TEMPORA MUTANTUR
Ghislaine se réveilla et courut vers la psyché pour voir si le voyage dans le temps lui avait pas creusé des rides encore absentes de son visage avant le départ. Elle avait toujours peur de perdre son apparence au nom d'une des expériences d'Alfred. Son visage était le même. Même la pièce avait la même apparence et Fredo n'était nulle part en vue. Parce que tout ressemblait à ce qu'elle avait quitté, elle pensa que le voyage dans le temps n'avait pas dû fonctionné. Il avait dû la laisser dormir pendant qu'il était allé noyer sa fureur dans l'alcool. Elle espérait qu'il s'était évanoui parce qu'elle n'avait pas envie d'avoir affaire à un Alfred ivre et bourré répétant à qui voulait l'entendre et sans arrêt que personne ne comprenait sa grandeur.
Une cloche sonna et la porte s'ouvrit.
Alfred entra dans la pièce. Il portait des vêtements différents de ceux qu'il portait lorsqu'il l'avait mise dans le portail, mais le ricanement subsistait. Elle se demanda pourquoi qu'elle avait épousé ce mariole mais se jeta quand même à sa rencontre parce que c'était ce qu'elle faisait toujours. C'est lui qui ramenait l'oseille à la maison.
Au lieu de l'accueillir dans ses bras sans enthousiasme comme à son habitude, il s'écarta au dernier moment et elle s'écrasa droit dans le mur. Elle aurait aimé l'avoir déjà assassiné à ce moment là mais elle conserva son calme. Avec le temps, se dit-elle. Quand l'heure sera venue.
Il la releva du sol et la poussa sur le lit.
"Bienvenue en l'année 2157, année de ton Seigneur, qui que ça puisse être pour toi. Je rencontre tellement d'entre vous que j'oublie qui croit quoi. Mais c'est Noël, et tu y crois sûrement.
- Alfred, ça fait mal", cria-t-elle, oubliant son calme. "Tu m'as presque délogé le bras de l'épaule.
- Alfred est l'un de mes aïeux. C'était l'un d'entre eux. Sans déconner, je sais jamais à quel temps conjuguer avec cette merde de voyage dans le temps. J'ai rencontré ce salaud, mais j'ai oublié combien d'arrière-arrière faut que je rajoute devant ce lien de famille. De toute manière, je ne suis pas Alfred. Je suis Michel, alors appelle moi Michel, mignonne. Grand-père Fredo t'a envoyée vers moi. Nous sommes une famille. Nous allons passer tous les Noëls ensemble, et ça signifie que nous nous verrons beaucoup, donc si tu fais toujours ce que je dis, ce sera toujours un joyeux Noël !
- Attends… je comprends pas. Le voyage dans le temps, ça marche vraiment ? Alors… ça veut dire que je suis une de tes arrière-grands-mères ?
- Ouais. Mais le plus drôle, c'est que les générations qui nous séparent font que je n'ai pas du tout envie de te faire un câlin ou de te palper l'arrière-train."
Il lui toucha légèrement le nez avec son doigt, puis le tordit jusqu'à ce qu'elle hurle. "Grand-père Alfred avait raison : t'es rien qu'une râleuse." Il sortit un pistolet de sa poche et un costume de lutin d'un placard. "Voilà ton costume. Tu vas devoir le laver, le sécher et le repasser tous les soirs avant de te coucher.
- Repasser un costume de lutin ? Attends, mais qu'est-ce qui se passe, bordel ?"
Michel pointa le canon de son arme sur elle. "Les uniformes représentent une dépense importante. Maintenant, je vais fermer les yeux quelques secondes, mamie chérie, et tu vas enfiler ce costume, sinon je jure devant Dieu que je te fais sauter la cervelle."
Ghislaine trembla de peur mais réussit tout de même à enfiler la combinaison.
"C'est fait."
