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13 sept. 2022

662. Pénurie alimentaire


Pénurie alimentaire

Signaux déclencheurs : mentions de suicide, de mort, de meurtre et de violence.

Rapport d'échec critique - Unité 6767 - Toutes les communications sont en vrac.

Les mots clignotaient sur notre panneau de contrôle. On savait tous ce que ça signifiait. Tous les cinq, on respira et on ne dit absolument rien pendant un moment. Puis Gérard gueula un long "Meeerde", qui, hem, que j'ai pas besoin de vous expliquer.

Notre mission était simple, collecter des données, rechercher la planète, ne pas mourir, ne pas créer plus de problèmes qu'on était capable d'en créer. Le Collectif ne gaspillait pas de ressources dans les missions de sauvetage mais il payait bien et si t'étais perdu en mission, ta famille recevait une belle compensation.
Ce qui me regardait pas vraiment.
Personne serait là pour encaisser mon chèque.

"Paniquez pas !" dit alors Maïté. Je les observais tous les quatre du coin de l'œil, une influence apaisante.

"Putain de bordel de merde !" Une crise est survenue lorsque Nico a décidé que la solution consistait à balourder tout ce qui se trouvait à sa portée sur les cloisons. La bonne solution consiste pourtant presque tout le temps à ne jamais balourder d'objets.

Les gens réagissent différemment à l'idée de leur lente disparition, certains jettent des objets contre les murs, d'autres essaient de garder le moral. D'autres s'assoient dans un coin et se balancent d'avant en arrière tels des rabbins devant le mur où qu'on se lamente. C'était Karine, elle marmonnait quelque chose. Il s'agissait peut-être de ses frères restés au pays. Au moins, ceux-là seraient encore en vie pour encaisser son chèque.

Il était temps de faire des plans. Ce qui est plus facile à dire qu'à faire lorsque vous regardez dans le trou du canon d'une arme à feu. Mais peut-être qu'une arme à feu était une métaphore trop rapide pour ce qui risquait de nous arriver. On allait manquer lentement mais sûrement de ravitaillement, considérés comme une cause perdue par Le Collectif. 
Nous aurions de l'eau, bien sûr, mais la nourriture serait rationnée puis irrémédiablement épuisée. Peut-être que le générateur tomberait en panne, et nous respirerions une atmosphère toxique jusqu'à ce que nous perdions lentement connaissance. Peut-être que les coms reviendraient et que tout irait bien. Beaucoup de peut-être, trop pas beaucoup de certitudes.

Il nous fallut une heure pour organiser toute la nourriture et établir un plan de rationnement. Nico ne faisait que taper du pied depuis une demi-heure. Nous avons tous remarqué sa tension. J'établis un contact visuel fréquent avec Maïté, vérifiant qu'ils allaient bien et qu'ils ne voyaient pas de nécessité d'agir. Si c'était moi, je l'aurais assommé il y a des heures. Trop de panique n'est pas bon dans cet environnement. Maïté voyait toujours le meilleur côté des gens. S'ils pensent que quelque chose doit être fait, c'est que ça devait l'être. Je continuai de les observer. Ils me regardaient dans les yeux et me transmettaient leur calme.

Gérard se tenait devant le tableau blanc : " Donc, nous devrions avoir suffisamment de rations pour environ 6 semaines, 3 jours. Compte tenu des probabilités-"
- Autant nous tuer maintenant ! " Nico s'était levé. "Tu sais que ces connards ne viendront pas pour nous"
- Nico-" Je tentai de poser une main sur son bras.

" Vire tes sales pattes de là !" hurla-t-il, rejetant mon bras en arrière et manquant de me déboiter l'épaule. Je me reculai un tout petit peu puis je lui fis face tel un chat sur la défensive.
" Nico, faut que tu te calmes " C'était Maïté. Elle tenait ses deux mains face à lui.
" Que je me calme ? Pour qu'on puisse tous crever d'une mort lente et douloureuse ?" Nico se lamentait encore en gueulant de plus belle. " Merci. Pas pour moi." Il se précipita à travers la pièce.
" Ils me feront pas ça, putain !" cria-t-il, son dos arqué, sa voix résonnant jusqu'au plafond au-dessus de nos têtes.

