UN PONT TROP LOIN
Une salle de jeux dans l'aile psychiatrique pour ados d'un hôpital pas trop loin du Kremlin. Pas celui de Bicêtre, l'autre. Des puzzles et des boîtes de jeux de société sont éparpillés sur le sol. Une table en plastique dépliée en son centre, étonnamment en bon état. Un infirmier et une adolescente sont assis l'un en face de l'autre autour de cette dernière. Des papiers et des feutres de couleur sont étalés devant eux. Aucun des deux ne veut être là. La fille, Alyona, dessine.
" …et où te trouves-tu sur ce pont ?" lui demande l'infirmier
Alyona demeure silencieuse et continue à griffonner. Elle attend.
" Dessine-toi. Tu peux être où tu veux sur ce pont, n'importe où.
- Je suis pas encore prête. Je dois mettre de l'eau en dessous.
- Prends tout ton temps, Alyona."
L'infirmier détourne le regard et se concentre sur une horloge invisible. Elle semble presque faire tic-tac.
" Je suis juste là." dit Alyona.
Elle fait glisser le dessin vers l'infirmier. Il le regarde, touche le bonhomme allumette placé en plein milieu d'un pont suspendu pas trop mal dessiné.
" De beaux cheveux blonds. Je les aurais dessinés comme ça, moi aussi."
L'infirmier sourit, invitant. Alyona maintient un contact visuel, un peu désolée pour lui. Elle reprend sa feuille et prend un feutre noir.
" J’adore ton pont. J'en ai jamais vu un chouette comme ça–
- C'est le Golden Gate, le célèbre pont de San Francisco en Californie. C'est le pont du monde où s'aventurent de nuit le plus de piétons solitaires depuis qu'Arnold Schwarzie puis Gavin Newsom ont pris les rênes de cet état"
Un silence pesant s'installe pendant un moment. Une question taraude la langue du soignant.
" Ta maison te manque-t-elle ?
- C'est pas la raison pour laquelle mon pont ressemble à ça, je viens juste de penser au pont le plus connu du monde et il se trouve jusque que c'est celui de San Francisco. C'est pas chez moi, je viens pas de Californie.
- Ben d'où viens-tu alors ?
- De Pensacola, dans le sud de la Floride.
- Ça a dû être un sacré changement de te retrouver ici à Moscou en Sainte Russie.
Alyona continue à griffonner. Elle dessine ce qui ressemble à des vagues à la surface de l' l'eau sous le pont. Elle garde le silence jusqu'à ce que le moment idéal pour le rompre se présente. Elle sait bien faire ça.
" J'ai toujours voulu venir ici, dit-elle, avant de se coller le bout de son crayon entre les dents.
- Je le sais, mais le dépaysement peut s'avérer-
- Ça n'a pas été difficile du tout."
L'infirmier hésite, quelque peu intimidé par la jeune fille et désormais prudent. Il prend une feuille de papier et un feutre. " Je vais dessiner avec toi si tu veux bien, pour te tenir compagnie."
Il rapproche sa chaise de celle de l'adolescente.
" Tu n'es pas un très bon infirmier, tu sais." lui balance Alyona en retirant le crayon de sa bouche.
L'infirmier relève la tête. Alyona vient de le piquer au vif.
" Vous ne pouvez pas suivre chacun d'entre nous dans les salles." continue cette dernière. " Ce n'est pas bon pour un hôpital de ne pas être attentif à ses patients.
- Nous visitons nos patients toutes les quelques heures.
- Vous ne l'avez pas fait aujourd'hui. J'étais dans ma chambre toute la matinée, j'en suis jamais sortie. Même pas pour aller aux toilettes. Personne n'est venu me rendre visite, et puis ma mère a appelé mais j'avais rien à lui dire. Aucune nouvelle. Le médecin n'est pas venu, vous non plus, personne n'a vérifié mes signes vitaux ou pris ma température. Vous devriez être plus attentifs."
L'infirmier hausse les épaules: " C'est samedi, il y a moins de personnel pendant les weekends.
- Alors c'est la raison pour laquelle vous êtes ici ?"
L'infirmier est confus. Son clapet reste aussi coi que celui d'une tanche. Il ne voit pas trop où qu'elle veut en venir.
