La tempête continue de faire rage de manière illogique. Mon espoir de voir l’aube comme un répit du chaos n’a donné qu’un léger éclaircissement au ciel torrentiel presque opaque. Avec les contre-volets fermés et verrouillés sur chaque fenêtre, les quartiers d'habitation du phare au large semblent intemporels. La pièce est si noire que le jour et la nuit n’ont aucun sens. Je suis aveuglé par la noirceur de l’imprévisibilité et j’ai aucun moyen de m’adapter. Sans yeux, les bruits de la tempête deviennent toujours plus aigus et intenses. Les vagues frappent les pylônes, la pluie attaque le toit métallique et les vents violents et soutenus déchirent le revêtement. Chaque coup de vent est comme une sorcière banshee qui enfonce ses ongles dans ma peau, à la recherche d'un point faible pour déchirer mes chairs. Seule la lumière grasse et tamisée de ma lampe à huile éloigne mes pensées dépravées tandis que je souffre d’un isolement involontaire.
" Ils devraient au moins nous payer une prime de risque pour venir bosser dans ce bout du monde", je me plains en buvant une gorgée de la dernière bouteille de vin.
Mon binôme et moi travaillons au phare à tour de rôle. Deux semaines au large, deux semaines au bureau de communication des Phares et Balises. Je suis au phare depuis dix-huit jours - le bateau-taxi est en retard de quatre jours sans explication. L'électricité est toujours opérationnelle et je continue consciencieusement à entretenir l'ampoule du phare en continu 24 heures sur 24 en raison de la tempête.
Ce qui me laisse perplexe, c'est que j'ai pas vu de bateau ou de navire depuis des jours. Ce phare protège un chenal très fréquenté par les navires de plaisance et commerciaux, sans compter les sous-marins nucléaires faisant surface pour entrer ou sortir de l'Île Longue. Ne pas voir de trafic pendant une heure est sans précédent ; pendant des jours, ça commence à foutre la trouille.
Il y a une porte du côté sous le vent du phare. Cette porte fait face au continent. J'ai attaché une corde autour de la poignée de porte et je l'ai attachée à une chaise lourde pour empêcher la porte d'être sortie de ses gonds par les bourrasques. Je teste le système de corde en ouvrant la porte juste assez pour sortir. La lumière pâle et anémique de l’aube perce l’uniformité de la pièce par ailleurs noire.
Un spectacle plus sauvage dont je ne me souviens ni ne peux imaginer. C’est comme si que l’océan était rempli de jets de spa et que le ciel était un dôme de violence. Par la petite fente de la porte ouverte, je positionne le télescope d'observation et regarde à travers l'objectif. La plage est déserte, ce qui est pas surprenant compte tenu de la tempête.
" Même si quelqu'un était sur la plage, verrait-il mes fusées de détresse à cette distance ?"
Je mate à travers la grille du sol de la passerelle périphérique et regarde désespérément les vagues mousseuses marteler sans relâche les piliers du phare. Le canot de la SNSM est au quai de la marina continentale depuis des mois en attente de réparations. Nous n’en avions jamais eu besoin auparavant et n’avions jamais pensé que nous en aurions besoin un jour. Un point discutable qui ne vaut pas la peine d’être pris en compte, car tenter de lancer un canot de sauvetage dans cette machine à laver inspirée de l’enfer serait une mort certaine. Au-dessus de moi, la lentille du phare brille de mille feux et tourne régulièrement.
L'obscurité m'enveloppe à nouveau tandis que je referme et verrouille la porte. De retour à ma lampe à huile, je décide de réessayer les téléphones. D'abord la ligne fixe - cinq sonneries, puis la messagerie vocale du bureau des Phares et Balises.
" Christophe. C'est encore Youenn. Qu'est-ce qui se passe à terre ? Je suis toujours au phare. Rappelle-moi, dès que possible !"
Le téléphone satellite a une bonne réception, mais la batterie s'épuisera rapidement si le phare perd l'électricité. Je connais qu'un seul numéro de téléphone par cœur. La maison de ma mère à Huelgoat. J'allume une clope et tire lentement et délibérément dessus tandis que la ligne sonne sans arrêt pendant deux minutes. Je mets fin à l'appel et coupe la connexion satellite.
Dans la lumière vacillante de la lampe à huile, je regarde la cigarette entre mes doigts et constate que ma main tremble. Ma main ne tremble jamais. Lorsque le vent souffle, c'est comme si l'air à l'intérieur de la pièce se déplaçait comme un bloc invisible. La fumée du tabac s’enroule autour de mes doigts nerveux. Je laisse tomber le mégot de cigarette dans la bouteille de pinard vide. Il y a assez de nourriture et d’eau dans la cuisine du phare pour au moins un mois, mais c'est pas le cas des cigarettes et de la bibine…
" Pourquoi qu'on a pas stocké de cigarettes et de vin ? Quelle erreur !", je peste en moi-même.
Je prends un bouquin sur l'étagère et regarde la couverture. Un livre de citations célèbres - un cadeau d'anniversaire de mon ex-femme.
