"Ça, Bilou, c'est une paire de lunettes," lui dit Paul. "Les gens en portaient sur le nez pour pouvoir lire dans des livres, sur internet puis sur le Dark Net, avant qu'ils ne nous réparent."
Bilou, cinq ans et demi, Thomas de son vrai nom, était assis sur son tapis de jeu dans la salle de vie de la maison de ses parents, juste à côté de la Boîte à images. Tout un tas de vieux machins et de bric à brac étaient éparpillés autour de lui. De vieilles piles, de vieux jouets, des décennies de souvenirs évaporés dans les mémoires de ses parents que ces derniers avaient retrouvés dans les combles tandis qu'ils avaient nettoyé la maison avant le grand déménagement dans la Cité.
"Pourquoi?" demanda le gamin.
Paul et Virginie échangèrent un regard complice par dessus sa tête. Le Jeu.
"Parce qu'il arrivait que certaines personnes ne voient pas très bien, répondit Paul.
- Pourquoi ? demanda Thomas avec un sourire en expansion.
- Parce qu'il naissaient ainsi, expliqua Paul.
- Pourquoi ?
- Parce que c'était avant qu'ils ne nous rendent meilleurs.
- Pourquoi ?"
Paul lança un regard à Virginie. Elle s'était arrêtée de plier des fringues. "Ils nous ont améliorés parce que nous étions mauvais, Bilou. Et ils nous ont réparés."
Thomas détourna les yeux de son père pour les porter sur sa mère. "POURQUOI ?" demanda-t'il.
" Parce qu'ils savent ce qui est bon pour nous, Bilou - " reprit Paul, se remémorant les robots armés lâchés par le gouvernement sur les derniers récalcitrants. Les enlèvements. Les cliniques spécialisées. Ces nouveaux yeux bioniques qu'ils leurs avaient incrustés dans les orbites, ces nouveaux yeux incapables d'interprêter aucune calligraphie à part les 1 et les 0 qui étaient leurs instructions et les seuls textes autorisés. Leur marmot n'avait pas eu à subir cette frayeur: Pour Thomas, tout s'était passé à la pouponnerie dès sa mise en service.
Au debut, la grande majorité des foules s'étaient jetée sur le concept, vision multipliée par dix avec capacité de zoomer, mais ce qui avait été le plus incitatif avait été la capacité de vision nocturne, surtout lorsque les fournisseurs d'éclairage public et privé commencèrent à couper le courant dès la nuit tombée.
Les élites dirigeantes n'avaient pas pu se permettre de couper l'internet dont elles avaient toujours besoin pour communiquer entre elles et passer leurs ordres, alors elles avaient fait en sorte que ce qui s'y trouvait soit rendu opaque - ou plutôt illisible et même invisible - pour les populations.
En fait, leurs yeux bioniques - qui en réalité voyaient mille fois mieux que ceux d'un aigle - étaient couplés via la 12G à une banque de données dans laquelle étaient conservées toutes les calligraphies du monde, tous les alphabets utilisés, toutes les polices d'écriture et toutes les tailles, y compris les hiéroglyphes, les idéogrammes chinois, les runes scandinaves, et même, tenez-vous bien, le code Morse et celui du Code International des pavillons de marine. Seul manquait à l'appel le vieux dictionnaire des signaux de fumée !
Tous les textes, pamphlets, publicités, autorisés par les autorités y étaient également stockés. Tout ce qui n'émanait pas - ou n'était pas autorisé par les élites - était immédiatement détecté par la Reconnaissance Optique de Caractères ou OCR de leurs yeux bioniques: La police d'écriture, sa taille, sa couleur; et l'image négative - pour être plus précis, la couleur du fond de l'écran ou du support - de ce qui se trouvait devant les yeux du lecteur étaient simultanément générée et superposée à travers leurs lentilles au texte ou à l'image d'origine, les rendant totalement illisibles, que ce soit, comme je viens de vous le dire, sur un écran, du papier, du carton ou même un graffiti ou un truc taggé à la va-vite sur un mur de briques ou en béton.
Il en était de même pour les images et vidéos et même pour les sons et les musiques non autorisées grace aux tympans bioniques utilisant une technologie améliorée de celle utilisée dans les antiques casques audio à réduction de bruit.
La technologie de cette Intelligence Artificielle était poussée à un tel point que même un écrivain entrain d'écrire ou un artiste entrain de créer voyait s'estomper son oeuvre sous ses yeux avant même que celle-ci ne soient achevée.
Pour cette même raison, Paul et Virginie n'avaient encore jamais pu à ce jour de leurs yeux voir ou observer le moindre dessin - ou disons le moindre gribouillage - complet exécuté par leur marmot.
Virginie s'approcha de Thomas et le prit dans ses bras. "Maintenant, ça suffit, bonhomme, l'heure de te coucher est passée," lui fit-elle, jetant un regard incertain et empli de confusion à son compagnon tout en portant le petit en direction de la salle de bain.