Mami Wata
(ou la mémoire de l'eau.)
La crique cachée du reste du monde semblait pour Jonas être l'endroit idéal pour oublier ses problèmes. Avec une belle chute d'eau devant lui et une flore extravagante qui l'entourait, il sentit, peut-être pour la première fois depuis des mois, qu'il pouvait se détendre dans ce lieu d'isolement.
Il se tenait au bord de l'escarpement rocheux, sec et dénué de végétation de la cascade. L'érosion avait créé un bassin d'eau cristalline à l'intérieur d'un trou creux de roche dure qui s'écoulait en quatre cours réguliers qui disparaissaient dans l'épais paysage forestier de ce coin reculé du Congo.
Quatre pas en arrière seraient tout ce qu'il fallait pour que Jonas soit à nouveau dans la "forêt" - cet endroit semblait être l'un des rares endroits au monde encore intouché par la civilisation, et les arbustes avaient poussé dans la mesure où la nature l'avait permis. Le résultat était une bête verte indomptée. Cette particuarité avait profondément attiré notre fier marin breton.
Il faisait chaud et humide tout au long de son long trajet jusqu'à cette crique. Mais la brume qui jaillissait de la cascade, la même brume qui formait un léger arc-en-ciel au-dessus de sa tête, refroidissait et rafraîchissait son corps.
Il avait entendu parler de cette forêt à partir d'une liste en ligne du « Top 10 des plus belles forêts du monde ». C'était vers le milieu de la liste, mais c'était la plus proche et donc la moins chère à visiter vu que son rafiot se trouvait à Pointe noire. Non que cela signifiait plus grand-chose pour lui. En parcourant les commentaires de la publication, un utilisateur anonyme avait recommandé cette cascade et donné des instructions générales pour l'atteindre. Jusqu'à présent, il pensait que l'endroit était à la hauteur de ses espérances.
Pas trop minable comme endroit pour mourir, pensa-t-il.
Il chercha autour de lui. Des dizaines d'oiseaux de différentes couleurs se reposaient le long des branches autour de lui. Beaucoup d'entre eux tentaient d'exciter leurs homologues féminines afin de tirer un coup et de se reproduire. Plus précisément, un paon à plumes de paon dansait en faisant sa roue pour bien montrer son envergure à une femelle à plumes grises et attirer son attention. Elle ne semblait pas impressionnée. Peut-être qu'elle était myope ?
En continuant à le regarder danser, Jonas pensa que ça lui ressemblait en quelque sorte.
Toi et moi, on est pareils, pensa-t-il.
Il ouvrait et fermait son bec rapidement, mais Jonas ne pouvait l'entendre.
Il doit être muet du gazouillis se dit-il.
L'impact tonitruant de la collision perpétuelle de l'eau de la cascade avec le sol en dessous noyait tous les bruits. Mais ce n'était pas un ramdam que Jonas détestait. Au contraire, c'était apaisant. Il aurait cependant aimé pouvoir entendre chanter le volatile.
"Je t'entends pas", dit-il au mâle à plumes de paon. Mais ses propres paroles parvenaient à ses oreilles comme un gazouillis. Il leva légèrement le menton et cria un peu plus fort : " Je t'entends pas !"
Mais une fois de plus, ses propres mots n'avaient pas tout à fait de sens même à ses propres oreilles.
Il était venu ici vêtu d'un t-shirt bleu moulant et d'un battle-short retenu par une ceinture en nylon avec une simple boucle à pression en plastique. C'était simple et facile à fermer et ça lui permettait de se sentir à l'aise. Il allait pourtant regretter de ne pas avoir porté de manches longues et de pantalons, car il serait plus tard couvert de piqûres de moustiques furieuses et qui allaient le démanger comme c'est pas permis. Cependant, il avait pas prévu de pouvoir regretter grand-chose, donc sa décision n'avait pas semblé si significative.
Sous ses pieds, Jonas aperçut son reflet dans l'eau cristalline. Il pensa qu'il était étrange qu'il puisse voir simultanément son image réfléchie ainsi que la roche dure qui se trouvait en dessous dans le fond de la crique. L'eau était si pure.
Et avec le même sentiment qu'un enfant ressent quand il voit quelque chose de brillant, Jonas ressentit soudain le besoin furieux de plonger sa tête dans l'eau transparente afin de goûter à sa pureté.
Notre Jonas prit une profonde inspiration et, sur les mains et sur les genoux, plongea ses cheveux brun sable dans l'eau ondulante. Immergé, il scruta le fond de la crique avec les joues gonflées, remplies d'oxygène. En bougeant la tête d'un côté à l'autre, il se dit que cette eau là était la plus propre dans laquelle il ait jamais baigné. Il pouvait voir chaque grain de roche et chaque particule flottante. Il pouvait même voir jusqu'à l'autre côté de la crique, à environ cinq mètres, jusqu'à l'endroit où l'eau qui tombait rencontrait la surface du bassin.
Tout lui était visible. Mais ses yeux s'écarquillèrent soudain, sortant presque de sa tête.
Parce qu'il ne s'était pas attendu à voir une main à peau noire surgir et lui faire signe.
Du milieu des bulles formées par l'eau s'écrasant dans la crique stagnante, une main fantôme surgit de l'écume comme s'il s'agissait d'une porte vers un tout autre endroit.
