J'aimerais penser que les autres nous considèrent tous les six comme des espèces de chevaliers de la table ronde – si les chevaliers pouvaient brandir des claviers, des cahiers et une imagination débordante en lieu et place d'épées, d'arbalètes et d'armures clinquantes.
Mon armure n’est pas visible à l’œil nu. Elle vit, respire et palpite sous ma peau, un amalgame étincelant d'horreur cosmique, de fantaisie, de romance et de science-fiction, incapable de prendre une forme unique, mais plutôt un être vivant en constante évolution dont je me nourris de chaque mot écrit.
Je jette un coup d'œil aux autres, mes cinq compagnons d'armes, alors qu'ils se marrent et se chamaillent. Des emballages de saloperies sucrées jonchent la table géante en bois, des crayons et des cahiers éparpillés. Même si je déteste manquer ne serait-ce qu’un seul moment du débat, le café rassis près des postes informatiques m’interpelle.
Une dose de caféine pour apaiser mon démon insomniaque intérieur, j'utilise le café pour rendre les heures d'éveil plus intéressantes ou peut-être juste pour me tenir suffisamment conscient pour les observer toutes. Quand le soleil se couche, ceux qui marchent sous les étoiles, qui ne sortent que la nuit, atténuent les limites entre le chaos et le contrôle, et même si je recommande pas l'anarchie en soi, c'est une belle chose à regarder.
Je suis pas censé avoir un favori, mais j'en ai un, ou plutôt une et c'est Prudence aux beaux lolos. Elle est drôle même si elle veut pas l'être. Son ton est acerbe, sa manière de parler abrasive, et son étrange obsession pour les procédures policières est à la fois déroutante et contrastant avec sa personnalité générale. Lors de notre rencontre mensuelle, où nous discutons de nos projets d'écriture, elle nous confia un jour qu'elle tirait ses idées d'histoires d'autocollants odieux.
L'inspiration d'aujourd'hui lui est venue d'un Humvee argenté l'ayant doublée sur la quatre voies avec un autocollant sur le hayon qui disait " Réfléchissez à deux fois, parce que je le ferai pas ", à côté de la silhouette stylisée d'un fusil d'assaut israélien. Le groupe a passé les vingt minutes suivantes à débattre de tout, depuis la légalité de la revendication de l'autocollant jusqu'aux intentions littéraires de Prudence avec cette phrase.
Cela a conduit Enthousiaste dans un terrier de lapin vers les armes médiévales et leurs mérites dans les temps modernes, ce qui l'a ensuite conduite à sa prochaine idée basée sur une histoire vraie sur un siège obscur dans le Languedoc au XIIIème siècle. Enthousiaste, la bien nommée, a tendance à être trop zélée dans ses idées d’histoires.
"C'est pas que je suis pas d'accord, je pense juste que tu vises un peu trop haut", argumente gentiment Logique. "400 000 mots sont 350 000 de trop qui ne seront jamais publiés en guise de premier ouvrage." Curieusement, Logique penche vers la science-fiction, bien que sa tendance à être obsédée par la plausibilité et à tracer des trous malgré le matériel couvrant tout, du voyage dans le temps et dans l'espace intergalactique au contrôle mental de la fiction spéculative, devient légèrement déroutante car tout est théorique de toute façon.
"C'est quoi déjà le pitch ?" demande Capricieux comme si qu'il venait juste de se mettre à l'écoute. Habituellement, il est défoncé et la plupart de ses pièces sont des flux de conscience inachevés. Mais il apporte de la légèreté au groupe et j'aime sa poésie. Même si ses rimes sont parfois un peu capillotractées, elle se lit bien quand j'arrive pas à dormir ou à penser avec une réelle cohérence.
L'enthousiaste, celle aux rêves élevés et inaccessibles, reprend son propos. "D'accord, laissez-moi réessayer. Nous sommes aux débuts du XIIIème siècle. Les cathares ont pris le contrôle d'Albi. Il y a du sexe, il y a des scandales, il y a des fanatiques religieux, il y a des morts, de la violence et des intrigues." Ses yeux et son sourire s'écarquillent, claquant des doigts à chaque point brûlant qu'elle soulève. "C'est basé sur une histoire vraie. C'est génial."