Le Collectif ne l'entendait pas. Nous étions les seuls à l'entendre. Et nous étions aussi condamnés que lui.

Maïté vérifia tout son petit monde avant d'aller se coucher. Je me demandai comment une nana aussi gentille avait pu se retrouver ici.
"Est-ce que ton épaule va bien ?" me demandèrent les autres.
Ma main se porta à cette partie de mon anatomie par réflexe, ça faisait pas mal.
"Ouais, pas besoin de la charcuter ou rien"

Maïté sourit.
Ils me serrèrent la main en me disant que ça irait mieux demain. Ça me donna envie d'y croire.

Nous retrouvâmes le corps de Karine suspendu au câblage lorsque nous nous levâmes le lendemain matin. Elle y était suspendue, toute molle et sans vie. On a essayé de faire semblant de pas penser à l'augmentation de nos rations que sa mort signifiait.
J'aimais bien Karine, elle fredonnait sans cesse pendant qu'elle travaillait. Elle ronflait aussi. Je me demandai si la chambre avec les couchettes superposées serait pas un peu trop calme maintenant. L'air lui-même avide de quelque chose pour remplir le silence.
Maïté et Gérard ont coupé la corde qui lui étranglait le cou et ont allongé son corps. Nous avions des sacs mortuaires en cas d'urgence, alors nous avons enveloppé le sien dans un de ces trucs. C'était zarbi de la voir ainsi. Karine ouvrait toujours sa gueule et maintenant c'était tout ce qui restait d'elle, un sac noir et luisant allongé par terre dans un coin de la pièce et qui pipait pas un mot.

On parla d'elle comme une sorte d'adieu ou d'oraison funèbre. Nous distribuant ses rations supplémentaires.
" Gaspillage de ressources, si vous voulez mon avis" marmonna Nico, mais sans crier ce coup-ci.

Nous reçûmes un autre avertissement quelques heures plus tard.
Rapport de panne de générateur - Unité 6767 - Automatisme en panne.

Nico se remit à balourder encore plus de trucs contre les cloisons, personne ne tenta de l'arrêter. Le générateur devait désormais être redémarré manuellement toutes les trois heures. Une routine monotone pour meubler nos heures restantes. Karine avait été notre oficier-mécanicienne et donc la seule capable de le réparer. Les quatre restants d'entre nous inventâmes un horaire de travail pendant que Nico maudissait le nom de Karine. La chambre aux lits superposés est plus calme sans elle.

On tomba dans une routine. Nous nous asseyions la plupart du temps. Gérard poursuivait ses calculs, rassemblant des tas de données et notant ses conclusions. Nico continuait de foutre la merde sur la futilité de tous ces calculs, mais personne ne lui répondait. Nous nous levions chaque fois que c'est notre tour de redémarrer le générateur. C'était mon tour en début de soirée, j'avais aidé Maïté à planifier de nouvelles grilles de rationnement. Je tapotai les épaules de mes compagnons et me dirigeai vers la coursive. Je descendis les marches jusqu'au petit espace où se trouvait le générateur. Je m'en approchai et appuyai sur l'interrupteur.

Le bourdonnement du générateur retentit une fois de plus autour de l'enceinte.

Je me lèvai de nouveau à 4h du matin pour rallumer le générateur et je tombai sur Gérard.
Son corps était recroquevillé sur le sol près du tableau blanc. Un trou sombre dans sa tête déversait tous ses calculs et sa matière grise dans une flaque sombre. J'avalai de la bile qui me griffa la gorge et me retournai pour le dire aux autres. Il ne restatit plus que Maïté, Nico et moi maintenant. La chambre avec lits superposés semblait étrangement vide. Nous tombions comme des mouches.

Nico vérifia le corps et confirma ce que nous pouvions tous voir. Gérard était mort depuis un certain temps déjà. Nous le plaçâmes dans un sac mortuaire tout comme Karine, en nous efforçant de pas regarder la vilaine ravine qui lui entaillait le crâne. Je rentrai ses bras, les plaçant le long de son corps. J'eus un flash de mémoire. Le revoyant méditer sur ses interminables données indéchiffrables sur les tableaux blancs. Je l'entendais encore marmonner sur les graphiques. Je tapotai sa main et fus choqué par l'état de ses poignets.

