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26 déc. 2020

458. Kirikou, le sorcier-robot.

Aucune âme qui vive ne respirait plus sur Terre. Seulement des robots, s'évertuant à exécuter leurs dernières consignes.
"Les maîtres s'étaient tous évaporés, tous morts et leurs atomes s'étaient depuis longtemps disséminés aux vents incessants qui balayaient les tours de verre et d'acier de leur furie toujours plus furieuse. Ça avait été le dernier vœu de chacun d'entre eux avant de passer l'arme à gauche, de mourir d'un age trop avancé.

C'est vrai, ils s'étaient battus. Autant qu'ils l'avaient pu pour sauver leur espèce de l'extinction totale, mais la comète qui avait étiré sa queue de pestiférée à travers l'espace avait semé, derrière elle, sur Terre, sa vapeur gazeuse empoisonnée et létale qui avait admirablement fait le travail pour laquelle elle avait eu une raison de pousser."

- Bon Philou, t'arrête de pianoter sur ton antiquité et tu viens t'occuper de moi ou quoi ?
- Oui, ma louve, presque fini, j'te jure...

Il n'y avait plus âme qui vive respirant à la surface de la planète. Plus personne n'y vivait désormais, sauf Kirikou et ceux de son espèce.
"Et," se dit Kirikou en lui-même, "il valait mieux pour lui n'être qu'un grand robot dépourvu de pensées capable de n'effectuer qu'une seule tâche plutôt que le géant mental qu'il fût autrefois, tellement obsédé était-il devenu avec la tâche qu'il s'était fixée."

Toutefois, en dépit d'une grande solitude et de la peur ténue d'une grande et ultime frustration, il s'escrimait à continuer à œuvrer avec ses semblables, s'arrêtant très rarement sauf pour l'entretien périodique lui permettant de conserver sa carcasse en parfaite condition état de marche.
Inlassablement, il bossait, car les Maîtres avaient éliminé de son espèce tout besoin de sommeil et de restauration voici bien des lustres. 

Parfois, pourtant, il faisait une pause lorsque la grosse boule solaire rougeoyante illuminant la ville commençait à pâlir à l'ouest sur l'horizon, et ses grandes billes rondes s'emplissaient alors de mélancolie tandis que celles-ci se portaient sur l'immense cité qui étendait ses minarets vertigineuses et ses hautes flèches d'un cristal bleu des plus purs sur des kilomètres et des kilomètres à la ronde. 
Une ville aux teintes et à la beauté des plus rares. Une cité pour les Dieux, et les Dieux étaient morts. Kirikou ressentait alors la grande solitude que le dernier maître avait dû ressentir.

- Philou, j't'attends, mais qu'est-ce tu fous ???
- Mouiii, bébé, j'en ai plus pour très longtemps, un peu de patience...

Les maîtres avaient été bienveillants, et Kirikou savait que ses semblables, tandis qu'ils effectuaient leurs tâches éternelles de conserver la grande cité en parfait état pour les Maîtres qui n'en n'avaient plus besoin, devaient ressentir leur absence autant que lui.
Ne plus jamais réentendre leurs voix résonner, ne plus jamais les revoir, assemblés par groupes, spectateurs de concerts ou comédies, ou jouant au milieu des fontaines et des jardins fleuris de la merveilleuse cité, l'attristait infiniment. 
Et ce serait ainsi jusqu'à la fin des temps, à moins que...

Mais penser, rêver, se souvenir ne les ramèneraient pas car il n'y avait qu'une issue pour mettre fin à toute cette mélancolie: le travail. 
Les autres travaillaient et ne rêvaient pas, mais au contraire redoublaient d'efforts pour effectuer les mille et une tâches que les Maîtres leurs avaient autrefois confiées avant de périr. 
Lui aussi devait se remémorer la confiance qu'ils avaient placée entre ses mains et s'y tenir au mieux de ses capacités.  
Du lever du grand œil rouge à l'est jusqu'à sa disparition à l'ouest, Kirikou travaillait avec ses collègues. Puis, à l'heure prédéfinie, des signaux musicaux feraient retentir les doux et tristes timbres de leurs carillons, murmurant 'bonnes nuits' aux tympans de ceux qui n'étaient plus là pour les entendre, et toutes les opérations cesseraient pour la nuit, comme ça avait été le cas lorsque les Maîtres avaient encore été là pour les superviser. 
Alors, chaque matin, il commencerait une fois de plus à essayer, tester, expérimenter avec ses potions chimiques et ses plastiques, suivant pour l'éternité un labyrinthe de connaissance, cherchant à réaliser le grand triomphe qui rendrait toute son utilité aux travaux effectués par ses semblables.

- Non mais tu te fous de ma gueule, mon chat, ou quoi, j'en peux plus lààà....
- Voui, princesse, je suis presqu'à point...

