Retrouver mon vieux Helston's au fond de notre grenier, ça avait été comme de retrouver une partie de moi-même perdue depuis longtemps. Après vingt ans et plus de kilos que je voudrais bien l'admettre, je m'attendais pas à ce qu'il soit encore en forme et à ma taille. Mes bras glissèrent dans les manches et le poids conséquent vint se poser sur mes épaules. Le blouson de moto qui avait autrefois défini mon mode de vie me convenait mieux que je n'aurais osé en rêver. Je me tins devant le miroir de notre armoire et me demandai si la personne que j'étais devenue lui convenait toujours aussi bien qu'à mon corps. Les souvenirs ressemblaient à la fois à un poids qui me clouait au sol et à une corde qui me tirait vers le haut. Je souris, me sentant plus moi-même que je ne l'avais jamais été depuis longtemps.
Par instinct, mes mains se glissèrent dans mes poches et je pris une pose détendue. Je me demandai juste quand et pourquoi j'avais cessé de porter ce cuir. Mon processus de pensée dérailla lorsque je remarquai qu'y avait quelque chose dans la poche intérieure qui s'appuyait contre ma poitrine. Je glissai ma main à l'intérieur et je trouvai un Kodack jetable avec la pellicule arrivée au bout du rouleau. Aussi loin que je me souvienne, les photos prises au smartphone m'avaient toujours suffies. La curiosité sur ce qui pouvait se trouver dans cet appareil était accablante, et j'éprouvai instantanément le besoin de trouver un endroit qui pourrait en développer le contenu immédiatement.
Je passai quelques appels ce soir-là et je fus agréablement surpris d'être content de constater qu'un certain Jímenez dans le barrio de la Malasaña développait encore des pellicules argentiques dans une ruelle donnant sur la calle de Fuencarral. Le processus nécessitait l'envoi de la caméra hors site, il y aurait donc un peu retard. Trois jours plus tard, je retournai dans la boutique portant toujours mon vieux blouson et je récupérai une enveloppe remplie de photos.
Trop impatient pour attendre d'être rentré chez moi pour voir qu'est-ce qu'y avait dedans, j'ai déchiré l'enveloppe dès que je suis monté dans ma caisse et j'ai commencé à feuilleter le paquet de photos. Je m'attendais à être frappé par une autre vague de nostalgie à ces moments perdus depuis longtemps. Les premières photos étaient dans un de mes anciens appartements et m'ont rappelé un flot de souvenirs. Certains d'entre eux étaient des moments de fête avec une gang de bikers, mais d'autres faisaient preuve de disette financière. Les autres photos avaient toutes été prises à l'intérieur de ce que je ne pouvais que deviner être un laboratoire futuriste. Le long des murs se trouvaient de grandes et larges colonnes de verre tubulaires allant du sol au plafond. La dernière photo était un gros plan sur un de ces tubes. À l'intérieur de ce derrnier, je me suis vu entrain de flotter dans un liquide avec des intraveineuses dans les bras.
Au début, je me suis demandé qui qu'avait bien pu prendre ces photos, mais ensuite j'ai remarqué un reflet dans le tube de verre ou de plexiglass. C'était ma gueule qui se reflétait. Je savais pas comment que c'était possible, mais j'avais en quelque sorte pris ces photos de moi-même à l'intérieur de ce tube. Ma tête se mit à faire une grossesse nerveuse devant l'impossibilité de ce truc. Je n'avais aucun souvenir de cet endroit, et j'étais à peu près sûr d'être certain que je me serais souvenu de quelque chose d'aussi traumatisant que de trouver une copie de moi-même flottant dans un grand tube éprouvette.
J'ai senti une sensation de chaleur m'envahir le corps. Mon cœur battait la chamade et ma respiration se fit plus profonde. C'étaient des sensations familières, et je savais ce qu'elles signalaient. En quelques instants, une attaque de panique allait me submerger. J'étais juste assis dans ma caisse le long du trottoir et je ne conduisais pas, heureusement, car ça aurait pu être dangereux pour les madrilènes qui fréquentaient le barrio. Dans ma caboche, j'essayais de me dire qu'il devait y avoir une explication et que je trouverais cette dernière plus tard. Mon corps, cependant, me fit savoir qu'il se sentait oppressé et que je devais faire quelque chose, sinon j'allais mourir. J'essayai de forcer mes pensées à reprendre le contrôle, mais je ne pouvais pas détacher mes yeux de la photo. Il n'y avait pas d'autre choix que de surfer sur les vagues de la panique jusqu'à ce qu'elles se calment.
Deux heures plus tard, je franchis la porte d'entrée de ma casbah dans une sorte de brume. Le monde était muet et rien ne semblait tout à fait réel. J'avais l'esprit engourdi, évitant de penser à quoi que ce soit de trop sérieux. Je fonctionnais, et c'était tout ce que je pouvais espérer. Mon fauteuil inclinable m'a accueilli dans le salon alors que je me glissais dedans et mettai en marche le masseur intégré. J'ai pas pris la peine d'allumer la télé et j'ai simplement regardé l'écran vide. Je sais pas combien de temps s'est écoulé, mais ma femme est rentrée à la maison avant que je m'en sorte. Elle est allée directement dans la cuisine pour décharger ses sacs, sans même me remarquer.
