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21 juil. 2023

793. Le sonneur spoiler de Kermelin

 

LE SONNEUR SPOILER DE KERMELIN
(En Bretagne, on aime pas les cachotteries,...,)

La forêt n'en avait rien à cirer de leur bien-être, elle ne voulait pas d'eux chez elle. Des feuilles mortes craquaient sous leurs pieds et des corbeaux silencieux siégeaient tels de sinistres inquisiteurs juste au-dessus dans les branchages. L'odeur humide de l'automne pourrissant était faussement mielleuse, et une boue noirâtre s'accrochait à leurs basques, les empesant et les tirant vers le bas. Le soleil n'atteignait jamais les sentiers, même les jours les plus brillants, et lorsqu'il se couchait, les ombres étouffaient les sentiers.

Youenn leva haut sa torche. La flamme orange et scintillante taquinait l'obscurité et même un chouïa plus que ça. Elle n'apportait pourtant aucune chaleur contre les vents qui annonçaient l'hiver.

" Lukaz ! " appela-t-il d'une petite voix. Le nom était doux, léger et avalé par l'obscurité qui l'entourait. Un maigre repas qui ne lui valut pas un écho.

" Lukaz ! " appela Maïwenn, la femme à Youenn. D'une main, elle serrait fort son châle contre sa poitrine, et de l'autre, elle brandissait sa propre torche. " Lukaz ! Lizig !"

Aucune réponse.

Combien de fois avaient-ils appelé ces noms, sans jamais se demander s'il y aurait une réponse ? Une dizaine de fois par jour ? Cent ? Parfois un appel affectueux, d'autres fois une sévère réprimande. Oh, ce qu'il donneraient maintenant, pour entendre Lukaz inventer une autre excuse pour se dérober à ses corvées - il accepterait volontiers le mensonge du garçon. Ou pour entendre Lizig se lamenter sur ses attentes au bourg voisin du Faouët, sur le fait que personne ne pouvait y être assez bon. Il lui jurerait qu'il lui trouverait un prince ou passerait le reste de sa vie à le dégotter. Il donnerait n'importe quoi pour ça, et s'il tombait sur le diable lui-même, il offrirait jusqu'à son âme.

Mais le Diable avait plus de bon sens que de parcourir ces bois.

Youenn regarda autour de lui et vit de lointains points de lumière dans la forêt. De minuscules yeux rouges clignotaient constamment, des branches noires essayant de les gratter. Des cris étouffés s'élevaient de ces gens, les autres habitants du bourg, tous criant les noms de leurs progénitures dans le vide.

" Erwann !"

" Solenn !"

" Katell !"

Toujours aucune réponse.

La forêt exhala une autre respiration sifflante de charogne et toutes les lumières disparurent. La torche de Youenn crachota de détresse, le feu presque arraché de la torche par une saute de vent. Il l'abaissa pour la protéger de son corps, pour la protéger comme il aurait pu protéger ses enfants. Comme il aurait dû le faire.

Il se mit à pleuvoir. Des gouttes aussi froides que du fer transpercèrent la crasse de son visage. Sa torche sifflait à chaque fois qu'elle était poignardée par les gouttes glacées. Maïwenn s'enfonça plus profondément dans son châle et Youenn enroula son bras autour d'elle, incapable de dire qui des deux frissonnait le plus.

Quelques lumières lointaines réapparurent. Que ce soit à cause de la pluie, ou du vent, ou… mais non. Ils avaient tous juré qu'ils chercheraient jusqu'à ce qu'ils trouvent quelque chose. Jusqu'à ce qu'ils les retrouvent . Leurs enfants étaient perdus et seuls et avaient besoin d'aide.

Maïwenn grinça. Elle était à bout de larmes et trop fatiguée pour paniquer. " Vous auriez dû le payer pour nous avoir débarrassés des rats."

Il ne pouvait pas dire si elle l'avait vraiment dit, ou si c'était la même voix qui le harcelait depuis le matin. La voix qui n'offrait ni quartier ni sursis. La voix qui ignorait chaque fois qu'il était d'accord, chaque fois qu'il suppliait de faire les choses correctement. Ce n'était pas le Diable qui le tourmentait, car lui aussi ignorait toutes ses supplications, toutes ses offres de réparation.

Qu'est-ce que c'était que mille lurs d'argent ? Des réparations aux piles du pont ? De nouvelles ardoises sur le toit de l'église ?

" Un salaire honnête pour un travail bien fait ", avait dit le joueur de cornemuse.

