RIEN D'EXTRAORDINAIRE
Aucun bruit ne l'accompagne lorsqu'apparait la berline noire.
Le genre de bagnole que vous pourriez voir garée dans le parking de tout plein d'immeubles de bureaux à travers le pays. Sa forme évoque en quelque sorte tous les constructeurs automobiles et aucun en particulier. Votre regard parcourt ses courbes élégantes en onyx. Il pourrait s'agir d'une Merco ou d'une BM ou d'un travail personnalisé réalisé par un garage anonyme employé par le ministère des tartuffes.
Elle roule dans la rue à la vitesse limite précise. Ni plus vite ni plus lentement. Pile-poil la bonne vitesse. Elle signale qu'elle va tourner lorsque c'est nécessaire et s'arrête à tous les feux et passages-piétons. Elle cède la place aux autres véhicules mais n'hésite pas quand vient son tour. Cela ne provoque ni peur – comme certains garçons ont l’habitude de le faire – ni frustration. Comme c'est souvent le cas derrière certains vieux chéris douteux qui considèrent tout ce qui dépasse 20 à l'heure comme une course de Formule 1.
Vous la regardez approcher. Elle avance telle une araignée et quelque chose de froid remue dans vos tripes. Comme elle est parallèle à votre position, vous avez le temps de contempler votre reflet dans le verre miroir teinté sur le haut de sa portière. Une tête à la mâchoire molle au-dessus de votre corps en forme de S, déformée et ondulée dans la surface polie de la vitre.
Son moteur ronronne, le grondement sourd d'un chat repu et content. C'est pas un bruit qu'on entend en soi, plutôt quelque chose qui vibre au creux de vos os. Vous vous demandez à quoi cela ressemblerait si celui qui est au volant décidait d’appuyer sur la pédale. Est-ce qu'elle rugirait comme un lion ? Est-ce qu'elle zipperait et zapperait comme un de ces vaisseaux spatiaux dans Star Trek ? Ou conserverait-elle ce battement subsonique ? Vous vous demandez.
La berline noire s'arrête dans l'une des nombreuses places de stationnement de la rue. Elle s'attarde dans son espace comme une ombre, moitié au soleil, moitié dans l'obscurité d'un immeuble. Comme l’absence même de lumière. Un trou dans le tissu de la réalité. Une de ces choses dans l’espace qui engloutissent tous les objets proches. Vous remarquez que la voiture se positionne bien entre les lignes peintes sur l'asphalte. Un peu comme si une machine l'avait guidée sur place au millimètre. C’est, selon vous, l’exemple parfait de la façon de garer une caisse.
La porte passager s'ouvre. Un claquement sourd . L'obscurité bâille. Aussi sombre que la peinture noire, mais sans les reflets brillants. Mate. La bouche béante d'une vipère. Vous imaginez un sifflement et le cliquetis d'une queue. Crocs étendus, remplis de venin liquide. Ne pas s'approcher. Rester à distance.
Vous regardez autour de vous et votre pouls bat dans vos oreilles. Mais il n'y a aucun endroit où se cacher. Du moins, pas dans le délai disponible. Rien derrière lequel vous pourriez vous obscurcir ou vous déguiser. Un lampadaire et un panneau de signalisation à proximité, mais vous ne vous tromperez pas en pensant que votre forme ne peut disparaître derrière ceux-ci.
Vous restez là, figé sur place. Vos jambes ne fonctionnent plus, votre corps rejette vos demandes de contrôle. Les respirations s'arrêtent. Vos lanternes oublient comment cligner des yeux. Toute l'humidité s'évapore de votre bouche. C'est un putain de miracle que votre cœur n'ait pas non plus rendu l'âme, spasmé à l'arrêt là, dans sa cage d'os. Mais en avant, ça pompe, comme toujours, comme toujours.
Un homme en costume sort. Un mec ordinaire. Dans un costard ordinaire. L'homme est blanc. Le costume est noir. Il a une tête recouverte de beaux cheveux bruns. Ni ni trop longs, ni trop courts. La longueur parfaite. Le genre de coupe de cheveux qui ne semblerait pas déplacée à aucune époque de l’histoire – des années soixante au millénaire actuel. Son visage est beau, d’une manière simple. Rasé et bien rangé. Aucune fonctionnalité surprenante ou clé ne saute aux yeux. Lorsqu'il se lève, vous constatez — sans surprise — qu'il est de taille moyenne. Environ un mètre soixante-quinze selon votre estimation.