Michel ouvrit les yeux et sourit. Il aimait qu'on bosse pour lui à l'œil, et ce genre de costumes lui permettait vraiment de l'obtenir. Il ouvrit la porte et la somma de le suivre d'un simple mouvement de tête. Elle regarda l'arrière de sa tête jusqu'à ce qu'ils atteignent une porte marquée « Traitement ». Michel se tourna pour la regarder.
"T'es tu déjà demandée si le voyage dans le temps pouvait gâcher plus que les traits de ton visage ?
- Comment as-tu su que je..."
Avant qu'elle ait pu finir, le sol se déroba sous ses pieds et elle tomba dans une profondeur obscure. Michel ouvrit la porte devant lui et dit : " En voilà une autre prête pour l'apprentissage. "
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Alfred regardait par la fenêtre en sirotant un martini. Le voyage dans le temps avait fonctionné, envoyant sa femme si loin dans le futur qu'elle ne pourrait jamais être retrouvée, il en était à son troisième verre. Les mêmes étoiles scintillaient ici comme là-bas. Ses ovaires restaient congelés, attendant de germer en autant d'héritiers via le ventre de femmes dont il ne se souciait pas de connaître les noms. De cette manière, Ghislaine restait intemporelle.
Bientôt, Noël existerait toute l'année, tout comme l'histoire que sa mère lui faisait lire quand il était enfant lorsqu'elle disait que c'était de l'avarice de ne pas acheter tel ou tel jouet. Mais aucune lutin ne ferait de Noël un événement quotidien. Non, c'est la loi qui ferait de Noël un évènement quotidien avec un minimum d’achats obligatoire pour chaque famille, chaque semaine. Alfred adorait Noël et le pouvoir, alors il avait décidé de combiner les deux.
Ghislaine ne s'était jamais opposée au projet de faire Noël toute l'année. En fait, Alfred l'avait entendue raconter à son petit ami comment elle avait pénétré par effraction dans l'ordinateur d'Alfred et avait pris connaissance du plan. Alfred l'avait également entendue dire à son petit ami qu'ils devraient assassiner Alfred et le faire eux-mêmes. Comme si elle pouvait même commencer à comprendre comment. Ghislaine avait commis des crimes simples, pas du genre de ceux issus de cerveaux tel celui de Machiavel. Et dire qu'elle n'avait jamais soupçonné qu'Alfred avait truffé les lieux de mouchards tel un pro du KGB. Mon Dieu, il n'arrivait toujours pas à comprendre pourquoi il l'avait épousée.
Une autre chose qu'elle ne soupçonnait pas, c'est qu'Alfred avait déjà voyagé dans le temps. Il avait visité le passé et investi dans les stocks boursiers prometteurs. Il avait envoyé le petit ami de Ghislaine au Moyen Âge. Il avait invité l'un de ses petits-fils à venir faire un tour dans le présent. Il avait emmené le garçon vers le futur. Il avait montré au garçon d'où il venait et le genre d'homme qu'il pourrait devenir s'il acceptait simplement Ghislaine lorsqu'elle apparaitrait à l'intérieur de la réplique de leur chambre dans un atelier clandestin.
Alfred sourit. Il décida de se faire un quatrième martini et de se mettre à la recherche de mères porteuses. La mort était inévitable, mais le temps pouvait être changé pour le mieux.
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"Lutin X501618, ceci est ton rapport de productivité. Ta production a chuté de quinze pour cent la semaine dernière."
- Je m'appelle Ghislaine, pas Lutin X50 et des poussières. Vous prétendez que je suis dans le futur, et je peux même pas voir autre chose que cet atelier merdique. Si je peux pas voir le futur, alors il n'existe pas, et je ne vous crois pas", cria Ghislaine. Plus elle vieillissait, plus elle criait.
- Ce sont les mêmes étoiles qui brillent ici qu'à ton époque.
- Et comment diable que vous savez ça ?
