MORETTO & LE LOUP
Le garde me traîne dans la pièce comme si que j’étais un vulgaire sac à puces, tirant sur ma chaîne tel un gosse sur la laisse d'un roquet. La douleur me pique le cou, mais je riposte en grognant et en dévoilant mes crocs – des beautés de toute beauté, si je puis me permettre, capables de faire trembler n'importe quel dentiste nazi ou de chez Pol Pot. Le type esquive, la trouille lui déformant le visage, avant de se souvenir qu’il est censé jouer les durs.
" Fais gaffe, sale clebs, ou tu vas laper l’eau des chiottes avec une paille en fer !" bafouille-t-il, sa voix tremblotante trahie par une odeur de panique qui ferait fuir un putois.
Je ricane, les babines retroussées. " Oh, mon grand, on sait tous les deux qui chie dans son froc face au Grand Méchant Loup. Et je te rassure : c’est pas moi."
Son visage se crispe, sa bouche ressemble à une fermeture éclair coincée. Sa main glisse vers le bâton à sa ceinture, mais une voix sèche le coupe net : " Ça suffit comme ça, gardien. Faites votre boulot sans transformer mon client en punching-ball avec vos frustrations."
Je jette un œil par-dessus l’épaule du garde-chiourme. Un gros barbu est assis à une table, dans une pièce si mal éclairée qu’on dirait l’antichambre d’un film d’horreur à deux balles. Une ampoule clignote dans une niche, protégée par une grille, comme si que j’allais me faire la malle en grimpant aux murs. Le mec barbu et au front dégarni est engoncé dans un costume hors de prix, avec des cheveux tirés en arrière et un visage bouffi comme une vieille pomme oubliée au soleil. Il pue l’eau de Cologne, la soie et… un vague relent de paille pourrie. Bizarre. Mais le plus intrigant ? Pas une goutte de peur.
Soit il est con comme un balai, soit il est aussi tordu que moi. Et ça, ça promet. Le gardien attache ma chaîne à un anneau au sol, me laissant juste assez de mou pour atteindre la table et ma chaise, et verrouille la porte grillagée avec un cliquetis théâtral. Il recule, l’air de dire « je te surveille, hein ». Le barbu rajuste ses lunettes et fusille le maton du regard. " Laissez-moi seul avec mon client, s’il vous plaît.
- Mauvaise idée, mon pote ", grogne le gardien en me lorgnant. " Vous savez qui c’est, non ?
- Évidemment que je le sais," rétorque le bonhomme, acide comme du vinaigre. " Et je sais aussi que les droits de l’accusé, ça existe. Vous voulez un cours de droit ou vous dégagez ? "
Le garde marmonne puis s'éloigne dans le corridor en secouant la tête. Je m’étire, faisant claquer mes chaînes comme un rockeur en plein solo, et secoue ma fourrure grise pour la faire gonfler. " Client, hein ? C’est mignon. J’ai pas le souvenir d’avoir engagé un gros lard en costard pour me défendre."
Il me gratifie d’un sourire huileux. " Pas encore, je vous l'accorde, mais attendez d’entendre mon offre. Vous allez me supplier de bosser pour vous.
- Vraiment ? " je bâille, exagérant à mort. " Et pourquoi je ferais ça, Monsieur… ?
- Parce que je peux vous éviter de finir vos jours à ronger des barreaux."
Mes oreilles frémissent malgré moi. Je masque ça d’un grognement narquois. " Peu probable. Ils ont un dossier en béton armé contre moi.
- Justement, c’est pour ça que vous avez besoin de moi." Son sourire s’élargit, glissant comme de la gelée sur une descente alpine. Il pose une carte de visite sur la table avec une délicatesse de magicien. " Permettez-moi de me présenter."
