UN KIT-KAT ET ÇA REPART...
Un Kit-Kat et ça repart ? Ouais ben des clous, tout ça, c'est du pipeau.
Après l’explosion, le temps a cessé d’être linéaire. Il s’est effondré sur lui-même, entraînant et forçant tout dans un néant mouvant. Rétrospectivement, c'est marrant de voir comment que nous avons accepté le temps dans son flux originel et primordial, sans jamais remettre en question la séquence tracée, le plan logique de cet élan vers l'avant. Tik. Tak. Tik. Tak.
Il y avait du réconfort dans sa prévisibilité, une prévisibilité qui existe plus. Je me replie dans le passé et ne quitte ma chambre que lorsque c'est nécessaire, quand ça devient une exigence absolue pour un semblant de vie normale, comme quand que j'ai besoin de manger, de baiser ou de prendre une douche. En entrant dans le salon, la cuisine ou la salle de bain, je me retrouve soit dans un monde présent où rien n'a de sens, soit pire encore, dans un avenir décousu, chaotique et dépourvu de toute discernement. Il y a des boucles et des glissements temporels qui me font rebondir entre les personnes, les lieux et les événements avec une telle férocité que j'ai l'impression qu'elle va imploser. Parfois, tout ce que je souhaite, c'est obtenir la grâce d'avoir survécu à ce paroxysme initial, pouvoir à nouveau me comprendre et comprendre mon rapport aux choses. Il y a un désir intrinsèque de faire partie d’un flux et reflux, mais je suis immobile et transpercé.
Chaque porte, menant à une autre pièce, est le portail qui me conduit vers la réalité suivante. La plupart du temps, vous me trouverez ancré à ma tête de lit, me balançant d'avant en arrière comme un juif qui se lamente tandis que des larmes silencieuses coulent, éclaboussant la peau de mes jambes, une cadence reconnaissable. Tik. Tak. Tik. Tak. Dans cette pièce, je peux revivre les choses anciennes que j'ai laissées me définir.
Je revois ton sourire pour la première fois.
Tik.
Je revois les plaisanteries rigolotes qui ont constitué la base de notre union et les supplications coquettes qui ont suivi.
Tak.
Je m'attarde sur nos plaisanteries, sur la plénitude des rires qui ont coulé entre nous avec aisance. L'intensité de ton rire m'envahit comme le soleil, une luminosité qui m'emprisonne dans sa chaleureuse affection. Avec la série d'événements survenus après l'explosion, j'ai été plongé dans l'obscurité éternelle, et je sais plus si le soleil ou ton sourire sont réels. Vraiment ? L'étaient-ils ?
Tik. Tak.
Je regarde le soleil se coucher sur nos inhibitions, tu m'emmènes aux sommets de l'extase avec tes lèvres et tes mains agiles, savourant la façon dont ta peau se sent pressée contre la mienne. Je sais que cette partie était réelle. Je peux encore te sentir.
Tik, Tik, tik…
Je me souviens que tu m'avais dit que tu te sentais étourdie, déséquilibrée, une douleur au ventre, t'implorant de consulter un médecin, mais sachant que je n'avais pas le droit de t'inciter à l'action, étant simplement unis. Je voulais que notre amour soit suffisant.
Tak.
Et puis l'univers a explosé.
TTTIIIKKK^^^^TTTAAAKKK
Je suis confronté à l'état futur lorsque je suis obligé d'aller aux toilettes, ce qui est plus souvent qu'on ne le pense. Lorsque je prends une douche ou que je me brosse les dents, je parcours ces perspectives sur la pointe des pieds, timide et nerveux face à ce qui se passe, incertain de la peau que j'habite. Une froideur m’envahit qui me fait frissonner. J'entends les hymnes solennels gonfler au-dessus des vitraux, l'odeur de moisi de l'église rebutante dans son emprise misérable. J'étouffe les sanglots, agrippant les bords du banc sur lequel je suis assis, enfonçant mes doigts dans le coussin. Il est plus sûr de garder les yeux fermés le plus longtemps possible pour retarder l’inévitable découverte. Quelqu’un me tend un mouchoir pour tamponner les larmes qui coulent en stries noires et poreuses sur mes joues. Je sors rapidement de la salle de bain. Tik_tak_tak_tak_tak.
