Bienvenue, curieux voyageur

Avant que vous ne commenciez à rentrer dans les arcanes de mes neurones et sauf si vous êtes blindés de verre sécurit, je pense qu'il serait souhaitable de faire un petit détour préalable par le traité établissant la constitution de ce Blog. Pour ce faire, veuillez cliquer là, oui là!

7 mars 2022

593. Lâché d'oiseau


"Dans une vie précédente, j'étais un oiseau.
- Comment que tu le sais ?"
Mon petit frère haussa les épaules. "Je le sais, c'est tout."

Des tas de débris peints là où se trouvait ce qui restait des maisons, des murs croulants et des fondations démolies, de simples vestiges des structures qui s'y trouvaient. Nous avons dû les fouiller tous, n'y dénichant rien d'autre que des ordures et de la boue. Une autre comète bleue a traversé le ciel. Des vents froids soufflaient sur mes épaules, sentant le sable et le ciment et d'autres choses. Une teinte de quelque chose d'amer, de quelque chose de révoltant. L'eau a emporté puis embourbé les corps de quatre personnes dans les parages, mais la façon dont elles ont empesté l'air du voisinage était une chose à laquelle je ne m'attendais pas.

Les gens s'étaient préparés à la pluie et au vent, selon les conseils de la météo, mais jamais au gonflement de l'océan et au déferlement subséquent. Ils ont tous pleuré pendant les interviews, je me souviens, leurs larmes se mêlant à la bruine et à la pluie. Dommage, mais j'aurais donné un bras pour avoir la marge de manœuvre qu'ils avaient eue. Ils ont tous blâmé les comètes bleues qui, si l'on en croit leur parole, étaient de mauvais augure. J'ai trouvé ça plutôt stupide.

"Tu trouveras rien ici, Jo", je lui ai crié alors qu'il se baissait pour choper quelque chose dans les décombres. "La mer a tout pris."
- Nous n'avons rien à perdre, n'est-ce pas ?
- Non, tu n'as rien à perdre. T'es mort, tu te souviens ?
Sa posture, droite et carrée, se détendit, un petit morceau de robot en plastique blotti dans sa main. Il avait l'air propre et en bon état, contrairement aux débris des meubles et des maisons qui l'entouraient. Il l'a laissé tomber dans la boue.
"Hé," j'ai dit.
- C'est bon." Il se leva et regarda, au-dessus de sa tête, la comète bleue du jour, éblouissante sur le fond de ciel sombre de cette fin de matinée. Il a sauté sur les restes d'un téléviseur détruit. " Rentrons à la maison. Prends mes affaires pour moi, tu veux bien ?
- Ouais.
 "T'étais quoi dans ta vie passée ?" il m'a demandé.
- Je sais pas. J'y pense même pas.
- Allez, fais pas ta timide. T'étais quoi ?"

Jo tira un livre de sous un empilement de bazar qui constituait autrefois le contenu de notre placard. Les pages du livre étaient devenues brunes à cause de la boue et de la flotte, son contenu plié là où que les débris étaient tombés dessus. Je me souviens que c'était son préféré, une histoire à la con à propos de trois pêcheurs marseillais  se rencontrant et se disputant la capture d'une sardine en or. Il rayonnait comme un fou quand il a ramené le livre à la maison. Il l'a placé dans l'une des boîtes endommagées que nous avions apportées.
" Qu'est-ce que tu veux en faire ?  je lui demandai.
- Je sais pas. Le donner à quelqu'un peut-être...
- Je sais pas si y a quelqu'un qui en voudra."

"La mer donne et la mer reprend", nous disait notre vieux au cours de nos repas quand nous étions plus jeunes. En dehors de chez nous, la mer a emporté mes manuels et ma trousse d'écolière, ainsi que mes vêtements et mon cartable. Ma petite bibliothèque n'est plus. La boue a trouvé un chemin à l'intérieur de mon petit kit de maquillage, trois pinceaux, deux rouges à lèvres et trois autres babioles de ravalement de façade à l'intérieur d'une boîte à biscuits en étain. Quelques-uns de mes vêtements semblaient encore utilisables malgré la boue qui s'infiltrait sur certains d'entre eux. Je les ai pliés soigneusement et les ai placés dans une boîte séparée.