Nous, les chevaliers, la regardons d'abord, puis on se toise les uns les autres. L’idée brillante s’estompe comme une lumière tamisée derrière ses yeux à mesure que la table devient plus calme. "Ce serait trop long à écrire", plaidons-nous tous en silence. "C'est trop complexe. Il y a pas assez de ressources en français moderne. Il serait jamais publié. Autant de raisons de laisser tomber."
"Hé les mecs, un groupe de fanatiques religieux a pris le contrôle de la ville, et ils se sont barricadés, prétendant que la polygamie était la volonté de Dieu, et ont rassemblé tous les..."
Romantique s'éclaircit la gorge : "Je sais pas. Le monde est déjà tellement décevant. Peut-être que tu devrais envisager quelque chose de plus léger. Tu sais, une romance ne doit vraiment contenir que 50, peut-être 60 000 mots ? Tu en aurais déjà écrit, genre, cinq tomes !" Elle sourit brillamment, mais c'est une tromperie. Croyez pas un seul instant qu’elle écrit de douces histoires d’amour et non du porno extraterrestre hardcore.
Quelqu'un depuis l'un des postes informatiques le long du mur de la bibliothèque se lève de sa chaise, les pieds métalliques raclant le parquet ancien. J'ai oublié un instant qu'on était pas seuls. Ouverte 24 heures sur 24 pendant douze mois sur douze, la bibliothèque est généralement calme et vide et c'est mon endroit préféré pour passer les longues heures d'éveil solitaire de mes nuits blanches lorsque j'arrive pas à dormir.
On a eu de la chance tous les six de nous retrouver. En me promenant une nuit, attiré par le panneau accroché à l'extérieur du bâtiment promouvant le prêt gratuit de bouquins pour chaque abonnement à la bibliothèque - la bibliothécaire trouvait ça intelligent, mais cela m'a fait sourire. Cela faisait des années que j’avais pas mis les pieds dans une vraie bibliothèque.
Émerveillé par le catalogue de fiches situé à l'arrière du bâtiment, un vrai catalogue avec des cartes, des timbres et des tiroirs longs et étroits, j'ai rencontré Logique et nous avons rêvé ensemble d'un autre monde dans lequel l'analogique resterait prédominant dans notre vie quotidienne. Nous avons commencé à parler, une chose en entraînant une autre, et nous nous sommes retrouvés chaque semaine, à la même heure, au même endroit, à discuter jusqu'au petit matin, à débattre de tout, de la philomisosophie d'un transgenrisme sodomisant à l'espoir empli de bon sens d'un Frexit libérateur.
Petit à petit, un par un, nos quatre autres chevaliers nous ont retrouvés et nous avons établi nos rendez-vous mensuels, discutant de nos projets d'écriture personnels et, parfois, des aventures de la vie et de la manière dont elles nous inspirent.
Arrachée à la rêverie, ma vessie force mon attention vers les toilettes. De plus, je veux du café, même s'il a un goût de jus de sous-calbute.
Je prends pas la peine de demander si quelqu'un d'autre en voudrait, alors je me lève de ma chaise et me dirige avec lassitude vers le coin pisso-cafetière, puis me retrouve à la table basse négligée. La cafetière à bout orange repose sur une plaque chauffante, la puanteur des grains de café rassis se mélangeant à l'arôme riche et ambré de moisi des vieux livres se réchauffant les entrailles.
Quand je reviens à table, je fais une pause.
Plus d’emballages de sucreries, disparus les crayons éparpillés et les cahiers.
Plus aucun chevalier.
Je regarde les sièges froids et vides pendant un moment, jetant un coup d'œil entre chaque chaise soigneusement rangée sous la table ronde et mon ordinateur portable, la balle de mon économiseur d'écran rebondissant sans bruit sur les bandes.
Je sors ma chaise, saisis la souris et donne vie à mon ordi. Les rires et les querelles reprennent, un sourire tirant ma joue vers la droite. Prudence, Logique, Enthousiaste, Romantique et Capricieux occupent tous les sièges autour de moi.
"Très bien, où ce-qu'on en était ?" demande Prudence avec attention, le dos droit, les mains jointes sur le dessus de la table.
J'étends mes doigts, les remuant avant de les étendre sur les touches, j'ouvre mon logiciel Scrivener sur mon ordinateur et j'essaie de décider sur lequel des quatre-vingts chapitres 1 je veux travailler.
Je suis le Voleur d'idées et j'ai toujours du mal à me décider, mais j'ai cinq autres fouvaliers en cale pour m'inspirer.