Le salon me supplante fermement dans le présent, une douleur et une impuissance vides. Nous parlons au téléphone, essayons d'être légers et esquivons la laideur du diagnostic.
" C'est pas mon heure", me murmure-t-elle à l'oreille, " Ne considère pas cette situation comme quelque chose dont tu es responsable, coco." Je me flétris quand elle prononce cette appellation, mon cœur se pliant dans l'énonciation, sa voix avec son accent mielleux me touchant dans des endroits qu'elle seule peut atteindre.
" Je m'en veux. J'aurais dû te conseiller d'aller chez le médecin plus tôt. Je veux dire, j'ai essayé, mais je voulais pas être autoritaire." Je m'arrête au milieu de ma réflexion. Le creux de mon inaction creuse la partie de moi qui respire.
" Non ", insiste-t-elle, " aucun de nous n’est à blâmer. C’est du pur hasard déguisé en objectif. C'est un destin malheureux et je m'en sortirai. Tout ira bien." Une pause, puis, avec détermination, elle répète : " Tout ira bien."
J'étouffe mon chagrin, faisant semblant d'adhérer à son optimisme, me permettant de me détendre grâce à ses assurances. Je peux sentir nos vies battre de manière synchronisée, évoluer vers un battement de cœur unifié.
Tik-tak, tik-tak, tik-tak…
Mes déplacements en dehors de cette maison sont rares. En me rendant à l'épicerie ou en passant devant le bureau de tabac, je trouve que les rues sont jonchées de débris cendrés. Je fais des écarts pour éviter les collisions avec d'autres passants. Tout s'émousse dans les gris et les bruns, un monotone stagnant qui attend dans l'obscurité, un flottement qui m'assaille de son manque de substance. Il n’y a pas de portes à franchir et j’accélère donc plus vite dans cette zone où le temps n’existe pas. Il y a rien de tangible pour me tenir dans une étreinte griffue. J'imagine que c'est à ça que ressemble l'enfer, un vide sans fin et continu. Peut-être que je suis au paradis. L’idée me fait sourire.
Les fenêtres des immeubles ont été brisées, les murs effondrés, amas d'une vie oubliée qui persiste dans sa brisure. Il est difficile de circuler dans ces rues familières, jonchées d'ordures, de journaux d'antan, de restes de commerce, de tissus en lambeaux et de morceaux d'objets sans importance qui m'empêchent d'atteindre quelque chose. Je veux l'atteindre et je m'entends crier et crier contre rien ni personne. Une douleur perçante poignarde mes pensées. Je m'efforce aussi fort que possible, désireux de me catapulter au-delà de cette souffrance. Le soulagement boude hors de ma portée, sans entrave et moqueur. Il me tient de son regard froid. Inconsciemment, je regarde ma montre-bracelet, la trotteuse parcourant un chemin circulaire vers nulle part. Cela a perdu tout sens, un chemin banal et fatigué. Je suis épuisé.
Le tik-tak est silencieux, victime secondaire d’une boucle répétitive.
Dans ce monde qui a été expulsé de son orbite, je ne trouve personne, pas une âme solitaire, pour établir une connexion. Je suis seul. Je guide prudemment ma bécane à travers le désordre éparpillé sur les routes, soulagé lorsque je me gare dans mon allée avec mes pneus intacts. Je me gare proprement à ma place, déploie la béquille et attends nonchalamment un signe, un signal, un souvenir qui me propulsera vers tout ce qui s'apparente à un ordre naturel. J'ai peur d'entrer dans une maison tranquille, sans savoir si je veux aborder le présent ou le futur pour revenir au passé.
