes à la Willozienne ?" proposa-t-il en lui présentant son assiette sur un tentacule visqueux.
Pustula secoua la tête, l'estomac noué à cette vue. " Écoute, Schlogg, je veux juste rentrer chez moi. OK ?
- Ce genre de service n'est pas gratuit", répondit ce dernier en mettant de la tarte dans chacune de ses deux bouches.
- J'ai la marchandise."
Un sourcil vert en moustache à la française se leva au-dessus de l'œil sceptique de Schlogg. " Montre-moi donc ça."
Avec un regard furtif autour du restaurant miteux, Pustula se pencha en avant et ouvrit légèrement sa paume pour lui montrer une bille bleue.
" Est-ce que c’est un monde complet ? s'enquit le mollusque.
- Ouais." Un monde entier se tenait là, dans sa main. Elle en admirait la surface semblable à un joyau, ses bleus et ses verts scintillant dans la lumière paresseuse. " Il est à toi si tu peux me ramener à la maison.
- Rentrer chez toi signifie donc tant pour toi ?"
Pustula soupira. C'était tout ce dont elle avait rêvé durant les longues années qui avaient suivi son bannissement.
" Il n’existe aucun autre endroit comme celui-ci", lui dit-elle, d'un ton empli de désir.
- Et tu me donneras ce monde si je te ramène dans le tien ?
- Comme nous l’avions convenu."
Shlogg lécha ses quatre lèvres pour savourer les dernières miettes de sa tarte encore accrochées à ses babines charnues, rota deux fois,et se glissa hors de leur box.
" Suis-moi, terrienne. Je vais te montrer qu'est-ce que je sais faire."
Schlogg vivait à la limite du port spatial animé, dans le quartier miteux de la ville. Pustula le suivit tandis qu'il déambulait dans une des rues latérales, juché sur la moitié de ses tentacules (quand on se promenait avec douze appendices visqueux, on pouvait pas vraiment parler de marche). La taille de son corps faisait réfléchir la lie de l'univers. Personne ne le dérangerait, et par association, personne ne la dérangerait. Sa demeure était en triplex et sentait son odeur particulière : des relents de poisson et de musc rance de mollusque mâle. Pustula essaya de respirer par la bouche, mais même ses papilles gustatives pouvaient les renifler.
" Passe-moi ce petit monde, terrienne", dit Schlogg en agitant un tentacule dans sa direction. " Laisse-moi l’analyser pour voir ce qu’il vaut, hmmm ?"
Pustula sortit la petite bille de sa poche et la fit rouler entre ses doigts pendant un moment. Elle retint son souffle lorsqu'elle la tendit à Schlogg. Ce dernier l'entoura d'un tentacule et la plaça soigneusement dans un petit récipient relié à une machine, fredonnant une joyeuse ritournelle tout en travaillant. Ses autres tentacules flottaient, actionnant des interrupteurs et réglant des cadrans. L'ensemble de la machine était très rudimentaire et primitif, reposant sur une manipulation manuelle, ou, pour être vraiment précis, tentaculaire.
Tandis que Schlogg était absorbé par les réglages de sa machine, Pustula laissa son regard errer dans la pièce. Elle s'attarda sur une armoire au fond de laquelle se trouvaient des dizaines de petits compartiments creux, chacun éclairé par une minuscule source de lumière. Dans chacune de ces cavités, elle pouvait voir une petite bille colorée. C'était logique. Schlogg était un collectionneur, après tout. Certaines billes étaient grandes, à peu près de la taille d'une mandarine, d'autres assez petites, de la taille d'un petit pois et même pour certaines, d'une lentille, mais toutes brillaient et scintillaient. De petits mondes capturés dans l'espace-temps en l'espace d'un instant et exposés ici sous forme de collection.
" Eh bien, eh bien, eh bien", murmura Schlogg, son œil scrutant la lentille optique. " Qu’est-ce que c'est donc que tu m’as apporté là, petite femelle terrienne ?" Il leva la tête pour fixer Pustula de son unique œil bordé de rouge. " Où c'est que t'as déniché ce petit trésor ?
- Je l'ai trouvé exactement là où tu m'avais dit d'aller, dans une échoppe Zirkassienne sur la lune de Wukan.