Ils étaient emplis d'ecchymoses et rougis d'égratignures. Signes d'une bagarre.
J'avalai ma salive et tentai de pas laisser mon état de choc se trahir sur mon visage. Je lèvai les yeux pour attirer l'attention de Nico. Il cherchait ma réaction et je ne pus qu'espérer que mon visage ne contenait rien qui puisse me trahir.
" Repose en paix mon pote" soupira Nico. Je soulevai un coin de ma bouche.

Je jetai ensuite un œil à Maïté, elle semblait prendre ça mal. Avait-elle vu les marques ? Est-ce qu'elle savait?

J'attendis un moment, faisant semblant de lire de vieux rapports. Ensuite, je demandai à Maïté de me rejoindre pour jouer aux cartes à l'abri des regards et des oreilles indiscretes de Nico. Ce dernier lançait nerveusement une balle contre un mur dans l'espace de réunion. Elle hocha la tête et me rejoignit sur ma couchette. Je ne savais pas par où commencer mais elle me devança.
"J'avais parlé à Karine ce soir-là"
Je devais avoir l'air confus pendant qu'elle continuait.
"Elle ne s'est pas suicidée.
- As-tu vu les poignets de Gérard ?" je lui demandai.

Elles acquiesça. Nous restâmes tous les deux assis là à nous regarder pendant un moment. Je plaçai la carte du dessus du paquet entre nous. Continuer la ruse semblait inutile, mais que pouvait-on faire d'autre ?
" Est-ce qu'on le tue ? lui demandai-je en jouant une carte.
- Non" Maïté joua une carte.
- C'est pourtant nécessaire" Je jouai une autre carte.
- Je ne le pense pas" Elle couvrit ma carte.
- Tu es naïve" Je jouai encore une carte.
- Nous ne sommes pas comme lui" Elle abaissa une autre carte.
- Mieux vaut être comme lui que morts"

Maïté remporta la partie.

Je m'allongeai sur la couchette, sans me soucier des cartes éparpillées. Maïté s'allongea à côté de moi et soupira. Je pouvais la sentir depuis mon côté du matelas, même si tout le savon réglementaire avait la même odeur.
" C'est pas comme ça que je pensais que ma vie se déroulerait" je lui dis, et ça me surprit.
- Je n'avais pas l'intention d'être assassinée" La voix de Maïté était légère.

Je me mis presque à rire mais ça me prit à la gorge.
" Je ne veux pas penser à toi en train d'être assassinée" Ma voix n'était plus qu'un murmure.
- Non, alors ! Pense à quelque chose de complètement différent.
- Comme quoi ?" je lui demandai, nos doigts se frottant le long de nos côtes.

Maïté me parla d'un champ près de chez elle. C'était une zone préservée pour la nature, remplie de marguerites et d'autres fleurs sauvages. Elle me décrivit la vague ondulante du vent caressant l'herbe. Elle me parla de rires et de pique-niques, de bons moments et d'ondées soudaines. Elle me parla pas de sa famille. Elle ne mentionna pas les amis. Qui sera là pour encaisser l'oseille sur le chèque de Maïté ? Qui sera là pour la pleurer ? J'espèrai que rien de tout ça n'arriverait.

Je me permis de vivre un moment dans le champ de Maïté, on en rajoute toujours un chouïa en discutant. M'imaginant un stand pour vendre des boissons fraîches, un festival de musique en été. Des après-midi chauds passés ensemble très loin de cette planète toxique. Loin de la réalité de notre situation.

Nous nous regardâmes et profitâmes d'un moment de paix temporaire. Elle pressa ses lèvres contre les miennes et ce ne fut pas surprenant. C'était paisible.

" Ce n'est pas juste, n'est-ce pas ? 
- Non, la vie ne l'est pas"

Je serrai sa main et retournai à ma couchette quand il fut temps d'éteindre les lumières. Nous convinmes d'un plan de match le lendemain et de nous lever ensemble pour les quarts de redémarrage du générateur en attendant. Nous ne parlâmes pas de la possibilité qu'il soit dans la salle du générateur en attendant l'un de nous. Nous ne mentionnâmes pas comment que l'atmosphère avait changé lorsqu'il entra dans notre chambre aux lits superposés désormais vide.

