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10 juil. 2021

515. Faîtes pas chier le marin l'humain !


"Vous devez vous plier au décret du Conseil Macrobidotrudien," ne cessent de nous rabâcher les émissaires, "il n'y a pas d'alternative, c'est sans appel," mais le capitaine Phil ne veut rien entendre, comme s'il était aveugle des oreilles. Il se redresse de toute la hauteur de son mètre soixante-douze et surplombe, menaçant, les quatre ou cinq émissaires qui ne sont, après tout, que des êtres frêles et rachitiques aux corps pas particulièrement substantiels, de simples brindilles de chair translucide au travers de laquelle on peut apercevoir une structure osseuse bleuâtre et quelques organes en pulsation. Le capitaine doit leur paraître terrible et si j'étais eux, ça fait longtemps que j'aurais fait demi-tour en courant comme si que j'avais la BAC au cul. Ou les frères Bogdanov.

"Vous nous amenez devant ces Macrobidotrouducs tout de suite", leur gueule le capitaine, "vous nous y amenez tout de suite, vous m'entendez ?" Sa voix est tranchante comme celle d'un épée qu'on défouraille, colérique, menaçante, un grincement sordide de métal contre métal. "Amenez-nous devant ce Conseil de merdeux et laissez-nous leur parler."

Les émissaires semblent rétrécir devant lui, battant leurs appendices blêmes dans une consternation évidente, et bêlent à l'unisson,"Non, négatif, ce que vous demandez est impossible. La décision du Conseil Macrobidotrudien est irréversible, et de toutes façons, ils sont très occupés en ce moment, on ne peut pas les déranger."

Les yeux du capitaine roulent au fond de ses orbites, son visage prend l'apparence d'un bloc de marbre, ses lèvres se retroussent découvrant ses gencives et ses incisives, ses bras tourbillonnent de rage.
Je crois que je l'ai jamais vu dans une telle fureur et il me fait tellement peur que ça me fout la tremblote et que je dois me retenir pour pas chier dans mon slip comme ça m'est déjà arrivé une fois par le passé.
Pas que je puisse pas comprendre et apprécier sa colère envers les Macrobidotrudiens, bien sûr. 
Leur Conseil s'est montré autoritaire et arbitraire depuis le début, arrachant notre vaisseau hors de l'espace normal comme avec une louche pour ensuite le fourrer dans la gueule puis le ventre de leur vaisseau, établissant la communication avec nous via leurs émissaires pour nous signifier leur décret incroyable. Ils ne semblent pas se soucier le moins du monde d'avoir interféré avec un des plus grands paris de l'humanité.
Notre vaisseau est le premier de son genre, avec lequel le Capitaine, son équipage et moi-même devions accélérer à travers l'espace normal jusqu'à atteindre la vitesse de la lumière, puis activer le système de conversion tachycardique tachy-tardyque pour réémerger dans l'espace normal dans le voisinage de Tau Ceti. Je peux comprendre que le Capitaine soit furax et hors de lui.

En même temps, j'ai bien peur que sa rage ne nous conduise vers des problèmes extrêmement plus sérieux. Les Macrobidotrudiens ont déjà démontré leurs pouvoirs incroyables vu la facilité avec laquelle ils nous ont repérés et interceptés juste de l'autre côté de l'orbite de Pluton. 
Leur vaisseau est incompréhensible, a l'apparence d'une grappe de raisin géante, d'une construction qui semble se déplacer au mépris de toutes les lois de la physique, moitié dans l'espace normal, moitié dans  l'hyper-espace. 
C'est un énorme engin, cette fabrication Macrobidotrudienne, un véritable planétoïde artificiel : la baie antiseptique dans laquelle se trouve maintenant notre propre navire, par exemple, ne mesure pas moins d'un kilomètre-cube en volume; l'antichambre dans laquelle le capitaine et moi avons reçu le décret de leur Conseil est petite en comparaison, mais seulement en comparaison. 
Devant nous se trouve une grande porte de métal gris terne et luisant, neuf ou dix mètres de haut, environ six de large. En plus de tout le reste, les Macrobidotrudiens doivent être physiquement très massifs et imposants. Ma tête est pleine de visions désagréables de dinosaures super-intelligents, et je ne veux pas que le capitaine contrarie de telles créatures.  

"Commandant," je lui dis, "il n'y a rien que nous puissions faire ici. On doit accepter leur vaccin ou on va juste devoir retourner sur Terre et laisser l'Agence Spatiale se démerder avec ça. Refilons leur la patate chaude." Absurde, absurde, je sais combien il est absurde de lui suggérer ça alors même que je suis entrain de le faire, personne sur Terre ne sera capable de défier le décret des Macrobidotrudiens. " Nous n'avons pas le choix, commandant, c'est soit la piqûre, soit nous rentrons chez nous immédiatement, et je crois vraiment que c'est ce qu'on devrait faire."