- Un grand homme me l'a dit. Écoute, tu as lu au moins un livre d'histoire pendant tes études, n'est-ce pas ? As-tu dû vivre l'histoire pour la croire ? Tu peux me faire confiance : c'est l'avenir. Tout se ressemble, sauf que chaque jour est pareil. Noël et les gens ont besoin de choses à acheter pour atteindre leurs quotas. Cela signifie que les lutins font les cadeaux qui me rapportent, et quelques-uns en sélectionnent d'autres, de l'argent, alors emballes ces putains de cadeaux.
- Mais si ici c'est l'avenir, pourquoi les machines ne le font-elles pas à notre place ?
- Parce que les machines ne réagissent pas à la torture. Elles réagissent aux améliorations. Cette idée selon laquelle des hommes comme grand-père laissaient les machines fonctionner était une connerie. Cela coûte trop d'argent à ce niveau. Seuls les gens peuvent être assez sentimentaux pour contrôler avec leurs seules idées du travail laborieux compliqué pour la seule récompense d'un travail acharné. Et pour la récompense de Noël, bien sûr. Écoute, Lutin X501618, assez d'école : tu aimes Noël ? " demanda Michel en se penchant si loin contre son visage qu'elle put voir les poils gris apparaître dans la broussaille de sa barbe. À quoi dois-je ressembler, pensa-t-elle. Tout ce qu'elle voyait, c'était les visages vieillissants des autres et ses propres mains ridées, de plus en plus ridées de jour en jour.
"Lutin X501618, je t'ai posé une question.
- Oui, dit-elle.
- Alors mets-toi au travail et mets y de l'huile de coude!" hurla Michel en claquant sa main sur son poste de travail.
Ghislaine se souvint soudain d'avoir mangé de l'écorce de menthe poivrée avec son père à Noël. Elle adorait ça, mais en grandissant, elle avait réalisé que les diamants ne la faisaient pas vomir. Elle pouvait en avoir autant qu'elle le souhaitait. Ou elle le pourrait à un moment donné.
Elle était coincée, isolée du soleil et de la lune, passant chaque Noël avec un petit-fils qu'elle détestait. C'était la pire réunion de famille de tous les temps, d'autant plus qu'elle n'avait jamais eu d'enfant. Alfred lui avait dit que le voyage dans le temps était réel mais elle ne le croyait pas. Elle se demanda s'il était mort. Elle se mordit la lèvre pour ne pas pleurer et se remit au travail.
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"Gabriel, que pensez-vous qu'il soit arrivé à sa femme… quel était son nom ?" demanda la ministre en lissant son fard à paupières. La caméra captura chaque imperfection.
"Je ne sais pas. Je devrais m'en souvenir. C'était il y a seulement quelques années.
- Pensez-vous qu'il… vous savez....
- Il n'y avait aucun signe de violence. Peut-être qu'elle a plongé dans un lac gelé par accident ou quelque chose du genre."
La ministre remis un dossier à Gabriel. "Espérons que ça ne dégèle pas alors. Nous n'avons certainement pas besoin que sa réapparition nous détourne de la législation de Noël.
- Oh, madame, Noël peut tout surmonter. Même les mauvaises idées," répondit Gabriel en parcourant le fichier. Il avait un mauvais pressentiment à ce sujet, mais avec un peu de chance, il serait mort au moment où cela deviendrait réalité. L'avenir l'aidait à atténuer sa culpabilité, car il n'avait pas besoin de savoir ce que provoquait sa cupidité.
"Gabriel, vraiment. Vous serez à ma place un jour, et vous me remercierez d'avoir fait adopter cette loi. Ce n'est que le début du retour au plein emploi et de notre richesse. C'est gagnant-gagnant.
- Je suppose que vous avez raison, madame. Noël est pour la famille. Peut-être que cela peut aider les familles. Mais dépêchons-nous, madame. La conférence de presse commence dans cinq heures. Nous devons être à l'heure si nous voulons faire plein de pépettes."