"J'avais probablement encore des cheveux quand elle m'a offert celui-ci."
Je feuillette une page au hasard et lis : « Plus j’étudie la nature, plus je suis émerveillé par le travail du Créateur. La science rapproche les hommes de Dieu.» - Louis Pasteur
" Ben mon vieux Louis, j'suppose que t'as raison. Cette tempête m’a rapproché de Dieu dans tous les sens du terme."
Le gémissement des boulons antiques maintenant la passerelle circulaire qui s'intensifie sous le barrage des vagues qui s'écrasent me redresse. Je tiens ma montre devant la lampe à huile.
" 17h30". J'ai dormi toute la journée. J'aurais pas dû m'endormir. Le soleil va bientôt se coucher.
J’ouvre la porte sous le vent et je jette un œil dehors. La tempête est plus intense que jamais et la marée est inhabituellement haute. Deux vagues s'entrechoquent et l'explosion d'écume atteint presque le bas de la passerelle. Le crépuscule descend rapidement sur moi.
J'insère à nouveau le télescope d'observation à travers la fente de la porte et je l'oriente sur la plage. Une silhouette ! Il y a quelqu'un sur la plage ! Je charge une cartouche dans le lance-fusées et je tire, retournant immédiatement à la lunette d'observation dans l'espoir désespéré de voir la personne agiter ses bras en reconnaissance de ma fusée éclairante.
" Attendez. Ce mec est-il… nu ?
C'est un homme sur la plage et il est complètement à poil. Ses cheveux mi-longs fouettent sauvagement sa tête et il est complètement dénudé. Sa posture est étrange. Une épaule est courbée vers le bas, comme si qu'elle était disloquée. Il reste immobile, comme perdu dans ses pensées. Il me regarde pas, mais son regard est fixé sur le sable à ses pieds. Je charge une deuxième cartouche dans le lance-fusées.
" Putain, pourquoi qu'ils ne mettent que trois fusées dans le coffret de signaux de détresse ?"
Voilà que se pointe un deuxième bonhomme.
Puis un troisième !
Au moment où que je m'apprête à tirer la deuxième fusée, je réalise que le troisième homme rampe plutôt qu'il ne marche. Je concentre intensément la lunette d'observation sur lui. Il porte une sorte de combinaison blanche comme en porterait un scientifique.
" Ce serait pas un masque à gaz qui pend autour de son cou ?"
Il lui manque un bras et une de ses guiboles est si gravement cassée que je peux voir que la fracture ouverte de l'os a percé un grand trou dans sa combinaison.
" Je dois retenter le coup. J'ai pas le choix."
La deuxième fusée crache un jet de flammes brûlantes dans le ciel qui s'assombrit rapidement.
" Ils me voient toujours pas. Ils sont trop concentrés sur autre chose."
Voilà qu'un cheval marche lentement sur la plage. Il est encore bridé et sellé. Sa tête tombe bas et sa démarche est fatiguée et vaincue. Le vent furieux secoue la queue du canasson et des mèches de crinière mouillée collent à son dos et ses épaules. Les hommes se dirigent vers lui, arrivant en sens inverse. Ils ne marchent pas comme un homme le ferait normalement, mais d'une démarche saccadée, affalée et pénible, en traînant les pieds tels des zombies. L'homme rampant tarde à rattraper son retard, mais les trois hommes parviennent à s'emparer maladroitement du cheval.
" Mon Dieu. Est-ce qu'ils mordent la gorge du cheval ?"
Le cheval s'effondre dans le sable des rouleaux de la plage et les trois hommes plongent leur visage dans le ventre de la pauvre bête. Les rouleaux de plage frappent le corps paniqué et agité du cheval. Ses intestins pendent goulûment à la bouche des hommes qui avalent les boyaux sanglants comme une assiette de spaghettis bolognaise. Une vague s’écrase sur la scène équestre et, dans la mêlée, un morceau de barbaque se détache de la poitrine de l'homme rampant et pend sur ses genoux pendant qu'il se goinfre.
Le vrombissement du système d’engrenage rotatif du phare devient soudainement silencieux. L’ampoule du phare s'éteint. La lentille de Fresnel ne réverbère plus que du noir. Le phare dispose d'une ligne électrique dédiée reliée directement au transformateur électrique central de la ville. Si le phare est hors ligne, alors tout le réseau électrique du canton est hors ligne.
Je ferme la lourde et me précipite vers la porte, puis je m'affale sur la chaise à côté de la lampe à huile et je me balance nerveusement d'avant en arrière. Je recule distraitement le marteau du pistolet lance-fusées, puis je le relâche en position de sécurité. Le vent souffle si fort qu'il parvient à éteindre la lampe à huile, quelle que soit la protection des volets des fenêtres. Je continue à appuyer encore et encore sur le marteau du pistolet lance-fusées tout en regardant fixement l'obscurité de la pièce.
Je prends même pas la peine de rallumer la lampe à huile. Pas besoin de lumière pour imaginer le désastre que notre poudré présidentiel et ses mignons ont fait subir à notre pays...