" Parce qu'on est samedi ? Vous êtes le personnel du samedi …"
Il ne sait pas s'il doit se sentir offensé. " Refais-moi voir ton pont."
Alyona lui fait à nouveau glisser le papier. Il est plus travaillé maintenant, son pont plus défini. Elle a rajouté des détails.
" Joli coup de crayon. J'adore les mouettes.
- Merci" rétorque Alyona. Le cœur n'y est pas mais il lui reste de la courtoisie.
" Et que fais-tu sur ce pont ?"
Alyona connaît la bonne réponse. " Je le traverse pour aller de l'autre côté.
- Lequel ?
- Celui-ci. Sur la droite." Elle montre le côté droit du papier.
L'infirmier expire , soulagé : " Bien, c'est très bien.
- Non, c'est bien, juste bien.
- D'accord.
- Qu'est-ce que vous espériez que je vous dise ?
- Juste ce que tu as dit.
Ils savent tous les deux qu’ils se mentent pire que des pharmaciens.
" Je peux avoir du vert ?"
L'infirmier lui tend un feutre vert. " Vers quoi te diriges-tu ? Qu'est-ce qui t'attend de l’autre côté du pont?"
Alyona lève presque les yeux au ciel. Elle avait prédit cette question, elle avait donc préparé une réponse appropriée. Lorsqu'elle la donne, son ton est drôle. " L'académie du Bolchoï. Je retourne à mes cours. Je suis prête à danser à nouveau et à travailler dur. Je peux y retourner maintenant. Je suis vraiment prête… Vraiment.
- C'est vrai, on m'a dit que tu dansais.
- Oui.
- Tu dansais dans ton pays aussi ? À.. à.. Pensacoca… dans le sud de la Floride ?
- Pensacola. Oui.
- Tu dois être très douée. On n'entre pas comme ça à l'académie du Bolchoï. Et comment ça s'y passe, c’est dur ? J'ai entendu… des histoires."
Alyona ne répond pas. Elle ne confirme ni ne nie ces histoires.
" Tes parents doivent être fiers de toi, propose l'infirmier avec un sourire.
- Oui, vraiment très fiers. Il m’a fallu neuf ans de formation à Miami pour arriver ici et des milliers de dollars de préparation. Ma mère a dû accepter un autre travail, mais cela en valait la peine. Elle l'a fait pour moi. Ils étaient si heureux que je sois arrivée ici. Ils sont toujours aussi heureux. J'aime les rendre heureux. C'est le moins que je puisse faire après tout.
- Ils te manquent pas trop ?
C'est le calme à nouveau, hormis les crissements des coups de feutre sur le papier qui sont audibles, palpables.
" Ma mère vous a appelé, ou peut-être pas vous, mais quelqu'un de l'hôpital ?
- C'est exact. Elle nous a appelés."
Alyona hoche la tête. Cet aveu discret change quelque chose entre eux. C'est gênant maintenant. C'est comme si qu'ils venaient de mordre la queue d'un chat.
" Et que vous a-t-elle a dit ?
- Dis-moi d'abord ce qu'il y a de l'autre côté du pont.
- Et qu'est-ce qu'il y a de l'autre côté du vôtre ?" lui répond Alyona, provocante.
L'infirmier ramasse sa feuille et la montre à Alyona. C'est lumineux et coloré. Un pont ostensiblement joyeux ; il veut qu'elle sache que c'est un pont heureux, pas un pont triste comme celui des Soupirs. Il lui montre le croquis d'un chien près du bord droit.
" Voici Kostya, mon chiot. Il est pétillant, il lèche toujours mes bottes en premier quand je rentre à la maison et il aboie et aboie et oh, les voisins se fâchent, mais que peut faire Kostya ? C'est juste un chiot.
- Ça doit être sympa. Être juste un chiot.
Alyona détourne le regard. Elle s'en tape de l'histoire des humeurs du clébard.
" Qu'est-ce qui t'attend de l'autre côté du pont ? insiste l'infirmier.
- L'académie de danse. Je vous l'ai déjà dit.
- Tu veux vraiment y retourner ?" Il y a comme un doute dans la voix de ce dernier.