Et cette main était accompagnée d'un petit rire de jeune fille qui sonnait comme si ses lèvres se trouvaient juste à côté de ses oreilles sous la surface. Son visage rougit immensément tandis que le rire cristallin lui rappelait sa jeunesse.
Mais avec ce rire et avec cette main vinrent aussi des bulles qui se formèrent tout autour de lui, même si Jonas ne pouvait en discerner la source.
Ces bulles contenaient des images en mouvement. Des extraits. Des replays d'événements familiers à Jonas. Et après quelques interrogations, il réalisa qu'il s'agissait de rediffusions de ses souvenirs. Des choix qu'il avait faits, peut-être. Ils étaient innombrables mais nombre d'entre eux lui étaient plus significatifs, comme sa rupture et son licenciement par son précédent armateur. Les deux tout récemment.
Mais certains le surprirent beaucoup plus encore car ils n'étaient pas du tout des souvenirs, mais des événements qui lui étaient liés mais auxquels il n'avait pas assité en personne, comme la mort de ses parents tués par l'embrasement accidentel et soudain de leur voiture électrique alors qu'il avait à peine trois ans et se trouvait dans le salon de la maison de ces derniers avec une baby-sitter, des images de la rencontre de ses arrière-grands-parents qui résulterait un jour en sa propre naissance sur cette terre.
Il savait que l'image dans la bulle qui contenait un couple entrain de faire la course en direction d'un grand chêne, était celle de ses arrière-grands-parents parce que l'histoire de leur rencontre était une histoire si répandue au sein de sa famille - une histoire que lui avaient racontée son bel-oncle et sa tante qui l'avaient élevé après la mort de ses parents.
Dans la bulle, l'histoire se déroulait sous ses yeux comme un enregistrement sur un magnétoscope: Hypnotisé par elle, à la fois par ses yeux de biche, sa poitrine altière, sa taille de guèpe, ses hanches rebondies et sa nature avenante, l'homme avait préparé le terrain pour un jeu - un défi sous forme de course à pieds, le prix étant que, quel que soit le gagnant, il aurait la capacité de faire faire au perdant n'importe quoi dans les limites du raisonnable et de la bien-séance; étant épris, il n'y avait aucun doute sur ce que l'homme voulait : un rendez-vous galant avec la jeune femme dans un restaurant de la ville.
Cependant, il boitait beaucoup en raison d'une blessure reçue dans les tranchées pas loin du Chemin des Dames. La jeune femme n'accepta de jouer que parce qu'elle estimait que gagner ne demanderait que peu d'efforts, d'où son acceptation du pari. Elle pensait que ce serait un moyen facile pour elle d'avoir quelqu'un pour faire ses corvées, genre porter ses sacs pendant ses courses aux Halles ou à la Samaritaine. Cependant, à la grande surprise et à la grande joie de son futur arrière grand-père, elle s'arrêta sa course à cause d'une foulure de cheville juste avant d'atteindre l'arbre, lui permettant ainsi de la devancer et d'atteindre la ligne d'arrivée avec deux bons mètres d'avance.
La bulle continua de monter. Elle approchait maintenant de la surface du bassin lorsque son futur grand-papi se retourna avec un sourire béât en direction de sa future grand-mamie et lui dit: " C'était serré. Je pensais que tu m'avais presque battu là !"
Puis la bulle éclata en atteignant la peau de l'eau. Une autre bulle attira son regard avec le doigt de la main noire pointé dessus.
Dans cette bulle, son père, - il le reconnut à sa veste canadienne fétiche - accompagné d'une femme enceinte qu'il tenait par la main, se dirigeaient vers un centre de vaccination Covid19 local tandis que les cris, les klaxons, et les banderolles d'une foule anti-pass sanitaire venaient leur résonner dans les oreilles, les faisant changer d'avis et rejoindre la manif.
Jonas se demanda à quel point tout aurait été différent si son arrière-mamie avait gagné cette course contre son arrière-papi ou si ses parents s'étaient faits vaxés.
Il se demanda combien de décisions avaient été prises avant sa propre vie qui l'avaient amené - pas seulement son corps, mais sa personnalité - dans ce monde.
Soudain, il sortit sa tête de l'eau qu'il pensait être la plus pure dans laquelle il ait jamais trempé, et ses tresses humides et suintantes se retournèrent sur sa tête pendant qu'il le faisait; l'eau ruissela sur le dos de sa chemise, soulevant les poils le long de son cou à cause du froid.
Il chercha l'origine du rire de la jeune fille, de la foule et de la main noire qui l''avait accompagné, mais il ne trouva rien à part les mêmes limites de la forêt et la brume arc-en-ciel de la cascade qui se trouvaient là auparavant.
Et Jonas se releva et entama le chemin du retour vers son hôtel en pensant à tous ceux qui avaient vécu avant lui et aux décisions qu'ils avaient prises qui l'avaient amené à être vivant au premier plan de son esprit. Le sentier consistait en une couple de kilomètres de terrain négligé - terrain humide, irritant, inconfortable et empesté de moustiques - mais il ne trouva ni la distance trop grande ni l'environnement trop dur pour lui parce qu'il savait que le voyage ne serait rien d'autre qu'un autre signet dans sa vie. Un marque-page insignifiant mais signifiant un choix qui en conduirait inexorablement un autre après lui puis un autre après eux.
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