Humains et au-delà
L'humanité ne pourra jamais vraiment comprendre l'infini. L'homme voit l'océan et clâme que l'horizon est l'infini même si nous possédons un catalogue complet des cartes nautiques de sa finalité. Ils peuvent certainement situer l'infini en termes de concept mathématique et ils ont étiqueté des choses comme l'univers lui-même comme étant infinies. Pourtant, si vous deviez leur demander de garder cet infini dans leur esprit, d'imaginer ce que cela pourrait être de se déplacer dans une direction dépassant la vitesse de la lumière et de ne jamais manquer d'espace pour voler, leur cerveau de macaque échouerait et ils retourneraient à leur outils et concepts confortables et finis. C'est pourquoi l'homme est intimidé face à l'infini. C'est pourquoi, pense Joseph, l'homme est intimidé face à un dieu.
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Joseph et Rémi furent obligés de suivre les semelles sous leurs pieds nus dans la poussière jusqu'au service du soir. Malgré tous leurs efforts, leurs pieds ne trouvaient pas d'autre chemin à cette heure de la journée. De part et d'autre de la foule, les éperons osseux des vieilles constructions de ciment surgissaient de la chair rouillée du sol, technologie détritivore des dieux épanouie des ressources minérales restantes. Huileux et noir et arc-en-ciel irisé, les fils du dieu s'épaissirent et convergèrent avec la foule sur leur chemin vers l'église de la plantation qui trônait au centre de la ville desséchée où vivait Joseph.
"Je prie pour que ce soit moi", déclara ce dernier à Rémi.
"J'espère que ce ne sera personne", répondit Rémi sans même jeter un œil à son pote.
Les sourcils épais de Joseph se froncèrent tandis qu'il fixait les boucles couvertes de suie à l'arrière de la tête de son ami, se déplaçant en file indienne à travers la masse croissante de corps bronzés pour rester ensemble.
"Il faut que ce soit quelqu'un", souffla Joseph à l'arrière du crâne de Rémi. "Les dieux exigent une offrande chaque jour."
"Peut-être, peut-être pas," répondit ce dernier. "Je pense qu'ils nous utilisent plus qu'ils ne veuillent bien qu'on le sache."
Les deux hommes s'arrêtèrent. À l'unisson parfait, chaque frère et sœur constituant la foule se figea sur place. Un souffle passa parmi eux tous, puis un autre, et encore un autre, tous dans une parfaite unité. Le silence tomba alors qu'ils sentaient les dieux vibrer à travers les cordes de la réalité.
Leurs yeux étaient attirés vers l'autel vide, le marbre blanc contre lequel la coque lisse du vaisseau de la plantation qui récoltait lentement les restes de la technologie humaine s'appuyait. Pourtant, aussi vide que fût l'autel, pas un seul visage ne pouvait s'en détourner. Là où un prêtre aurait dû se tenir comme tous les jours saints, se tenait une coalescence d'air, un chatoiement de chaleur ressenti dans chaque cœur plus qu'il n'était vu dans leurs yeux. , Oh my god ! Un Dieu.
Leur respiration unifiée continua, augmentant en rythme et en tonalité. Alors que Joseph regardait, il vit les épaules devant lui se relâcher, les postures rigides s'assouplir, et dans sa vision périphérique, il pouvait dire que chaque visage arborait le même sourire qu'il pouvait sentir ramper sur le sien. "Tu es humain", semblait dire le Dieu. Pas une déclaration, un commandement. Il ne s'adressait pas à Joseph ou à Rémi ou à tout autre individu, mais à eux tous. "Vous êtes un peuple, une tribu, un organisme avec beaucoup de mains et autant de pieds."
Le soleil sur leur peau nue avait effacé de nombreuses différences de race, mais les dieux avaient aussi effacé le reste. Pas un visage parmi eux n'était atteint de la maladie. Aucun ne semblait avoir plus de vingt-cinq ans. Chaque membre perdu, chaque cicatrice et chaque infirmité avaient disparu avec la venue des dieux.
Nous sommes humains, pensa Joseph, et vous êtes divin. Comment Rémi peut penser à critiquer votre but me dépasse. S'il vous plaît, élisez-moi comme offrande aujourd'hui. Je suis prêt.
Il laissa le sentiment d'appartenance l'envahir et le traverser, le laissa lui titiller les nerfs jusqu'à ce que les doigts de ses mains s'emballent d'un tremblement extatique. Le halètement unifié de la foule menaça de partir en hyperventilation quand finalement, ils sentirent l'énergie derrière l'autel changer.