Je baisse les yeux. « Maître D-M., avocat pénaliste, spécialiste de la défense des accusés à tort. » Les lettres noires dansent sur un fond blanc, avec un rouet doré en guise de logo. Subtil. " Maître D-M. ? Laissez-moi deviner, Ducond-Morett- "
Il lève une main potelée pour m'arrêter avant que je puisse finir de prononcer son nom. " Je préférerais qu'on évite de prononcer mon nom ici. Les murs ont des oreilles et je ne voudrais pas que vos co-détenus ne vous prennent pour un de mes protégés. " Ses dents jaunies scintillent tandis qu'il sourit à nouveau.
" D'accord ", dis-je en secouant une oreille. " Avocat pour animaux, maintenant ? Votre ancien métier de défenseur de pédo-pervers ne vous convenait plus ?
- Disons que c'était devenu beaucoup trop… laborieux depuis que certaine affaire a traversé l'Atlantique. Je trouve ma nouvelle carrière bien plus enrichissante. Elle n'a pas non plus nécessité beaucoup d'adaptation, d'un point de vue éthique je veux dire."
Ses dents jaunies brillent comme un phare dans la brume. " Appelez-moi Mister D. Et vous, je vous appelle comment ?"
Je hausse les épaules, un geste que j’ai piqué aux humains et perfectionné à ma sauce. " La plupart des gens hurlent ‘Au loup !’ avant de détaler comme des lapins quand ils me voient.
- Charmant. Disons Monsieur Leloup, alors." Il se cale dans son siège, l’air d’un roi sur un trône en carton. " Je connais les grandes lignes de votre affaire, Monsieur Leloup. Mais j'aimerais entendre votre version."
Je ricane, un son grave qui fait vibrer la table. " Ma version ? Oh, comme c’est mimi de demander. D’habitude, les gens s’en tiennent à la version où je suis le grand méchant qui veut niaquer tout le monde. C’est comme ça que les contes fonctionnent, non ?
- Donc, vous ne niez pas les accusations ?
- Nier ? " Je penche la tête, un sourire carnassier aux babines " Ça gâcherait le plaisir. Ils veulent me coller sous la hache ou dans une cage ? Qu’ils essaient. Mais je vais pas leur mâcher le boulot."
Le gros sort un mouchoir et nettoie ses lunettes avec une lenteur exaspérante. " Donc, vous avez traqué Pierre et ses amis, tenté de croquer un canard…
- Ce volatile m’a filé entre les canines," je grogne, théâtral. " J’ai encore le goût de ses plumes dans les gencives. Un vrai gâchis.
- Et les trois petits cochons ? Leurs maisons démolies ?
- Pas ma faute si leurs baraques étaient pas aux normes en vigueur." Je roule des yeux. " Ils ont voulu jouer les pyromanes après, ces porcs. J’y ai cramé la moitié de ma fourrure. Vous savez le nombre de lunes que ça prend à repousser ?
- Et la gamine et sa grand-mère ? Dévorées, si je ne m’abuse ?"
Je glousse. " Et le chat. Tout le monde oublie le chat. Mais franchement, le bouffer a pas vraiment valu le détour. Réveillé au bord d’une rivière, bourré de cailloux, trois opérations et un cône en plastique pendant six mois… Merci, le bûcheron. Il est le prochain sur ma liste si je sors d’ici, cet enfoiré."
Mister D. remet ses lunettes, imperturbable. " Donc, vous êtes coupable. Et ils ont tout ce qu’il faut pour vous clouer au mur."
Je retrousse les babines, mi-sourire, mi-menace. " Je suis le méchant, mon pote. C’est dans le script. Je fais des trucs moches, et la morale de l’histoire, c’est que je finis mal. C’est comme ça."
Il hausse un sourcil broussailleux. " Et si je vous disais que l’histoire peut changer ?"
Je plisse les yeux. " Pardon ?
- Mon job, Monsieur Leloup, ce n’est pas de prouver que vous êtes innocent. C’est de faire de vous une victime." Son ton est mielleux, mais ses yeux brillent d’une lueur tordue. " On va parler de votre passé tragique, de votre enfance difficile, des préjugés qui vous collent à la pelure, des dévorages consentis de vos victimes Tout le monde vous voit comme une bête sanguinaire. C’est leur faute, pas la vôtre."