Jo couina, je me tournai et le vît tenir un globe en plastique transparent. À l'intérieur, le fond de l'océan était représenté et de petites découpes en plastique en forme de poisson flottaient sur le liquide bleuté à l'intérieur. Des paillettes se sont dispersées à l'intérieur de la sphère tandis qu'il la secouait. Le spectacle semblait l'avaler tout entier. "Ceci n'a pas sa place ici", dît-il, et il l'a placé dans la boîte qu"était pas la mienne.
"Tu te souviens quand je te l'ai acheté ?" je lui ai demandé.
- Pour Noël, il y a deux ans maintenant. J'avais onze ans, je crois.
- Je pensais pas qu'il fonctionnerait encore.
- Je l'ai toujours gardé dans sa boîte sous mon lit. Il avait l'air trop beau pour le laisser à l'air libre."

La cuisine et le salon avaient disparu. Deux murs adjacents étaient tout ce qui restait, trois colonnes de support en bois les soutenant. Nous avons fouillé pendant dix minutes de plus, ne trouvant rien d'autre qui vaille la peine d'être emporté dans les restes de ce qui était autrefois notre petite maison en bois à un étage. Alors que nous partions, la sirène d'un camion de pompiers a retenti, suivi de près par trois ambulances du SAMU. Les gens couraient derrière. Jo et moi avons couru le long de la foule, nos deux cartons sous les bras.
" Papa est déjà dans l'autre file ", m'a dit Jo.
- Et ?
- C'est écrit 'Un paquet par famille uniquement' sur la bâche.
- T'inquiète. Ils verront rien."

Les camions de secours transportant les rations du Nouvel An du gouvernement se sont garés à l'extérieur de l'enceinte de l'école, cette fois utilisée comme abri temporaire. La file de personnes serpentait trois fois autour du bâtiment de l'école, des centaines de personnes affamées et en sueur remplissant l'air de musc, de boue et d'eau salée. J'ai fait la queue après avoir donné nos cartons à Maman.

Une bâche était accrochée à l'un des camions, "Pour la réelection de Manu Macron". "En Marche encore plus vite" ça disait sur une autre. Quand ils m'ont dit qu'ils n'autorisaient qu'un seul sac par famille, je leur ai dit que j'étais disponible pour récupérer nos sacs, ma mère s'occupant actuellement de la petite sœur de deux ans qu'on avait même pas eu en rêve. Trois heures je suis restée en ligne, baignée par le soleil de l'après-midi et le bavardage insensé de centaines de personnes. Le seul soulagement que j'ai eu fut de lever les yeux pour y voir une nouvelle traînée bleue dans le ciel.

On crêchait dans une salle de classe au rez-de-chaussée, avec six autres familles. Quand j'ai donné les paquets à maman, elle ne m'a pas regardé dans les yeux, comme quand je lui ai donné les boîtes. Je regardais surtout le sol, moi-même réticente à jamais croiser son regard. Presque comme si que je méritais plus son respect. Je voulais insister sur le fait que, encore une fois, c'était pas ma faute, mais je savais que mes protestations, comme avant, tomberaient dans l'oreille d'une sourde.

Je suis sortie pour échapper aux petits préparatifs du Nouvel An que nous avions. Je n'ai ressenti aucune inquiétude à ce sujet. De plus, j'avais une parole donnée à tenir. Jo voulait aller à la cour de récréation, avait-t-il dit. "Sur ce parc près de l'intersection."
- Tu sais qu'y a probablement plus rien là-bas dedans maintenant, n'est-ce pas ?
- C'est pas grave. T'as promis qu'on irait où que je voulais aujourd'hui, pas vrai ? "

Sur le terrain du parc, des arbres abattus, leurs racines exposées à l'air libre. Les massifs et les buissons semblaient morts, les ampoules des lampadaires brisées. Des ordures et des choses mortes éparpillées partout.
La cour de récréation elle-même était rasée. Les toboggans et les supports en bois étaient soit détruits, soit renversés dans la boue. Il y avait un bac à sable ici, je me souviens, mais j'arrivai même pas à localiser où ce qu'il s'était tenu. Une balançoire verticale était posée au milieu du terrain, intacte elle, et sèche sous le faible soleil de fin d'après-midi. Jo et moi nous sommes promenés et avons sauté par-dessus les arbres et les débris. J'ai pris un siège, et quand Jo a posé son derrière sur l'autre, il se mit à se balancer un peu avec ses pieds, le métal craquant de temps en temps.
"C'est là qu'ils ont retrouvé Mario la Guenille, pas vrai ? Jo m'a demandé.
- Oui, là-bas." J'ai pointé du doigt un gros pot d'argile brisé et son bambou ornemental cassé à travers le parc. "Il était bourré, ils ont dit.
- Bourré de picrate et d'eau salée, noyé par la mer. Pas la meilleure façon de s'envoyer en l'air.
- Ce sale d'ivrogne méritait de boire la tasse, pour être honnête."