Il tira sur un fil de son moi énergétique et la cascade de pouvoir attira magnétiquement les yeux sur lui. Comme un seul homme, la foule tourna son regard pour suivre le fil vibrant jusqu'à sa destination.
La convergence de leurs yeux semblait suivre une goutte de rosée dans l'air, une goutte d'eau bénite en route pour oindre l'élu du jour. Joseph regarda comme les milliers de personne qui l'entouraient tandis que l'énergie se dirigeait vers lui, son cœur menaçant d'éclater hors de sa cage thoracique pour l'accueillir.
Mais alors, à quelques mètres de sa destination, la bénédiction changea d'avis, plongea comme si elle avait perdu sa cible et ne tomba pas sur Joseph, mais sur le front de Rémi, grésillant là, illuminant son regard choqué aux yeux de tous.
Les acclamations de la foule déchirèrent le silence tandis que le dieu revenait dans son vaisseau. Le claquement de chair nue retentit alors que les corps se rapprochaient pour se saisir de Rémi, l'offrande ointe et désignée, et le hisser sur leurs épaules. Ils lui crièrent leurs félicitations, les visages ravis de la même joie qui traversait Joseph et lui demandaient de les suivre. Serrant les ongles dans ses paumes, Joseph suivit la foule.
Il voulait ressentir l'exaltation pour son ami choisi dans sa propre âme, mais le grincement des dents de Joseph était trop fort. Tandis qu'ils portaient Rémi devant les fontaines d'alimentation, leurs auges poreuses suintant de nutriment rose, Joseph aspirait à la joie désintéressée qu'il voyait dans les sourires en plastique sur tous les visages. Il pouvait la sentir chatouiller les poils de son corps, mise là par les dieux si seulement il pouvait la laisser entrer.
Joseph regarda Rémi tourner frénétiquement la tête. Lorsque Rémi repéra enfin son ami dans la foule, Joseph avait presque remonté les commissures de ses lèvres jusqu'à ses oreilles, mais il sentit que le plissement de sa peau bronzée n'atteignait pas ses yeux.
Peut-être que Rémi avait vu ça ou peut-être que la poussière écœurante soulevée par tant de pieds avait simplement embrumé les yeux de ce dernier, car Joseph crut voir une larme couler sur le visage de son ami dans l'enchevêtrement de sa barbe.
Dans une synchronicité implacable, les pas de la foule transportèrent Rémi d'un site de purification à l'autre. Près des fosses orgiaques, il fut baigné dans les douches extérieures par de nombreuses mains, savonné puis lavé et savonné de nouveau jusqu'à ce qu'aucun grain de poussière rouge ne subsiste.
Joseph se pressa dans la foule, tendant la main gauche pour participer au lavage de son ami, mais au dernier moment, il trouva sa main réticente à se joindre à la tâche. Il s'empara simplement d'un peu de mousse sur l'épaule de Rémi et se la colla sur son propre front.
La foule déplaça méticuleusement Rémi vers les bivouacs et le ravitaillement. Sans le laisser toucher terre, les frères et les sœurs le recouvrirent du seul vêtement qui leur était le plus familier, le scaphandre de l'offrande.
Un casque transparent fit apparaitre des halos scintillants autour des boucles dégoulinantes de Rémi, le maillage rouge rouille du scaphandre étouffant engloutit chaque membre avant que la fermeture éclair hermétique ne se referme derrière son dos. Le scaphandre masquait complètement sa forme, les manches et les jambes pendant bien au-delà de l'extrémité de ses membres.
La hâte de la foule était désormais évidente, des "ouah!" spontanés d'excitation déchirant l'air tandis que Rémi était précipité de la lumière du soleil dans l'ombre de la Miaya.
Joseph pressa ses pieds nus dans une précipitation prudente, évitant de justesse de trébucher parmi le tapis de fils charnus menant à l'estrade. Déjà la Miaya avait ouvert son ombilical, mettant en lumière le nœud de fils noirs où Rémi allait devoir remplir ses fonctions. Joseph devait y arriver en premier. Il devait parler avec son ami.
Il pouvait voir les yeux de ce dernier fixés, non pas sur l'estrade qui était leur destination, mais sur la vie de l'offrande précédente à l'abri de la Miaya flottante, sa coque d'encre rendant leur peau d'un blanc qui semblait les sanctifier dans l'obscurité. Beaucoup de leurs membres avaient déjà repoussé grâce à un régime régulier de thérapie génique et de boue nutritive dense fournie par les fils de soutien tout autour. Ils hochèrent la tête en reconnaissance de leur nouveau membre. Rémi se contenta de les fixer.
