LE PASSÉ, C'EST LE PASSÉ
1929. C'était l'année du premier symposium.
Les montres-bracelets avaient déjà inondé le marché, mais les vrais mecs qui se respectent savaient encore que l'élégance et la sophistication ne pouvaient être atteintes que par la possession d'une montre de poche. Elles se présentaient sous de nombreuses tailles et de nombreuses formes, certaines en or et d'autres en argent, mais toutes avaient une chose en commun : elles conféraient à leurs propriétaires un charme de raffinement, un enchantement enraciné dans les qualités mystiques des jours plus à la mode. Les gentilshommes équipés de montres de poche étaient des guerriers, des conservateurs qui gardaient les reliques d'un passé romantique.
Comme ces messieurs étaient devenus une espèce rare et que les fabricants de montres de poche étaient confrontés à une concurrence féroce sur le marché, le grand-père de Frédéric avait pris l'initiative d'organiser le premier symposium national sur les montres de poche. Embauchant une femme de chambre avisée en affaires comme présentatrice, il avait présenté les plus beaux objets de sa collection, et le congrès avait attiré l'attention de toute la presse parisienne. À partir de ce jour et chaque année, des artisans et des collectionneurs de tout le pays se rassemblaient dans une salle de bal adjacente au Georges V pour un week-end de culte horloger.
Après le décès du vieil homme, le père de Frédéric était devenu le héraut de l'événement, et on s'attendait bien sûr à ce que Frédéric porte également le flambeau le moment venu.
Au début, le jeune homme se sentit peu lié à l'entreprise familiale. Tous les enfants branchés de son école portaient des montres-bracelets, et une partie de lui voulait faire la même chose pour s'intégrer. À vrai dire, il était trop jeune pour être nostalgique des montres démodées. À son seizième anniversaire, cependant, les choses changèrent.
" Tiens !", lui déclara son père, plaçant un petit paquet cadeau dans sa paume après l'avoir éloigné de la table du dîner. La moustache large et dense du patriarche était un autre trait résiduel de l'ancien temps apprécié par les hommes de sa famille, quelque chose qu'il avait toujours trouvé amusant. "Il est temps que je t'en donne une."
Frédéric détacha le ruban qui liait le cadeau. À l'intérieur de la boîte se trouvait une montre de poche bien sûr, mais pas n'importe laquelle. C'était l'objet le plus attrayant que le garçon ait jamais vu, en or forgé, avec ses initiales gravées au centre. La lumière chaude des lampes du salon se reflétait sur la surface brillante de l'objet et projetait une étrange lueur ambrée dans ses yeux.
" Papa, ça a l'air-
- Cher ?" anticipa le paternel. " Une montre ne peut jamais être trop chère, Frédéric. Rien n'est plus précieux que le suivi du temps. Compte donc combien de battements ébranlent ton cœur à la vue d'une montre de poche, pas combien de billets il t'en coûtera pour te l'acheter."
La montre de poche exerçait un magnétisme hypnotique sur le jeune Frédéric à chaque tic produit par ses mécanismes complexes. Il inséra prudemment l'objet dans sa poche et attacha la chaîne à son pantalon. Son père se pencha pour murmurer à son oreille.
" Les hommes de notre famille sont les gardiens d'une époque révolue, mon garçon. Il est temps que tu prennes ton tour. La responsabilité est sur toi, maintenant."
1982. Année du dix-huitième anniversaire de Frédéric et de son premier symposium.
L'aube de la montre à quartz avait relégué l'entreprise au royaume des antiquités. Pourtant, de nombreux horlogers passionnés convergeaient encore vers la somptueuse salle de bal, dans laquelle d'innombrables tables regorgeaient de mécanismes d'horlogerie de toutes sortes. Tous couraient après une chose, petits et grands : le passé, qu'ils l'aient vécu ou non.
" Sont-elles faites à la main ? demanda une jeune femme dont les cheveux rebelles étaient maintenus en place par un bandeau violet.
- Bien sûr," répondit Frédéric en bombant le torse. Son cœur avait sauté comme sur un trempoline à sa vue, plus haut encore qu'il ne l'avait fait lorsqu'il avait vu pour la première fois la montre de poche que lui avait donnée son père. " tout dans notre collection familiale est fait à la main. En fait, j'ai fabriqué celle-ci moi-même.
- Impossible", railla la jeune femme. " Vos mains ont l'air si grossières. J'ai du mal à croire que vous ayez pu produire quelque chose d'aussi délicat.
- Peut-être que je peux vous la montrer?"
Non sans trembler légèrement et sans attendre la réponse de la soucieuse demoiselle sceptique, Frédéric dévissa le culot de la montre avec précision et retira des éléments du mécanisme, avant de les remettre en place d'une main de maître.
" Vous m'avez convaincue", concéda la jeune femme. " Je m'appelle Marie-Laure, au fait. C'est la première fois que je viens ici, je commence à peine à suivre les traces de ma mère dans l'horlogerie.