Le capitaine me lance un regard enflammé et referme ses mains en deux poings de fer. Je serre les fesses dans l'attente du coup qu'il ne me donne pas. Au lieu de ça, il secoue emphatiquement la tête et se tourne vers les émissaires: "Tout ça est ridicule. Totalement ridicule."
"Commandant --"
Il m'impose le silence d'un geste impérieux. "Pour qui se prennent donc ces Macrobidotrouducs?
- Les véritables et indiscutables maîtres de l'Univers," interviennent les émissaires d'une voix unique et d'une seule tonalité, "les seigneurs de la création.
- Je veux les voir," insiste le capitaine.
- C'est la piqûre ou vous retournez d'où vous venez." insistent-ils, "Obéissez au décret du Conseil !
- Des clous ! Qu'ils aillent se faire foutre ! Qui c'est, ces mecs, d'abord ? Qu'est-ce qui leur fait croire qu'ils ont le droit, le droit de se déclarer maîtres de l'Univers ?" 
La voix du capitaine monte en crescendo, un véritable hurlement, et bien que je sois empli de terreur par ces Macrobidotrudiens, je peux pas m'empêcher de ressentir une fière admiration pour mon capitaine. C'est peut-être qu'un fou suicidaire à refuser ainsi la situation, mais il y a de la passion dans sa folie, et cette passion est contagieuse. 
"Comment osent-ils nous traiter ainsi ? Nous ordonner de nous faire vacciner ou rentrer chez nous parce qu'ils seraient propriétaires de l'Univers ?"
Il fait un pas en direction de la lourde porte démesurée. Les émissaires translucides s'interposent pour lui bloquer le passage. 
D'un grognement puissant et inarticulé, il se fraye un chemin à travers leur petit groupe, les écartant du dos de la main, les expulsant de son chemin comme des ballons avec ses pieds chaussés de lourdes bottes de sécurité. 
La ligne de défense des émissaires est aisément brisée, et la pensée me traverse qu'ils sont probablement une marchandise aussi consommable chez les Macrobidotrudiens que le papier toilette l'est chez les humains. 
L'un des émissaires tente de poursuivre le capitaine en boitillant. À travers la peau transparente de son dos, je peux apercevoir quelques vertèbres salement disloquées. Cette chose réussit toutefois à s'agripper à un mollet du capitaine avec ses petits appendices pour tenter de le retenir, tout en continuant à bêler, "Non, non, vous devez vous conformer au décret comme toutes les autres espèces le font, vous devez vous conformer...." 
Le capitaine a un peu de mal à s'en débarrasser, alors je viens à son aide. Ensemble, nous arrivons à le décrocher du mollet du capitaine qui l'envoie s'écraser contre la lourde porte, sur laquelle il rebondit, puis tournoie le long du parquet poli puis gît, tout cassé et enfin immobile.
Côte à côte, moi et le capitaine nous arrêtons juste devant la porte. De peur, mes dents, réalisé-je soudain, claquent comme des castagnettes à la feria de Séville. "Commandant," je lui dis, tandis que ma résolution commence de nouveau à se désintégrer, "pourquoi faisons-nous ça ?
- La nature de la Bête," marmonne-t'il, presque tristement, puis il frappe violemment du plat de la main la lourde porte métallique. "Macrobidotrouducs !" hurle-t'il. " Sortez de là, espèces d'empaffés !"
Puis nous attendons.
"Si nous ne rentrons jamais chez nous," dis-je, perdant patience, "s'ils n'ont plus jamais de nouvelles de nous sur Terre, s'ils n'apprennent jamais ce qu'est devenu notre vaisseau --
- Ils continueront juste à envoyer d'autres hommes, d'autres femmes et d'autres vaisseaux vers les étoiles jusqu'à ce qu'y en aient qui reviennent. Macrobidotrouducs ou pas."
Le capitaine frappe la porte une nouvelle fois, du bord du poing cette fois. "Macrobidotrudiens !"
Un appel qui, curieusement, ne résonne pas à l'intérieur du vaste hall. "Macrobidotrouducs ! MACROBIDOTROUDUCS !"
La porte commence à s'ouvrir sur des gonds silencieux, et un souffle d'air froid, incroyablement froid, nous inonde le visage. La porte s'entrouvre. La porte s'ouvre. La porte met une éternité pour s'ouvrir assez avant que nous ne puissions voir ce qui se trouve à l'intérieur.
"Oh, putain," je murmure à l'oreille du capitaine, "oh putain de nom d'un chien."
Ce sont des titans, ce sont les véritables et indiscutables maîtres de l'Univers, les seigneurs de la création et ils ont pas l'air contents de nous voir. Ils parlent, et leur voix, plus caverneuse que celle de Stentor, est capable, j'en doute pas, de secouer des montagnes. "QUI. ÊTES. VOUS ?"
Le capitaine retrousse ses lèvres, dévoilant sa dentition quasi parfaite mais jauvieillissante dans un sourire sans joie tout en plantant avec arrogance ses poings sur ses hanches, il rejette sa tête couverte de son éternel bandana noir en arrière, écarte la mâchoire et répond, "Et qui c'est le connard de blaireau de tafiotte qui veut le savoir ?"

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