Réfléchissant aux possibilités, je dis à voix haute à la nuit sans étoiles : " Je me demande si je peux chevaucher le passé et le futur, un pied dans la chambre et l'autre dans la salle de bain, créant un équilibre où je peux toujours être avec toi ?" Le battement cuisant me frappe directement à la tempe et je regrette de ne pas avoir entendu de réponse.
La meilleure option dont je dispose est de franchir la porte latérale menant à la cuisine et de faire un bref arrêt dans la salle de bain avant de me replonger dans les limites de la chambre. La marelle entre les sphères assaille mes sens et je dérive entre des conversations naufragées.
Dans la cuisine -
" Comment que s'est passée ta chimio aujourd'hui ? " Je demande nonchalamment.
Elle hésite dans ses mots : " Je suis crevée cette semaine." Elle reprend courage et me regarde avec une attention intense, comme si qu'elle essayait d'enregistrer mon visage, les traits singuliers cachés dans son esprit.
Tikkkkkk
Dans la salle de bain -
Les cloches des églises bourdonnent une mélodie, un tintement doux-amer qui laisse présager une finalité. Je regarde ton visage sans vie dans le cercueil. Je ne veux pas me souvenir de toi de cette façon. Je détourne mon regard et je te supplie, toi et les dieux : " Où es-tu, ma chérie ?"
Un silence invitant s’ensuit.
Takkkkkkkk
Me noyant dans le lit avec un battement fou de couvertures et de draps, pris au piège dans des tentatives intermittentes pour m'accrocher au passé, je me retourne pour jeter un autre regard à la nénette qui se tenait au coin de la rue.
Nos regards se croisèrent pour la première fois dans ce moment parfait et heureux, et elle me dit : " Vous avez l'air perdu. Puis-je vous aider à vous diriger ? Vous aider à trouver votre chemin ?"
Sachant que je ne voulais être nulle part ailleurs qu'ici, sous son regard, je répondis avec un charme effronté : " Non, je viens de trouver où je vais."
…kkkkkkkkkkk
L’horloge de mon grand-père, placée devant la porte de ma chambre, préside au calme de la nuit. En me concentrant sur le pendule oscillant, je le laisse m'emmener dans les recoins du sommeil, un sommeil doux qui me procurera un renouveau si j'ai de la chance. J'ai peur que ma chance ne soit plus là. Je m'allonge dans mon lit, bougeant doucement au rythme, espérant que le rythme physique relancera les conventions du temps. Je m'endors de l'autre côté, désespéré de me reposer. Dans les rêves qui hantent ma conscience, une sonnette retentit, un coq chante et je lutte contre les courants de la lune. Je suis à jamais suspendu dans le brouillard vacillant.
Quand je me réveille, je force mes jambes par-dessus le côté du lit, me traînant vers la fenêtre avec mon angoisse sur les épaules. Je regarde à travers les volets, la lumière du soleil me pique les yeux. La lumière est tamisée, mais je l'ai pas vue depuis ce qui semble être une éternité, et je suis obligé de plisser les yeux. Le quartier est recouvert d’ordures, d’un fouillis crasseux d’objets nominaux. Est-ce un oiseau qui gazouille ? J'ouvre frénétiquement la fenêtre, le cœur battant à l'idée de la vie, de quelque chose d'autre que moi. Je m'affale sur la chaise près de la fenêtre, tandis que la lourdeur qui m'a courtisé se dissipe. Avec le refrain musical de l'oiseau, je réalise que je pourrai m'adapter à un nouveau pouls, différent et dépourvu de sa voix, mais un rythme que mon esprit peut suivre. Suivez-moi, s'il vous plaît, suivez-moi.
Kit-Kat-kit-kat…Kit-Kat-kit-kat…Kit-kat-kit-kat…
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et à très bientôt !
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