- Je dois y retourner. J'ai déjà raté trop de cours et je ne suis vraiment pas en forme. Les autres filles passeront devant, je perdrai ma place. C'est déjà arrivé… Je sais qu'il ne me reste plus beaucoup de temps. S'ils me mettent dehors, je… je…"
Linfirmier remarque la soudaine agitation d'Alyona et tente de la calmer: " Ne t'inquiéte-pas de tout ça. Tu es toujours en convalescence.
- Vraiment ?"
Elle arrange ses cheveux. Ils ont l'air en désordre. L'infirmier l'observe. Alyona recommence à gribouiller.
" Tu as l'air très sérieuse. Ton pont aussi.
- Je suis désolée." dit-elle d'un ton sarcastique. "Voulez-vous que j'utilise plus que quatre couleurs ? C'est ce que vous avez fait. C'est comme ça que je sais que vous n'êtes pas sérieux. Ou triste.
- Tu n'es pas obligée d'ajouter d'autres couleurs si tu ne le souhaites pas.
- Mais vous le voulez. Cela vous fera vous sentir mieux. Passez-moi un bleu.
L'infirmier lui tend un feutre bleu.
" Qu'aimeriez-vous que je rajoute ensuite ? Une sucette arc-en-ciel ? La Place Rouge ? Des chars Abrams ou Léopard détruits ? Des anges dans le coin en haut à gauche ? Vous aimeriez ça ? Plus que votre stupide chiot ?
L’infirmier ne mord pas à l’hameçon. Il observe. Un coin de sa bouche se contracte, trahissant un froncement de sourcils. Ils ne l'ont pas préparé à ça lors de son stage en psychiatrie. Il continue. " Tu as mis des vagues sous ton pont. Intéressant. À quelle hauteur se trouve ton pont de la surface de l'eau ?
- J' ai pas mesuré." répond-elle, pleine de sarcasme. " Lors de ma prochaine visite, je veillerai à le faire et je vous préviendrai aussi sec.
- Super Alyona, à tout moment, si ça te dérange pas…
- Qu'est-ce que voulait ma mère ?"
L'infirmier hésite. " Elle était… inquiète."
Un moment de tension. Alyona regarde son dessin et colorie la berge entre le tablier du pont et la surface de l'eau. Quelque chose dans la réponse de l'infirmier lui plaît autant que ça l'énerve et l'exacerbe. " Eh bien, elle ne devrait pas l'être. J'allais juste me promener. Pour prendre de l'air frais et me requinquer."
L'infirmier s'éclaircit la gorge et sourit pour combler le fossé qui se creuse. Il semble empathique, inquiet. " Tu sais Alyona, moi aussi j'aime marcher." ( pause) " Mais d'habitude, je le dis à quelqu'un quand je vais me promener. Juste au cas où quelque chose m'arriverait. Alors ils savent où je suis et ne s'inquiètent pas pour moi." Tout ça dit d'un ton un peu paternaliste, limite infantilisant.
Alyona n'apprécie pas ce genre de confidences secrètes. Ses yeux sont rivés sur son papier, sur son pont. " Vous m'avez l'air bien jeune pour être infirmier.
- J'ai vingt-deux ans. Et ne change pas de sujet, répond ce dernier, pris au dépourvu.
- Vous n'avez donc que huit ans de plus que moi.
- Huit ans, c'est long." lui répond l'infirmier qui est un surdoué. " J'ai un diplôme de médecine, et un autre en psychiatrie, donc-
- Donc vous vous croyez plus intelligent que moi… Dîtes-moi : Si vous étiez triste et à l'hôpital et que je vous demandais de me dessiner un pont comme vous me l'avez demandé, sauriez-vous ce que je vous demande exactement ?
- Alyona, allons, c'est juste un simple exercice, une façon pour nous de communiquer. Si tu venais d'essayer...
- Il est trop tard pour communiquer. Vous ne m'avez pas suivie. Vous ne m'avez pas surveillée ni aucun de vos autres patients. Le monde ne s'arrête pas seulement le samedi. Les gens n’arrêtent pas de penser, de faire des choses qu’ils ne sont pas censés faire. Je suis ici pour dessiner ce pont parce que vous avez eu de la chance. Ma mère a appelé et vous êtes arrivé juste au bon moment, parce que vous saviez déjà ce que vous cherchiez. Ça aurait pu être pire."