Obscurcie par les nuages, les comètes étaient invisibles pour la première fois depuis leur apparition avant la tempête. Jo avait l'air de les chercher du regard.
"Tu sais que c'était un accident, n'est-ce pas ?
- Je sais que c'était le cas."
Sa main a glissé de la mienne, je me souviens, alors que nous nous carapations loin de l'inondation soudaine dans les rues. J'ai vu l'eau boueuse emporter son corps vers l'océan, sa tête flottant un instant et submergée l'instant d'après. Des débris flottaient autour de lui. J'aurais pu tendre la main, à ce moment-là, mais je l'ai pas fait. Peut-être que ma main aurait pu saisir la sienne, mais j'ai même pas essayé. Je restai figée, ne voulant pas qu'il s'en aille, mais ne voulant pas non plus le suivre. Je voulais m'emparer de lui, mais je ne voulais pas être emportée par la boue et par la mer.

Maman se précipita vers l'eau, mais papa passa sa main autour de sa taille et la tira en arrière. Il nous serra toutes les deux dans ses bras alors que nous nous accrochions à un lampadaire, l'eau à hauteur du menton avide de nous pousser vers l'océan à une centaine de mètres.
" Nous aurions dû resserrer un peu plus notre emprise ", j'ai dit.
Nous étions restés assez longtemps sur les balançoires.
" Nous n'avons le temps que pour une place de plus. Je peux le sentir.
- Où veux-tu aller? j'ai demandé.
- Je veux aller au bord de la mer."

J'ai récupéré la boîte de Jo chez maman. Le terrain de l'école s'était transformé en un immense site de camping, des dizaines de barbecues au charbon de bois et des popottes de fortune où cuisaient les dîners du réveillon du Nouvel An. La fumée recouvrait toute l'école, l'odeur désagréable mais appétissante. Papa était assis près de son propre grill, une poêle au-dessus du charbon de bois faisant cuire de la viande en conserve provenant des colis de secours que nous avions reçus plus tôt. Il m'a embrassée le front et m'a prise dans ses bras, et je l'ai étreint en retour.
Jo et moi avons marché vers le côté opposé de la ville. Alors que nous nous rapprochions de la mer qui l'emportait, la dévastation s'est aggravée. Les maisons sont passées du statut d'endommagées à celui de carrément rasées. Nous avons vu moins de monde. La boue est devenue plus épaisse, s'écrasant sur nos semelles et nos pantoufles au fur et à mesure que nous avancions. Au bout d'un moment, il faisait plus sombre, les réverbères étaient soit détruits, soit dépourvus d'électricité. Seuls le croissant de lune et la traînée bleue d'une comète au-dessus ont ouvert la voie à travers la route pleine de boue et de débris.

"Vont-ils jamais revenir? Jo a demandé.
- Qui ça ?
- Les gens. Vont-ils rentrer chez eux, près de la mer ?
- J'imagine qu'ils le feront.
- On devrait s'éloigner. C'est trop dangereux ici.
- Si nous avions l'argent pour déménager, nous l'aurions fait depuis longtemps."

Des débris parsemaient encore la plage. Des vagues molles berçaient la surface de la mer, semblant paisibles sous le clair de lune. Une traînée bleue dans le ciel se reflétait sur l'eau. Trois jours auparavant, l'ouragan avait fait gonfler l'océan qui, telle une bouche gigantesque, avait avalé des kilomètres de terre pour la ramener dans ses sombres profondeurs. En le regardant maintenant, il semblait qu'aucun événement de ce type ne s'était produit; que tout avait été et serait toujours aussi paisible que ça.

J'ai posé la boîte sur le sable et Jo a fouillé dans les quelques objets qu'elle contenait. Il ramassa le globe en plastique et me le donna, le globe bien ajusté dans ma main. "Souvenir", me dît-il. Je l'ai secoué, et les paillettes et les poissons ont flotté et sont retombés au fond.
Sa boîte contenait son livre préféré maintenant couvert de boue sèchée, sa chemise préférée avec un logo Superman méconnaissable couvert de boue et une figure humaine en Lego avec un bras cassé. Il a soulevé la boîte et nous avons marché en direction de la mer. L'eau était froide alors que je pataugeais, le sable chatouillant les plis sensibles entre mes orteils. Jo plaça la boîte à la surface de l'océan. Sa couleur s'est assombrie là où l'eau l'a léchée. Elle se balançait avec les vaguelettes mais gardait sa flottabilité, flottant loin de nous, je suppose, vers le cœur de la mer, ou peut-être là où que la lune rencontre l'horizon avant de s'y plonger.