Je me suis allongé dans ma couchette en me demandant si j'aurais dû rester avec Maïté. Nous étions tous les deux inquiets qu'il réagisse à tout changement. Au lieu de ça, j'ai juste pris ma couchette en face d'elle et l'ai longuement regardée dans les yeux jusqu'à ce qu'elle commence à tomber dans le sommeil.

Le vrombissement du générateur s'est éteint et l'air s'est empli de silence.

Je me balançai hors de ma couchette et ma tête s'agita un peu, depuis combien de temps le générateur s'était-il éteint ?

Pourquoi Maïté ne m'avait-t-elle pas réveillé lorsque ça avait été son tour de le rallumer ? La confusion céda à la panique lorsque je vis sa couchette vide.

Une compréhension maladive s'imprima en moi alors que j'aperçus une unique goutte de sang dans l'embrasure de la porte.

Je retins le cri de chagrin qui tentait de me secouer les lèvres.
Je n'allai pas rechercher son corps.
Je ne voulais pas aboutir aux mêmes conclusions qu'avec Gérard et Karine.
Je ne pouvais pas la voir allongée là comme les deux autres.
Je savais que je devais y aller. Aller jusqu'à l'interrupteur pour rallumer le générateur.

Je savais que j'avais peu de temps. Je savais ce que j'y trouverais. Je savais ce que je trouverais.
Je pouvais le voir dans mon esprit. Se tenir entre moi et ma bouée de sauvetage. Lui.

Cette lueur écœurante dans ses yeux, la sueur sur son front. Couvert du sang de ses collègues, de ses camarades, de ses amis, incrusté jusque sous ses ongles.

Je savais que je devais y aller. Je savais ce que je trouverais. Et encore.
Je serais le prochain. Le dernier à partir. Sauf lui.

Le truc à propos de la peur, c'est qu'imaginer la peur avant qu'elle ne survienne n'empêche pas l'horreur de vos yeux d'en être témoin. J'ai fait le chemin familier.

J'atteins la salle des générateurs.

Il se tenait là. Il y avait une clé à molette serrée dans sa main droite. Il y avait du sang séché dessus. Je me demandai si c'était celui de Maïté. Une touche finale à mettre sur mon visage.

Je le regardai. J'eus presque envie de le saluer comme un collègue, les voies neuronales de mon cerveau se souvenant de lui comme d'un ami alors même que les cheveux se dressaient sur ma nuque.

J'attrapais un bidon de poudre de nettoyage et lui en balançai le contenu en pleine poire. Peut-être que parfois balourder des choses était la bonne réponse.

Il se jeta en avant à travers le nuage de poudre caustique, me heurtant et m'écrasant contre le chambranle de la porte. Je pensai à Maïté et m'appuyai contre lui. Il chancela juste assez pour que je puisse m'esquiver sous son poids.

Je me précipitai du côté de la clé à molette sur le sol, essayant de ne pas penser.

Quelque chose de solide me frappa sur la  tête et ma vision se brouilla davantage. Il me tira par les cheveux pour m'éloigner de la clé mais mes bras continuèrent de s'étendre pour la crocher.

Je rejettai mon corps soudainement en arrière, le déséquilibrant, puis me précipitai vers l'arme. Il y avait de la poudre tout-partout sur le sol et ça brouillait ma vision. Il ne pouvait pas voir clairement non plus, secouant la tête et transpirant. Il ne dit toujours rien, prenant seulement de grandes respirations. Je voulais des explications, mais ses excuses ne résoudraient pas cela. Je savais ce que j'avais à faire.

Je me précipitai sur lui, amenant mon corps sur le sien et abattant la clé à molette partout où je pouvais l'atteindre. Il commença alors à s'affaisser, tandis que je le frappais encore et encore. Mon esprit se ressaisit et je m'arrêtai.

Je vis la vie s'écouler hors de lui, ses yeux se fixèrent sur les miens pendant une seconde puis perdirent tout espoir. Je m'effondrai sur le sol à côté de lui, ma tête sonnant toujours.

Un laps de temps insondable passa.

Un moniteur bipa et m'indiqua qu'un vaisseau de ravitaillement était en approche.

Un moniteur émit un autre bip m'indiquant que le générateur ne fonctionnait toujours pas.

Un moniteur émit un bip.
" Augmentez l'oxygène " hurla une voix.

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