" Ça va, querido ? " Elle se tenait sur le seuil de la cuisine et me regardait. "Qu'est-ce qui ne va pas, mon chat ?"
Je lui ai tendu l'enveloppe et elle l'a prise. J'ai regardé les émotions traverser son visage tandis qu'elle les parcourait. D'abord la nostalgie puis l'angoisse. Ce que je n'ai pas vu, c'est la surprise. Elle ne s'attendait pas à voir ces photos, mais ce qu'il y avait dessus ne l'a pas choquée comme moi. "Tu reconnais l'endroit, n'est-ce pas ?" J'ai essayé de garder ma voix sans émotion, mais j'ai perçu de la colère grincer en s'y infiltrant.
"Où ce que t'as eu ces photos ?" Sa voix était plate, mais son langage corporel me faisait penser à des montagnes russes. Elle s'est éloignée de moi de deux pas et s'est mise à déplacer presque inconsciemment son poids entre ses deux guiboles. C'étaient des signes de nervosité. Ses yeux n'arrivaient pas à croiser les miens et tout ça me disait qu'elle se sentait coupable de quelque chose.
" Qu'est-ce que tu me caches ? " Dans des circonstances normales, je n'élève jamais la voix, mais à ce moment-là, je gueulai ça littéralement. J'avais l'impression de venir de perdre une emprise très ténue sur ma santé mentale. Elle fut tellement surprise qu'elle fit tomber les photos par terre. J'ai pointé la photo de moi flottant dans le tube. "Qu'est-ce que c'est que ça, et pourquoi que je me souviens pas du tout de cette baignade ?
- Calme-toi, mon lapin. Tout va bien se passer. " Elle a levé les mains de manière apaisante. "Tu dois juste te rappeler que la lune verte se couche toujours avant midi."
Avant que je puisse lui demander qu'est-ce que c'était censé signifier, je sentis mon corps se raidir. Je tentai de bouger, mais mon corps refusa de se plier à ma volonté. Je me tenais là, visage en avant, et je la regardai se diriger vers la cuisine et se verser un verre de scotch. Elle avait l'air sensiblement plus détendue en revenant dans la pièce. " Je suis tellement contente que ça fonctionne toujours. J'étais pas sûre que ce serait le cas après toutes ces années."
Peu importe à quel point je me battais pour bouger, j'étais comme qui dirait complètement immobilisé. Elle s'assit dans le canapé et se détendit, sortant son téléphone portable. "Ramon, nous avons un problème." Elle écouta un instant. "Il sait. D'une manière ou d'une autre, il a obtenu des photos du labo et de lui-même en train de pousser.". Elle se prit une autre bonne rasade de son whisky. "J'ai besoin d'une solution maintenant."
Mon esprit se fixa sur son commentaire à propos de ma croissance. Je savais qu'elle se disputait encore avec son interlocuteur au téléphone, mais j'avais perdu le fil de ce qu'elle racontait. Je concentrai toute mon énergie mentale et ma volonté sur le mouvement. Très lentement, le poids a diminué. Pas assez pour que je puisse bouger, mais j'avais juste l'impression d'avoir besoin de plus de temps. J'avais besoin qu'elle reste distraite pour qu'elle ne remarque pas mes efforts. C'est alors qu'elle a raccroché le téléphone et est revenue vers moi. Elle posa sa main sur ma joue. " Ne t'inquiète pas, mon chat, on va tout arranger. Mon assistant est en déjà route.
- Qu'est-ce que vous m'avez fait ?" Il me fallu tous mes efforts pour prononcer ces quelques mots. J'avais besoin qu'elle continue de parler.
Elle m'a regardé avec admiration. "Tu n'es pas censé pouvoir parler."
Mes yeux croisèrent les siens, et j'y mis toute la colère que je pouvais. "Qu'est-ce que vous m'avez fait ?" J'étais plus bruyant ce coup-ci, et je me rendis compte que plus j'étais en pétard et plus j'avais peur, plus il m'était facile de dépasser ce qui me paralysait. L'adrénaline aidait apparemment à contrer l'effet. J'avais juste besoin qu'elle continue à parler parce qu'à ce stade, sa voix contribuait à alimenter les raisins raisons de ma colère.
Elle recula de trois pas et laissa échapper un profond soupir. "J'aurais dû savoir que quelque chose n'allait pas quand tu as commencé à remettre ce putain de blouson." Elle a commencé à me retirer le cuir et j'ai eu l'impression qu'une partie de moi était à nouveau arrachée. "Il portait toujours ce truc de motard, mais j'avais modifié ton esprit pour que tu l'oublies. Tu sais que tu devrais vraiment me remercier." Elle trébucha en arrière avec un grognement lorsque la dernière manche du blouson se libéra d'un coup de mon bras. "Tu n'existerais même pas si ce n'était pas pour moi. Je t'ai cloné à partir d'un looser mais regarde-toi maintenant." Son visage était juste en face du mien et il me gueulait dessus. Nous nous étions disputés auparavant, mais je ne l'avais jamais entendue utiliser un tel ton.
