Ichka n’y prêtait pas la moindre attention. La chaise bloquant la poignée de porte continuait à faire le boulot pour lequel il l'avait coincée là. Grigor ne pourrait pas s'en sortir sans une hache. Et Ichka ne pensait pas que Grigor saurait en utiliser une même s'il en avait toute une collection à portée de main.
Pas plus avant qu'après le grand enragement.
Ichka l'avait vu un jour essayer – sans succès – de tenter d'ouvrir avec un ouvre-boîte à manivelle une conserve de thon à la catalane déjà munie d'une languette d'ouverture rapide.
Casque allumé, écran d’ordinateur lumineux. Le bavardage et le cliquetis des boutons. Le grincement du joystick qui se tortillait d'avant en arrière tel un fervent rabbin israélite parmi ses ouailles devant le mur où qu'y se lamentent de leurs fausses larmes de crocodiles. En avant puis en arrière. Et en avant puis encore en arrière. Des allers-retours incessants pendant que les reflets bleus du plasma de cristaux liquides de son écran se reflétaient dans les verres de ses lunettes de jeu.
Une cure. Ce n’était pas une chose impossible à désirer. Ça pourrait arriver. Cela pourrait arriver n’importe quel jour maintenant. Allez savoir ce que ces types à la science infuse faisaient, dans leurs laboratoires souterrains secrets ? Bon sang, il y avait de fortes chances que tout cela se révèle n'être qu'une putain de grande expérience scientifique. Ils pulvériseraient un gaz sur la ville et les enragés se trémoussant le popotin reviendraient à la normale. " Merci pour votre participation", diraient-ils. "Nous avons obtenu beaucoup de données utiles pour le design de nos nouveaux cerceaux."
Aucun mal dans son plan. Et s'il gardait son enragé de frère assoiffé de sang enfermé dans un cagibi ? Et alors ? Il ne pouvait blesser personne là-dedans. Tout cela en toute sécurité. Ichka appartenait aux 1%, vérifiez vous-même: il était bien moins con que le demi-douzième du quart de la moitié d'un demi-con, il savait donc quoi faire. Il savait quelles précautions prendre. Bien. Tout était dans les règles de l'art. Aucun zombie ne pourrait le baiser. Et si y en a un qui y arrivait – eh ben, bon sang – il aurait mérité le droit de manger du Bodganoff tout cru en carpaccio. Bien mérité.
Le mode d’action alternatif serait monstrueux. Ichka savait et comprenait, en théorie, comment gérer les agités du bassin. Même s'il ne l'avait jamais exécuté en pratique. Qu’avait dit l’homme aux informations ? "Retirez la tête ou détruisez le cerveau" . Ouais. Super. Fantastique. Tout va bien, au poil. Mais et si vous aviez partagé un ventre avec la personne en question ? Ils ne voulaient quand même pas que vous décapitiez votre frère jumeau, n'est-ce pas ?
Et s'il tuait Grigor ? Et alors ? Il ne serait pas plus en sécurité. Avoir toujours une ville en feu avec deux ou trois agités du bassin (Un des symptômes des enragés est qu'ils faisaient tourner leurs bassins en permanence comme s'ils jouaient avec des hula-hoops invisibles) juste devant sa porte d'entrée. Il lui resterait encore à affronter une population de plusieurs millions d’habitants. Dieu seul savait combien d’entre eux étaient enragés. Et si – mon Dieu, et si – il assassinait son frère et qu’ils trouvaient la cure le lendemain même de ce fratricide ? Et s’ils déployaient un vaccin et administraient le traitement à toutes les personnes infectées ? Bien sûr, ils ne pourraient plus aider le pauvre vieux Grigor. On ne peut pas facilement recoudre une tête façon Frankenstein, n'est-ce pas ?.
Ichka ne pourrait plus se regarder en face ni vivre avec lui-même.
Alors, il avait décidé d'enfermer Grigor dans le cagibi.
Meilleure option.
Au diable ce que disaient les gens à la télé. Depuis quand avaient-ils eu quelque chose d’intéressant à raconter de toute manière ? La hausse des taux par ci et l’inflation par là. L’économie s’effondre de ce bord-ci et la population explose de l'autre côté. "Votez pour moi, achetez ceci, ne faites pas cela et nique ta mère Poutine. Tout est terrible, et vous êtes tous responsables, il est responsable, elle est responsable. Mais surtout ne nous pointez pas du doigt !"
Ichka et Grigor
Frères pour la vie.
Même dans la mort.
Ichka faisait voler des avions numériques, d'un bout à l'autre de la planète électronique. Une planète qui n’avait même jamais entendu parler du Lyssavirus humain. Les gens dans son simulateur de vol ne se souciaient pas des maladies ni des pandémies. Ils se foutaient royalement du fait que votre frère ait tenté de vous arracher la gorge. Il avait tenté de jouer à des jeux de tir, mais aucun d'entre eux ne lui avait semblé approprié, compte tenu des événements récents.