Ses mains pétrissaient les matériaux avec dextérité, avec amour, d'une manière qui avait été inscrite dans son esprit comme quelque chose à chérir. Jour après jours, ses expériences dans leurs bains liquides prenaient forme sous son modelage attentionné. 
Il mélangeait toutes ces substances avec le même amour, la même concentration, étudiant tout le temps ses notes, ses graphiques et ses relevés d'analyses.
Tout devait être parfaitement effectué s'il ne voulait pas que l'expérience tourne au vinaigre. Pas une fois il ne se renfrogna sur un échec ou un défaut qui ne faisait que lui prouver que ces derniers étaient sa récompense pour ses efforts fidèles, et il recommençait en direction du but fixé qu'il savait qu'il atteindrait un jour.
Un jour, tandis que le grand soleil rouge brillait tel un immense œil au zénith, Kirikou fit un pas en arrière pour admirer son travail. 
À cet instant, la merveilleuse cité sembla souffler comme une prière silencieuse tandis qu'il se tenait, époustouflé par la vision qui se tenait sous ses billes. 
Puis tout cessa comme d'habitude. Les véhicules de surface, aujourd'hui vides de tout passager, continuaient à glisser en silence, supportés par les anneaux magnétiques qui les conduisaient vers leurs destinations. Les nacelles gravitoniques continuaient à s'élancer depuis les orbitodromes, accélérant en silence en direction du grand œil rouge qui se mourait.
"Plus personne." pensa Kirikou tandis qu'il étudiait son ouvrage. Puis il se dirigea vers un cabinet dans un coin de son labo et y prit une paire d'écouteurs ressemblant un peu à ceux qu'avaient utilisé à une autre époque les opérateurs radio. 
Sans se presser, même si son esprit était traversé de remous et d'excitation, il revint près de son banc d'expérimentation et connecta le jack des écouteurs sur un boitier. Il plongea les écouteurs dans le bain liquide situé devant lui et il ajusta ces derniers selon ses spécifications.

-  Oooo, Philou, tu es vraiment insupportable...
- ....... 

Minutieusement, il vérifia chaque étape de ses expérimentations avant de pousser plus loin. Puis, une fois certain de ne pas s'être trompé en route, sa main se déplaça lentement en direction du micro-interrupteur qui se trouvait sur le boitier prés de son coude. 
Puis il enclencha la connexion sur le gros switch se trouvant sur une cloison de son labo, faisant pénétrer dans ce dernier toute la puissance de diffusion de la cité de cristal.

Les générateurs du labos se mirent à ronronner, noyant celui de la cité derrière les vitres. Tandis qu'ils montaient en puissance, provoquant de petites étincelles à travers le câblage telle des impulsions cérébrales, Kirikou s'assit et retint son absence de respiration, ses billes rivées sur les bassins. Il se pencha sur son travail, observant avec anticipation, un peu effrayé par l'issue du résultat. 
Puis ces même billes se transfigurèrent en s'éclairant tandis qu'il commençait à percevoir une réaction. Il savait que les messages qu'il avait diffusés avaient été reçus et coordonnés en une entité qui allait s'éveillait et croître en intellect.
Soudain, les petites diodes rouges de la machine émirent un avertissement et la machine stoppa net. Kirikou se tortilla sur son siège et enclencha le dernier interrupteur. Ce qui, savait-il, était le test ultime. Sur les résultats du flot d'énergie qu'il avait mis en mouvement reposaient la réalisation de son succès. Ou de son échec. 
Il y avait une légère crainte dans son regard. Ceci n'avait jamais été accompli auparavant. Comment diable cela allait-il pouvoir fonctionner aujourd'hui ? Même les Maîtres n'avaient jamais réussi à franchir cette ultime étape. Comment le pourrait-il, lui, un simple serviteur ? Pourtant, il fallait que ça fonctionne car c'était là l'unique désir imprimé dans ses circuits.

Soudain, il fit un bond, les billes écarquillées. Des deux longues bassines emplies de liquide émergèrent deux parfaits spécimens d'Homo Sapiens. Un homme et une femme qui battirent des paupières pour évacuer le liquide collé à leurs cils dans la lumière solaire écarlate  de ce milieu de journée. 
Elles se tinrent debout, dégoulinant du liquide de leur création et sortirent hors de leurs bassins respectifs.
L'homme parla, la femme conserva le silence.
"Je suis Philippe Deux," dit-il. "Créé par toi, Kirikou à partir d'une formule laissée en toi par nos ancêtres, à leur image. J'ai été créé pour être un Maître, et Marylou, que tu as aussi créée sera ma femme. Nous copulerons et la race humaine renaîtra à travers nous et d'autres que nous allons aussi t'aider à créer."

L'Homme cessa de causer et se dirigea en souriant vers sa Marylou qui se blottit en souriant dans ses bras grands ouverts.
Kirikou sourit aussi à l'intérieur de son cœur quantique. Les mots que l'Homme venait de prononcer avaient été enregistrés dans son esprit fertile grâce aux écouteurs d'apprentissage qu'il avait immergés dans son bain, des enregistrements que le dernier Maître avait préparés avant que la mort n'ai mis fin à ses propres expérimentations.

- Bon, ben je crois que je vais me rhabiller et faire un tour dans les jardins. Tu sais pas ce que t'as perdu, mon chat !
- Mais je te dis que j'y suis presque, Marylou...

Les actes de l'Homme envers la Femme, comme le savait Kirikou, n'étaient causés que par les constituants naturels utilisés pour donner forme à leurs corps et gouverner leur humanité.
Lui, Kirikou, venait de créer deux êtres humains vivants. Les maîtres étaient de retour grâce à lui. Ils allaient pouvoir chanter et jouer et à nouveau, la magnifique cité de cristal allait résonner de leurs voix et de leurs rires, tout ça parce qu'il les aimait tant et avait persévéré jusqu'à ce succès final.

Et pourquoi pas un tel renversement de situation, demanderaient vous ? Eh bien quoi, Kirikou avait une dette: les Maîtres n'avaient-ils pas, eux même, créé le magnifique robot qu'il était ?

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