Mais comment Youenn, maire du village, pouvait-il justifier de payer quoi que ce soit à ce sournois sorcier ? Le diaboliste vagabond était probablement le cousin de celui qu'avait maudit l'autre bled là-bas dans la lointaine Bohême du nord en premier lieu. Mais ça, Youenn et ses administrés ne pouvaient que l'ignorer.

Pourtant, s'il avait une seconde chance de payer maintenant, il la saisirait. Au final, mille lurs d'argent leur avaient coûté l'âme de Kermelin.

" Vous auriez dû le payer", gémit à nouveau Maïwenn. Elle écarta son bras tandis qu'ils continuaient à marcher péniblement à travers les bois obscurs.

Nous aurions dû, pensa-t-il, mais peu importe. L'acte était fait, les dés jetés. Son regard tomba sur ses pieds. Ils étaient tellement incrustés de boue qu'ils se fondaient dans le sol. Il ne pouvait pas dire où ils finissaient et où commençait la terre, et la boue l'agrippait, l'entraînait vers le bas. Je suis déjà à moitié dans la tombe. Mon seul espoir est de retrouver nos enfants, et je n'aurai pas de repos tant que nous ne l'aurons pas fait. C'est seulement ainsi que je serai racheté.

Et puis nous nous vengerons de ce maudit sonneur de biniou.

Le sol était une mer huileuse, trop profonde même pour les ombres. Youenn ne remarqua jamais quand le chemin se mit à descendre. Son pied s'abattit violemment dans le vide, et il dégringola soudain une pente. Avec chaque roulade, la boue glaciale l'incrustait davantage, couvrant ses vêtements et sa peau, effaçant ses yeux, obstruant ses oreilles. Il tenta de crier en tombant, mais la boue avait rampé jusque dans sa cavité buccale. Il saisit sa langue, l'enfonça dans sa gorge. Enterrant son souffle.

Il roula pendant une éternité, les jambes brisant des arbustes et ses bras cognant des pierres. Son corps apprit le langage des ecchymoses et des fractures, et quand finalement il s'immobilisa, une quinte de toux brûlante s'empara de lui. Il pouvait à peine se mettre sur les mains et sur les genoux, exhumant la saleté de son gosier en vagues destructrices. Vertiges. Blessures brûlantes. Sueur froide. Et quand il ouvrit enfin les yeux, il était dans une obscurité totale.

Tout ce qu'il pouvait entendre était le clapotis de la pluie, et la seule odeur était la puanteur des sous-bois en décomposition. Ses mains s'enfoncèrent dans la boue figée, mais il trouva aussi ses doigts s'enroulant autour de choses plus dures – des pierres, peut-être, ou des racines. Peut-être, imagina-t-il, venait-il de s'agenouiller devant un grand arbre qui le jugerait.

" Youenn !" il entendit une voix faible. Il la chercha, incapable de placer le son et chaque tour de son cou un nouveau choc de douleur, mais alors il vit une mince lumière derrière lui. Maïwenn glissa prudemment là où Youenn était tombé, tenant précairement sa torche.

" Je suis là !
- Youenn !" Sur un terrain stable, elle remonta ses jupes et s'approcha de lui.

Il se mit à genoux. Lorsque le petit cercle de lumière de sa torche l'enveloppa, il se regarda. Il était sûr qu'il saignait, mais il ne pouvait pas distinguer le sang de la flotte. Peu importait de toute façon. La boue s'accrochait à lui, durcissait sur sa peau. La pluie ne servait plus qu'à combler les fissures et les crevasses. Il ne pouvait même plus voir ses mains.

Mais il vit ce que ses mains tenaient. Les pierres, ou les racines autour desquels ses doigts s'étaient enroulés. Des trucs courbés, courts, fissurés. Blanchâtres.

Ils jonchaient le sol au bas de la pente : un étrange jardin de tiges blanc-cassis cassé, teintées de rouge comme avec du jus de fruits des bois. Certaines minuscules, certaines aussi longues que ses avant-bras. Des pierres blanches lisses et sphériques parmi les tiges - rondes, avec des trous noirs, presque comme des yeux.

Maïwenn émit un bruit, un halètement animal. Sa main tremblante couvrit sa bouche, ça tombait bien, elle n'avait pas les mots.

Une lueur attira l'attention de Youenn, une lueur dans l'ombre. Une paire d'yeux. Ensuite une autre. Puis, d'innombrables yeux tout autour d'eux, juste au bord du cercle de lumière. La pluie vint à bout de la flamme sur la torche de Maïwenn, les plongeant à nouveau dans les ténèbres.

Il entendirent les rats avant de sentir leurs morsures.

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(...on aime bien aller au fond des choses !)
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