"Qu'est-ce qui lui est arrivé?" J'étais pas vraiment sûr de la réponse que je souhaitais entendre.
"Il est mort. Je pouvais pas le laisser traîner en ville un fois que t'avais pris sa place, tu comprends ça ?" Sa voix avait un peu perdu de son mordant. " Ramon et moi allons régler ça. Nous pouvons te faire oublier tout ce qui s'est passé depuis une semaine, et cette fois je vais détruire ce blouson.". Elle m'a souri et sa voix s'est radoucie. " Tout peut revenir à la normale. J'ai juste besoin que tu me dises où tu as eu ces photos. Quelqu'un d'autre les a-t-il vues ?"
Je réalisai qu'elle était inquiète. C'était la seule chose que j'avais pour moi. "Je te le dirai si tu réponds à une question.
- Je n'ai rien à te cacher.Tu ne conserveras aucun souvenir de cette conversation de toute manière.
- Pourquoi? Pourquoi m'as-tu créé et pourquoi que tu l'as remplacé ?"
Elle me regarda un instant avant de répondre. Il semblait qu'elle se souvenait. "C'était il y a vingt ans. J'étais sur le point de faire tant de percées qui changeraient ma vie, mais je devais avoir un cobaye humain. C'est alors que je l'ai rencontré."
Elle se détourna, ne croisant pas mon regard. " Il était fauché et désespéré. Viré de son club de bikers. Prêt à s'inscrire dans n'importe quel test ou programme juste pour avoir assez d'argent pour payer ses factures. Il était si mignon et drôle. Je suis tombée amoureuse de lui, mais il n'était tout simplement pas assez bien pour moi. Il n'avait aucune motivation et ne pouvait pas me suivre intellectuellement. Pourtant, j'ai essayé, mais il m'a refusée". Un peu de colère revint dans sa voix. "Je pensais qu'il n'avait aucune idée de ce sur quoi je travaillais. Puis un jour, il m'a confrontée à ton sujet. Il m'a dit qu'il savait que je l'avais cloné et qu'il allait voir la police si je lui donnais pas tout ce que je possédais . Je ne pouvais pas le laisser faire, alors je lui ai tiré dessus avec mon révolver, en plein cœur."
Je compris alors tout le truc. Le cobaye humain volontaire à partir duquel ils m'avaient cloné avait dû se faufiler dans leur labo à leur insu et prendre les photos sur l'appareil photo jetable comme preuve. Il avait dû la confronter sur le sujet avant même d'avoir fait développer le film. Si elle avait été capable de le tuer et de le remplacer, elle pouvait aussi bien me le faire à moi. Fallait que je lui échappe. "Je me souviens d'avoir grandi dans ce truc --
- L'un de mes tests était un scan complet de son cerveau. Je l'ai imprimé dans le tien, mais seulement après avoir fait quelques modifications mineures. Je pouvais t'utiliser pour créer une meilleure version de lui-même. Te donner de la motivation, augmenter ton intellect, et surtout, te conditionner pour tomber amoureux de moi. Je savais que c'était risqué, alors j'ai également programmé des phrases déclencheuses qui pourraient provoquer des réactions physiologiques en cas de pépin." Elle me regarda avec du désespoir dans les yeux. "C'est comme ça que je sais que je peux résoudre notre problème. Parce que tu a été littéralement fait pour moi." On frappa à la porte d'entrée et elle se précipita pour laisser entrer Ramon.
Mon estomac, de dégoût, ne fit qu'un tour et j'eus envie de gerber. J'exploitai ce sentiment, ma colère et toute la peur qu'en temps normal j'aurais tenté de contenir. Je ressentis la chaleur chaude et familière inonder mon corps et m'abandonnai à l'attaque de panique. La chose que je détestais le plus en moi et qui avait trop contrôlé ma vie allait maintenant me sauver. L'adrénaline s'est précipitée dans mon système et avec toute mon énergie, j'ai poussé en avant et j'ai brisé mes chaînes mentales. Ça demandait encore des efforts, mais je pouvais bouger, alors j'ai attrapé le blouson par terre et me suis précipité vers la porte de derrière. Je l'enfilai et sortis les clés de la voiture de la poche droite. Alors que je sortais de l'allée, elle a couru après la voiture en hurlant.
Elle est toujours là-bas à ma recherche et je peux pas aller voir la police car ils me croiraient jamais. Au lieu de ça, je dois juste me créer une nouvelle vie et me permettre de me contenter d'être enfin libre. Je suis venu discrètement vérifier un mois plus tard et j'ai découvert qu'il y avait une nouvelle version de moi-même vivant dans sa maison. Je me demande combien de mes souvenirs il a et quelles autres modifications elle a pu lui apporter. Le pire arrive tard dans la nuit quand je pense à lui et réalise que malgré tout, je suis jaloux qu'il arrive à vivre ma vie et à niquer mon ex tous les soirs. Je déteste qu'elle me manque, mais je ne peux pas échapper à ce sentiment. Après tout, j'avais été fait pour elle.