Alors, il s'était mis au Flight Simulator.
Et il volait.
Et il volait.
Très haut, le plus haut possible au-dessus de cette merde.
Et la porte du cagibi bangait en frémissant, frémissait en bangant. Bang bang.
Mais le dos de la chaise coinçant la poignée de porte restait ferme et bien en place.
Jusqu'à ce que, bien sûr comme par hasard, toutes les lumières s'éteignent.
Un instant, une lumière bleu pâle provenant de son moniteur. Une fausse version du ciel au-dessus de l’Europe occidentale, alors qu’il se trouvait aux commandes d'une copie électronique d’un Airbus A380. Un bleu éthéré sans fin s’étendait à l’infini. Des nuages si réels qu’on pouvait presque les atteindre et les toucher. Et bien en dessous, un continent où la vie continuait comme elle l'avait toujours fait. Comme il se doit toujours .
L'instant suivant, l'obscurité.
Un petit zap. Psst .
Un petit buzz. Bzzt .
Le néant.
"Hé, qu'est-ce qu'y se p..."
Ichka se releva, les yeux aveugles. Sa tête sursauta, le câble du casque s'étira. Tendu comme une corde de piano. Les écouteurs – grosses coquilles, au-dessus de ses oreilles – s'arrachèrent et tombèrent au sol avec un bruit sourd. La tension relâchée le repoussa, comme un élastique.
Il trébucha en arrière sur sa chaise de gaming. L'objet heurta la base de sa colonne vertébrale puis s'écrasa dans l'obscurité. Une cacophonie de roues virevoltantes et de plastique déraillé. Le poids de la chaise tomba lourdement sur le sol.
Ichka la rejoignit par terre avec un bruit sourd et un petit " Ouille ! ". Pas blessé – seule sa fierté qui venait d'en prendre un coup.
Le bruit se calma. Cela sembla durer dix secondes, beaucoup de bruit pour une seule chaise. Ichka était assis là, dans une obscurité aussi noire que de l'encre de poulpe chinois, alors que quelque part à sa droite, les roues renversées de sa chaise de gaming tournaient encore.
Pas de panique. Seulement les disjoncteurs. Il les réenclencherait comme il l'avait fait mille fois auparavant. Avec deux passionnés d'électronique à la maison, les Bodganoff se retrouvaient souvent à actionner des interrupteurs. Ichka savait où qu'ils se trouvaient, mais il devait s'y retrouver dans l'obscurité. Pourquoi n'avait-il pas laissé une lampe-torche à portée de main, à chaque fois qu'il...
Ichka se figea, le souffle bloqué dans sa trachée.
Les microsecondes s'écoulaient dans l'éternité.
Toute l'humidité de sa bouche s'était évaporée.
Tous ses cheveux s'étaient dressés.
Une vague de glace ondulait à travers son cœur.
La ténébrosité empiétait. L'enveloppait. L'étouffait. Les ombres semblaient s'accrocher à lui, s'étendre sur sa peau et plonger dans son larynx.
Toujours.
Trop encore.
La porte du cagibi avait cessé de cogner.
Et – maintenant que ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité – y avait-il deux chaises par terre au lieu d'une seule ? Dans un tas mutilé de pieds, de roues, d'accoudoirs et de faux simili-cuir en skaï ? Il plissa les paupières, les yeux encore troubles à cause de trop de temps passé devant son écran. " Ça vous rendra les yeux carrés", leur avait dit leur mère à tous les deux. Non pas qu’ils l'aient jamais écoutée.
Un clic au fond de sa gorge.
Oui.
Deux chaises.
Toutes deux au sol.
Mais.
Mais.
Plus que ça.
La porte du cagibi s'ouvrit comme la gueule d'un serpent.
Les ombres semblaient saigner de l’intérieur, tacher le monde qui les entourait.
Un son.
Subtil.
Le murmure d'un bruit de tissu.
Un battage contre le tapis.
Un gémissement sourd, sec et triste.
Grigor !
Dans l'obscurité de la lueur post-écran, Ichka réalisa qu'il s'était trompé quant à la sécurité de son plan. Même maintenant, l’idée de tuer son frère le consternait. Mais autre chose. Rien d'autre. Il aurait pu l'attacher, l'assommer. " J'aurais pu chercher mille façons de le faire sur Google. J'aurais pu chercher sur le net un million de façons de sécuriser la porte avec autre chose qu'une chaise de cuisine. J'aurais pu, j'aurais dû." Repose en paix, Ichka — Il tergiversa jusqu'à la fin.
Alors que l'ombre qui avait été son frère se rapprochait, Ichka, qui n'avait aucun outil tranchant sous la main, fit une prière.
" S'il vous plaît, mon Dieu, ne me laissez pas me tromper aussi de remède et donnez moi la force de lui niaquer le cou plus vite que lui !"