Luisant de sueur et malade, avec une corde cardiaque relâchée quelque part sous l'euphorie de la foule, Joseph patienta à l'estrade à la place d'honneur. Rémi fut doucement allongé face au ciel, l'éclat de l'ouverture ombilicale de la Miaya cachant son expression à Joseph tandis qu'il se tenait au-dessus de l'épaule droite de Rémi.
Sept autres frères et sœurs les rejoignirent sur l'estrade, un à chaque épaule, un à chaque hanche et un à chaque main et pied. Les suppliants faisaient face à l'estrade comme des fleurs attendant la pluie, les visages illuminés par le faisceau de lumière constant du vaisseau au-dessus de leurs têtes.
" Rémi ", chantonna Joseph au-dessus du pincement du fil détendu dans sa poitrine, " tu es béni et béni soit ce jour." Il essaya de penser les mots comme il les prononçait mais leur texture était du sable quand ils roulaient sur sa langue.
"Joseph, sors-moi de là." Le chuchotement de Rémi traversa à peine le casque par-dessus le murmure de la foule.
Joseph fixa résolument la demeure des dieux en répondant : "Rémi", dit-il fermement, "Tu devrais être honoré d'être offrande pour les dieux."
- Joseph, s'il te plaît. Ce n'est pas vrai ! Ils ne nous disent pas tout."
Joseph baissa brusquement les yeux : " Tu traites les dieux de menteurs ?
- Ils nous ont tout pris, Joseph ! Toute notre technologie, toute notre histoire...
- Distractions et tentations, divisions de l'humanité. Pense à ce que nous avons reçu en retour ! Santé et bonheur et un but.
- Nous sommes du bétail, Joseph ! On mange, on baise et on s'allonge au soleil. Toi et moi, nous n'aurons aucun héritage. Personne ne se souviendra de nous.
- Tu es ingrat. Blasphématoire." Les chuchotements de Joseph commençaient à attirer le regard des frères et sœurs à proximité. Il baissa encore plus la voix mais le battement venimeux de son cœur ne pouvait plus être caché. "C'EST notre héritage. Ce que nous pouvons faire pour les dieux. Tu n'as pas besoin qu'on se souvienne de toi en tant que Rémi lorsque tu les rejoindras enfin en tant qu'être d'énergie immortelle."
" Plaide la contamination, Joseph, je t'en supplie." Les mots de Rémi se brouillèrent tandis que l'oxygène dans le scaphandre de l' offrande s'épuisait.
" La seule chose contaminée," dit Joseph, "c'est ta façon de penser. Ne crains rien. Tu auras beaucoup de temps pour réfléchir. Les offrandes d'hier et de demain pourront t'apprendre."
L'énergie chantait depuis le vaisseau. Les dieux étaient parmi eux, répandant la joie et l'appartenance, mais ils ne semblaient pas adoucir la posture droite de Joseph ou desserrer la plante de ses poings. Quatre tubes cristallins glissèrent de l'ouverture ombilicale de la Miaya avec un sifflement sensuel.
Arrivés à l'estrade, Joseph et les sept frères se mirent au travail. Alors que les tubes étaient montés hermétiquement sur une série de mécanismes de verrouillage près des mains et des pieds de Rémi, Joseph alla travailler avec trois des frères en treuillant des lanières de cuir épaisses sous les épaules et entre les deux aines de Rémi. Un clic plus serré. Un de plus. Il ne suffisait pas de bloquer l'air, le flux sanguin lui-même devait être complètement coupé.
À l'unisson, Joseph et les trois serrèrent, resserrèrent et resserrèrent à mort les sangles, la main gauche de Joseph brûlant sous l'effort. Il jeta un coup d'œil à ses frères sur l'estrade. L'extase et la sueur coulaient à parts égales. Ses yeux tombèrent sur Rémi. Haletant dans l'oxygène décroissant, son visage ne montrait plus que de la peur. Peur blasphématoire.
Le point culminant de la cérémonie était arrivé. Le pompage des treuils devint plus dur et plus lent, les grognements d'effort plus vigoureux. Avec un grand cri, les tubes furent attachés. Avec un dernier gémissement rauque, les treuils émirent leur dernier déclic.