- Fous-moi pas de ta gueule. Je reconnaîtrais n'importe quel monde provenant de Wukan. Tu ne peux pas me tromper. Je possède la plus belle collection de mondes de l’univers." Il sortit la petite bille de sa machine, la tenant entre deux tentacules pour qu’elle puisse bien la voir. " Bon, maintenant, dis moi où que t'as vraiment dégoté ce petit monde ?
- Je… je… l'ai négocié avec un Rhymarien sur Kwili", répondit Pustula, la voix tremblante.
- Et que ferait donc un Rhymarien avec un monde en sa possession avec lequel négocier ?" Les deux bouches de Schlogg se tordaient de suspicion.
En s'agitant, Pustula évita son regard. " Il se pourrait que j'ai peut-être convaincu Ozzgod de me fabriquer un monde", admit-elle. " Et quand que j'ai pas pu payer, il a eu le temps de le revendre à un Rhymarien avant que je le tue. Mais j'ai fait un bon marché avec ce Rhymarien : s'il me donnait le monde, je lui laissais la vie sauve. Je pense qu'il a tiré le meilleur parti de ce marché à la con."
Schlogg secoua lentement sa tête bulbeuse, ses tentacules tressaillant d'incrédulité. Ses deux bouches s'ouvrirent et se fermèrent sous le choc. " T'as vraiment demandé à Ozzgod de te fabriquer un monde ?" Son œil cyclopéèn se plissa alors qu'il se penchait en avant. " Et tu pensais vraiment que je verrais pas la différence ?
- J'espérais que ce serait pas le cas", marmonna-t-elle en se déplaçant, mal à l'aise sur son siège.
Schlogg se pencha en arrière et tapota rythmiquement ses tentacules sur la table, agité, son œil unique l'étudiant attentivement. " As-tu la moindre idée de la manière dont Ozzgod gère ses affaires ?"
Pustula secoua la tête.
" Tout au plus, il est louche", continua Schlogg, la voix de plus en plus menaçante. " Est-ce qu'il t'a demandé d'imaginer un monde pour qu'il puisse te le fabriquer ?
- Eh bien, oui, c'est ce qu'il a fait.
- Et de tous ces mondes que tu as visités, auquel as-tu pensé ?
- Au mien, bien sûr. J’ai pensé à la Terre."
Schlogg soupira, un étrange sifflement, long et lent, emplissant l'air d'un arôme fétide. " Bien sûr que c'est ce que t'as fait. À quel autre monde aurais-tu pu penser !"
Il déplaça son corps vers une nouvelle machine et déposa doucement la bille dans le récepteur. Une fois qu'il eut appuyé sur un interrupteur, un bruit vrombissant emplit l'air tandis qu'un faisceau lumineux de la machine se projetait sur le mur opposé. Dans ce flux de lumière constant, des images surgirent.
Pustula sourit d'une joie non dissimulée, et un pincement lui fit mal au cœur. " C'est elle, c'est la Terre !
- Tout juste, vilaine Terrienne impétueuse. C'est bien la Terre".
À la lumière, elle pouvait voir des gens bouger, vaquer à leurs occupations quotidiennes, ne faisant plus la queue devant les vaccinodromes. Elle se souvenait des voitures et des avions qui fonctionnaient aux énergies thermiques, si primitives par rapport à ce que l'univers tout entier avait à offrir, mais c'était sa maison.
" Écoute, Schlogg, tu as maintenant un nouveau monde. C'est peut-être pas celui que tu voulais, mais c'est un bon monde. Maintenant, peux-tu me renvoyer chez moi ?
- Je suis pas sûr que tu comprennes l’ampleur du problème qu'on a maintenant, stupide vilaine petite terrienne", dit Schlogg, ses tentacules frottant sa tête avec ennui et lassitude. " Ce petit monde est la Terre. Je ne peux pas te renvoyer chez toi sur un monde aussi minuscule sans qu'Ozzgod, que tu as envoyé rejoindre son Créateur, puisse aussi te miniaturiser. Ta petite planète en marbre bleu est beaucoup trop petite pour toi désormais, et qui plus est, elle fait désormais partie de ma collection et j'ai sûrement pas besoin d'une pustule telle que toi pour venir me la véroler..."