" Salut ", dit-il comme s'il s'agissait d'un personnage de western. Comme ce cowboy animé de ce film qui s'appelait Toy Story. Celui qui vous a toujours fait peur, pour des raisons que vous ne pouviez pas cerner. L’idée que les objets inanimés soient vivants, qu’ils pourraient espionner chacune de vos actions…
C'est seulement maintenant que vous remarquez qu'il porte des lunettes de soleil. Des nuances aussi noires que sa bagnole. Vous ne pouvez pas distinguer les yeux derrière les lentilles, et une secousse dans vos intestins vous indique que c'est intentionnel. Il offre un sourire détendu et votre cœur se transforme en glace. Il ferme la portière de la voiture – un autre bruit sourd – et se dirige vers l'arrière de la berline dont le coffre vient de s'ouvrir dans un chuintement. Un câble tortillonné serpente depuis son oreille gauche jusqu'au dos du col de sa chemise, qui est d'un blanc immaculé, repassée et amidonnée.
Il s'arrête une seconde. Il semble avoir remarqué votre observation. Son sourire s'élargit. Les dents derrière ces lèvres sont parfaites et blanches, droites et carrées. Vous avez l’idée que si vous deviez les mesurer, chaque longueur serait uniforme, chaque angle serait de 90 degrés. Pas même une tache de café au lait sur l’émail.
Il se penche sur le coffre et en sort une mallette. Sa surface est lisse et noire, ce qui n’est pas sans rappeler la carrosserie de la voiture. L'homme referme le capot du coffre. Il ne fait quasiment aucun bruit en se fermant. Mallette à la main, il contourne la voiture et remonte sur le trottoir, à quelques mètres. Il ne verrouille pas la voiture, mais vous pensez que les portes ne s'ouvriraient pas si vous essayiez de les ouvrir de toute façon. L'homme s'arrête et reste là, les yeux ombragés plongés dans vos yeux. Vous ne pouvez pas les voir, mais vous savez que son regard est tourné vers vous. Ce sourire à l'aise n'a pas quitté son visage une seule fois. Il lève la main et vous salue. " À bientôt", qu'il vous fait.
Et puis il passe devant vous. Ses chaussures ne font pas de bruit angoissant sur le bitume, même si cela semble être le cas. Polies et noires, bien sûr. Quoi d'autre? Il marche dans la rue sans que personne ne le regarde. Pourquoi les gens le regarderaient-ils ? Il y a des hommes plus beaux et des femmes plus sexy dans cette rue. Et même quelques trans aux cheveux multicolores qui attirent davantage l’attention. Si vous deviez vous approcher de plus près, vous parieriez votre vie qu'il ne sentirait rien – ni odeur corporelle ni après-rasage.
Il disparaît dans la foule. Un autre homme en costume parmi d'autres un jour de travail. Allant d'un endroit à un autre. Vous essayez de le suivre, mais bientôt il y en a dix autres avec des apparences similaires. Cela ressemble à ce tour de passe-passe avec la baballe sous les trois tasses.
Vous vous retournez pour inspecter son véhicule et un souffle d'air s'échappe de vous.
L'espace de stationnement est vide.
Vos yeux se tournent vers le virage de la route loin devant. Les voitures bougent, vont et viennent. Noires, bleues, argentées, vertes, grises, rouges. Berlines, SUV et monospaces. Voitures de sport et berlines. Certaines avec leur toit ouvrant baissé. Vous pensez l’avoir repérée à l’horizon – une goutte noire sur fond de soleil.
Ensuite, elle disparait également et vous vous demandez ce que vous avez vu. Devriez-vous en parler à quelqu'un ? Quelqu'un de sérieux et d'officiel ? Vous réfléchissez à la façon dont vous expliqueriez ce que vous avez vu. Vous imaginez le rapport de police : l'homme est sorti de la voiture . Est-ce que quelqu'un vous croirait ? C'est difficile à dire. Une chance qu’ils le feraient. " D'accord ", acquiesceraient-ils, " un homme d'affaires s'est fait conduire en ville par un ami ou un Uber. Et alors?" Mais ils ne comprendront jamais ce qui vous a tant troublé.
Après tout, il n’y a aucune façon sensée de raconter avoir vu quelque chose qu'avait rien d'extraordinaire. Donc aucune raison de s’en mordre les ongles ni d’en chier une pendule...