Sauf celui de Joseph. Au moment de l'effort maximal, il trouva à nouveau sa main gauche réticente, le chant dans son cœur dissonant avec l'énergie des dieux.
La lumière de la Miaya s'abattit avec une chaleur aveuglante. Joseph et les frères dégagèrent de l'estrade mais pas une âme ne leur protégea les yeux. Peu importe combien de jours, combien d'offrandes, la naissance d'un dieu était une chose spectaculaire à voir.
Un épais brouillard plein de lumière fractale et de mirage changeant rampa le long des tubes de cristal jusqu'à l'endroit où Rémi haletait, essayant désespérément d'extraire l'oxygène de l'air vicié à l'intérieur de son scaphandre. Le brouillard s'arrêta au joint entre le tube et le scaphandre, hésitant, timide. Puis, il poussa de l'avant, pénétrant les évents. Chaque frère et sœur cambra le dos, le bassin poussé vers l'avant par le courant lui tranchant les nerfs, les yeux fermés pour mieux ressentir la délicieuse douleur.
Sauf Joseph.
Il regarda, fasciné, les bras de Rémi se convulser derrière le tissu rouillé, se pliant d'une manière impossible pour des articulations humaines. Insonorisé par le casque de verre et les gémissements de la foule, Joseph fut le seul à voir crier Rémi. La tête rejetée en arrière, les yeux de Rémi dansaient tandis que sa mâchoire se décrochait, les artères et les tendons palpitant. De la condensation se forma sur le verre à cause de la chaleur de son cri tandis que des taches rouges fleurissaient contre la rouille des manches du scaphandre.
Les torsions cessèrent. Dans les tubes de cristal s'élevèrent quatre masses ovoïdes d'énergie. Nouveaux dieux. Invisibles à la foule, ils furent tendrement emballés dans leurs propres vaisseaux de plantation. L'énergie jaillit de la coque côté espace de la Miaya cette nuit-là comme toutes les autres. Quatre vaisseaux se glissèrent entre les cordes de la réalité sur leur chemin vers l'infini. En route pour trouver quatre autres mondes à récolter.
Les frères et sœurs s'effondrèrent autour de Joseph. Les os ramollis par l'expérience, ils tombèrent à genoux, la tête baissée et les paumes levées. Beaucoup étaient déjà presque endormis mais un grincement sur l'estrade leur fit lever les yeux une fois de plus.
Quelque chose arrivait à Rémi. Le casque de verre, conçu pour se libérer dès que les dieux quittaient la chair de l'offrande, n'avait pas été libéré. L'épaule droite de Rémi tremblait. Il semblait s'être évanoui à cause de l'expérience, mais dans son repos, un brouillard s'échappait de son nez et de sa bouche. Un brouillard plein de fractales.
Cette brume tourbillonnait et dansait dans le courant du souffle de Rémi. Puis, aiguisant ses gouttelettes en aiguilles, elle pénétra dans les pores de sa chair. La lumière sembla se tortiller et danser sous sa peau. Partout où la lumière allait, il y avait des creux et des poches, les traînées creuses d'os mangés et de tendons avalés. Là où la peau était tombée, le sang jaillissait, pulvérisant l'intérieur du casque. Bientôt, il n'y eut plus de matière organique. Juste la lumière de Dieu où l'ami de Joseph s'était trouvé, brillant à travers un casque sanglant.
L'œuf le plus récent glissa sur le bras droit du scaphandre de l'offrande, maintenant magnifiquement rouge de la tête aux pieds. L'œuf trouva son chemin dans le tube jusqu'à la Miaya, pulsant plus fort que ses frères et sœurs, nourri d'un endomètre plus nutritif.
Une acclamation éclata de la foule prostrée, frères et sœurs pleurant leur joie à la naissance d'un cinquième dieu ce jour-là.
"Béni soit frère Rémi !" crièrent-ils : " Le premier d'entre nous à rejoindre les dieux !"
Tranquillement, Joseph se dirigea vers l'estrade. Seul au milieu des pleurs, il détacha les vêtements et ramassa le casque d'où il était tombé, une mare de sang coulant autour du bas. Il traversa la foule agenouillée, nombre d'entre eux plongeant leurs doigts dans le casque pour s'oindre dans l'espoir de devenir un jour des dieux.
Mais Joseph connaissait la vérité.
Le sang devait être lavé le soir même. Il n'était pas bon de tacher le scaphandre d'offrande sacrificielle.