J'ai entendu les discussions tard dans la nuit où Papa a insisté sur le fait qu'il n'avait rien su faire de toute sa vie à part pêcher. Cela a apporté tellement de frustration à Maman, ayant toute sa vie considéré la mer comme une rivale traitresse et dangereuse. Je l'imaginais encore plus maintenant qu'il lui manquait son petit dernier. " Tu es mort, Jo. Pourquoi tu t'en fais tant ?"
Il réfléchit une seconde. "Tu es vivante, Marine. Pourquoi que tu t'en fais si peu ?"

Le corps éthéré de Jo a commencé à se décomposer. Les particules qui se sont détachées de lui semblaient translucides et jaune pâle, se dissolvant dans le néant après une seconde ou deux. Je me suis retrouvée à vouloir demander du temps, peut-être une minute, ou peut-être deux. J'avais l'impression que mes bras s'étendaient à nouveau, tentant de saisir les poussières d'atomes que le corps de Jo libérait dans l'air.
" J'étais un oiseau, comme toi, dis-je.
- Comme moi?
- Ouais, comme toi. Et quand il faisait mauvais, on s'envolait vers un autre endroit."

La boîte de Jo, maintenant détrempée quelque part dans la mer, a fini par chavirer et a été avalée par les flots, son contenu pleongeant directement dans le fond de l'océan. La comète bleue qui traversait le ciel s'est estompée, se fragmentant en centaines de petites poussières trop petites et trop ternes pour être vues. J'étais seule sur la plage.
"J'aurais dû te serrer la main un peu plus fort. ", marmonnai-je. "Je suis désolée."
- Nous avons du riz, des tomates, une boîte de pain de viande et deux boîtes de sardines, déclara papa.
- Où sont les autres? j'ai demandé.
- Ben quoi, je les ai sauvés, bien sûr. Faites votre choix."
- Je veux pas manger, papa.
- Vas-y mange, Marine. C'est le Nouvel An !"

Vingt-six personnes étaient assises à l'intérieur de la salle de classe qui servait également de maison temporaire. Les familles se sont serrées les unes contre les autres, portant la même nourriture qu'elles avaient reçue des camions plus tôt. La pièce sentait la sueur, les sardines et la saumure. Je ne comprenais pas l'esprit festif de papa et de tous les autres.

Je me suis assise à côté de mes parents et nous avons prié. Maman a remercié le Seigneur pour notre petite fête et pour avoir placé un toit sur nos têtes à cette époque de l'année. Elle a demandé de bénir les personnes qui, depuis trois jours, nous portaient secours ainsi qu'à toutes les personnes touchées par l'ouragan. Elle a prié pour Jo, son plus jeune , qu'il soit en paix et qu'il s'amuse au paradis avec le Créateur là-haut. Elle renifla en disant "Amen". Ses yeux semblaient larmoyants quand elle les rouvrit. Mes yeux aussi ont pleuré; elle avait, jusqu'à ce jour, toujours également mentionné une jeune femme nommée 'Marine' dans ses prières.

Des feux d'artifice ont commencé à exploser à l'extérieur. Tout le monde a suivi avec des acclamations. Les gens se sont levés et se sont détournés de leur nourriture pendant un petit moment, se saluant avec amitié, qu'ils soient de la famille ou non. Les hommes se serrant les mains et les femmes se serrant les coudes. Les enfants sautaient de joie.

Je m'inquiétais pour les oiseaux.
J'attrapai le globe dans ma poche et le secouai, dispersant les paillettes et les poissons. Je lui chuchotai un salut ; j'espère que Jo l'entendra. De l'autre côté de la pièce, papa a crié "Bonne année!" alors qu'il s'approchait et nous enveloppait, ma mère et moi, dans ses bras.

J'ai tenu le jouet plus près de ma poitrine, espérant que mon petit frère sentirait également l'étreinte.

-----o-----

Merci pour votre inconditionnel soutien qui me va droit au cœur
... ainsi qu'au porte-monnaie
ou
et à très bientôt !
😍