L'infirmier se lève presque de sa chaise. Il ne sait plus quoi dire ou faire, mais continue sa mascarade autour du pont comme s'il se trouvait en Avignon. Il ne dira pas ce qu'Alyona veut qu'il dise à voix haute. Il redirige. " Ton pont se trouve-t-il vraiment en Amérique ?
- Oui, en Amérique. Mon Dieu, tout tourne autour de ce stupide pont…" Elle en rit presque de frustration.
- Donc il n'est pas ici, à Moscou ?
- Non. Sinon j'aurais mis de la neige et une photo de Lénine.
- Donc, tu veux rentrer chez toi.
- Hé ho, j'ai pas dit ça."
L'infirmier insiste : " Ton pont est en Amérique. Le mien est ici à Moscou. On situe son pont là où on veut être.
- Et si je dessinai du feu et des cornes de bouc autour de mon pont, cela signifierai-t-il que je veux aller en enfer ? Peut-être que j'aime juste gribouiller !
L'infirmier se creuse les méninges. Il cherche sa prochaine étape. " Tu étais sur le toit aujourd'hui. J'y suis monté pour te chercher et je t'ai vue. Tout le monde te cherchait quand tu as disparu. Ta mère appelle et pleure à plus de huit mille kilomètres d'ici. Que faisais-tu là-haut ?
- Ne me posez pas de questions là-dessus. Recommencez. Posez-moi d'autres questions sur mon pont.
- Je pensais que tu en avais marre de parler de ton pont.
- J'ai changé d'avis. Interrogez-moi encore ! À propos de mon pont !"
L'infirmier regarde Alyona. Elle le fixe droit dans les yeux. Il pose ses mains sur la table, à mi-chemin pour l'atteindre. Elle ne recule pas.
" Tu pourras toujours danser si tu rentres chez toi en Amérique. Tu n'as pas besoin de retourner au Bolchoï. Tes parents seront toujours heureux de te revoir. Tu es hospitalisée depuis deux semaines, enfermée dans une chambre. Tu peux à peine marcher et ni les autres patients ni tes colocataires, ne savent rien de toi, ni ton nom ni même si tu peux parler. Je sais que c'est dur pour toi. Tu es maigrichonne, tu es épuisée, tu restes assise là à me mentir, mais pas assez bien pour me convaincre de te laisser partir. Eh bien, je ne peux pas te laisser partir. Tu peux me le dire si tu veux tout abandonner et rentrer chez toi, tu n'as pas besoin de me montrer ou de prouver que tu en as assez. C'est simple : dis-moi simplement où se trouve ton pont. J'ai besoin que tu le me dises.
- J'en ai marre de dessiner. Et de parler.
- Je vais devoir te garder ici, tu le sais, n'est-ce pas ? Je vais appeler ta mère…
- Je pourrai lui parler ?
- Pas tant que tu ne te seras pas ouverte avec moi. Pour le rapport médical. Nous devons savoir ce que nous devons faire de toi."
Alyona se lève de sa chaise. Elle se dirige lentement vers le devant de la pièce. Son dos tourne le dos à l'infirmier, et elle fait face à un public. Elle écarte les bras et lève la tête. De loin, son corps imite une croix. Elle parle dans cette position comme si elle proclamait une prophétie. " Vous m'avez demandé de dessiner un pont. Pas une maison, pas un bateau ou une prairie. Un pont. Vous savez pourquoi les gens vont sur les ponts quand personne ne les regarde ? Seuls la nuit, dans le noir, quand leur famille dort à plus de huit mille kilomètres de là. Vous savez où je suis sur le pont. Je n'ai pas besoin de le dessiner et je n'ai pas besoin de vous le dire. Vous savez exactement où je me trouve sur le pont et ce que je vais faire ensuite."
L'infirmier court pour la retenir. Il ne voulait pas que ça en arrive là. Les vagues sous le pont d'Alyona prennent vie. Elles résonnent dans toute la pièce et le remplissent d'effroi. Il les entend gronder, juste avant qu'elles n'engloutissent quelque chose d'humain.