Je clignote des yeux, abasourdi. " Vous… vous voulez me faire passer pour une pauvre victime ? Moi ?
- Exactement." Son sourire est maintenant carrément diabolique. " On vous pose devant les caméras, on vous vend comme une victime des circonstances. Un peu de storytelling, et hop, vous êtes un martyr, pas un monstre.
- C’est tordu." Je secoue la tête. " Pourquoi pas juste graisser la patte au dirlo de cette taule et me laisser filer ? Je suis doué pour disparaître."
Il ricane. " Fuir ? Être traqué comme un vulgaire renard ? Vous valez mieux que ça. Avec moi, vous aurez une tanière confortable, du gibier à gogo, peut-être même un petit bois rien que pour vous. Quelques mois en taule, et je vous décroche un deal en or. Les deals, c’est ma spécialité."
Je le dévisage, les crocs serrés. " Et vous, vous gagnez quoi là-dedans, Mister D. ? Un os à ronger pour votre bonté d’âme ?"
Il éclate d’un rire sec. " Oh, non. Interviews, plateaux télé, contrats d’édition. Ça, c’est du cash, Monsieur Leloup. Et j’en prends la part du lion."
Je grogne, dégoûté. " Vous voulez me faire jouer les victimes pleurnichardes ? Que je renie ce que je suis ? Tout ça pour que vous puissiez vous gaver sur mon dos ?"
Il hausse les épaules, l’air supérieur. " Vous n’êtes pas un saint, Monsieur Leloup. L’usurpation d’identité d’une vieille mamie, ça vous dit quelque chose ? C’était pas franchement honnête.
- C’était stratégique," je rétorque, la fourrure hérissée. " Un prédateur doit être malin. Pas comme vous, à vendre des bobards pour du fric."
Il ouvre une mallette, en sort un stylo-plume doré avec un geste de magicien raté. " Signez ici, et je fais de vous la star tragique de l’année."
Je le fixe, et quelque chose en moi craque. Moi, une victime ? Moi, le Grand Méchant Loup, geindre devant des caméras pour échapper à la taule ? Non. J’ai fait des choix. C'est ma nature. J’ai croqué, j’ai démoli, j’ai grogné. Et j’assume. Ce type, avec son sourire visqueux et ses plans tordus, est un méchant d’un autre genre. Le genre qui me donne envie de vomir mes tripes.
" Écoute, Ducond," je gronde, ma voix vibrante de menace. " Je suis un méchant, et je l’assume. Plutôt crever en cage que de jouer votre petit jeu pathétique.
- Soyez raisonnable…" commence-t-il, mais je bondis, tirant sur la chaîne jusqu’à ce qu’elle chante. Mes pattes claquent sur la table, je hurle, ma bave volant partout, éclaboussant son costard, sa barbe, ses lunettes et son front dégarni. Il bascule en arrière, s’étale comme une crêpe, sa mallette et son stylo valdinguant à travers la pièce. Il se relève, blême, et sprinte vers la porte. L’odeur de sa trouille envahit la pièce, épaisse, délicieuse. Pas si malin, finalement. Il s’arrête, cogne sur les barreaux de la porte, et me lance un regard. " Ils vous verront toujours comme un monstre. Ils vous traqueront pour toujours."
Je hausse les épaules, soudain fatigué. " Peut-être. Mais si je veux que ça change, je dois commencer par être honnête avec moi-même. Même un vilain carnivore tel que moi peut tenir à son honneur, non ? D'ailleurs, je suis pas lycophage, j'ai jamais bouffé un de mes semblables, preuve que j'ai aussi de la morale"
La porte s’ouvre, le garde apparaît." Alors, ça s’est bien passé, moonsieur l'avocat ? Il vous a pas mordu ?"
Ducond-Moretto rajuste son costume, l’air dégoûté. " Putain, terminé les bêtes sauvages. Je retourne défendre les pédos, c’est moins dangereux !"
Je ricane, m’affalant dans ma chaise. " Alors bonne chance, Ducond. Passez le bonjour à Jean Chibritte."