- Moi, c'est Frédéric. Alors nous sommes dans le même bateau. C'est mon père en fait qui organise ce symposium chaque année.
- Merveilleux. Je suppose que je peux me réjouir de vous revoir l'année prochaine, dans ce cas !"
Il fallut trois autres symposiums avant que Frédéric et Marie-Laure tombent amoureux. Ils se marièrent à l'été 1986 et le père de Frédéric cassa sa pipe l'hiver suivant. Il lui fut difficile au début de rester optimiste alors que les affaires diminuaient. Année après année, les aficionados assistaient de moins en moins nombreux à la conférence et, au début des années 2000, avec l'avènement du numérique, il savait que ce n'était plus qu'une question de temps avant d'exposer sa collection dans une salle vide.
" Il serait peut-être temps de lâcher prise", lui dit un jour Marie-Laure, des mèches de cheveux gris tombant sur ses yeux attristés. Elle se tenait près de son poste de travail au sous-sol de l'appartement de son mari, essayant désespérément de capter son attention au milieu des toiles d'araignées qui les entouraient. " Tu as donné assez de ton temps, Frédéric. Plus personne ne les achète, tu ne peux pas te battre contre l'air du temps."
Le commentaire provoqua la colère de l'horloger qui mit de côté le mécanisme complexe qu'il fabriquait pour faire face à sa femme avec de la fureur dans les yeux.
" Comment peux-tu dire ça? Je suis le gardien-
- D'une époque révolue, je sais. Il y a une raison pour laquelle c'est révolu. Les gens ont évolué.
- Toute notre vie a été concentrée sur-
- Toute TA vie, Frédéric !" cria-t-elle, élevant la voix pour la première fois depuis qu'ils s'étaient rencontrés. L'explosion était si inattendue qu'ils reculèrent tous les deux sous le choc. " Fais comme tu voudras, mais je dois trouver quelque chose qui vaille la peine d'être vécu dans le présent."
Elle monta les escaliers à toute allure, espérant de toutes ses forces qu'il la suivrait. Il ne le fit pas. Ses mains retournèrent à la seule chose qu'il connaissait : l'artisanat.
Marie-Laure décéda de sa troisième injection de vax Covid à la fin de l'hiver 2022, un coup dont l'horloger vieillissant ne se remit jamais complètement. Chaque photo d'elle le ramenait à ce tout premier symposium, celui de 1980, alors qu'il était jeune et plein de passion. Son cœur ne battait plus tout à fait correctement et ses montres ne faisaient plus le même tic-tac .
En 2025, il n'y eut que dix participants. En 2029, trois. En 2030, aucun.
" Impossible", dit-il, s'adressant à la femme de chambre orientale alors qu'elle s'approchait pour dépoussiérer sa collection, exposée sur une seule table dans une salle de bal étrange et vide. " Ça ne peut pas finir comme ça. Pas après cent ans.
- Le temps passe vite, n'est-ce pas ? répondit l'employée aux cheveux teints au henné, un sourire sombre sur le visage.
- Mon dix-huitième anniversaire me semble dater d'hier. J'ai rencontré ma femme dans cette même pièce, vous savez. Il y a cinquante ans. Je donnerais n'importe quoi pour remonter le temps.
- Ne le ferions-nous pas tous ?
- Vous ne comprenez pas. J'ai été dans le domaine du suivi du temps toute ma vie, et il est toujours passé à côté de moi. Il a essayé de garder vivant le souvenir d'une époque que je n'ai même jamais vécue, mais le souvenir s'est quand même évanoui. Tout comme mon souvenir de Marie-Laure.
- Si vous vous en souvenez encore, ça signifie qu'il n'a pas complètement disparu. Pour ma part, je me souviens encore très bien du premier symposium. La presse était partout autour de votre grand-père.
Frédéric ricana et observa attentivement la jeune fille. Elle devait avoir une vingtaine d'années. Il était impossible qu'elle ait assisté à plus d'une poignée de symposiums.
"Avec tout le respect que je vous dois, mademoiselle, je ne pense pas que ce soit le cas. Le premier symposium a eu lieu en...
Friedrich se tourna vers une photographie de son grand-père le soir du premier symposium, encadrée sur le mur. Son cœur rata de très nombreux battements. Sur la photo, elle était là. La femme de chambre. Aux côtés de son grand-père. Il se tourna à nouveau vers elle, consterné, alors qu'un sourire énigmatique se formait sur les lèvres de cette dernière.
" 1929", dit-elle. " C'est exact. Je m'en souviens aussi comme si c'était hier.
- Je compr-comment-comment est-ce possible ?
Friedrich ne pouvait pas former une phrase complète. Il resta les yeux écarquillés tandis que la bonne sortait une montre de poche d'une de son tablier. Elle surpassait en beauté toutes les montres qu'il avait jamais vues… mais elle ne fonctionnait pas.
" Montre de poche. Enchanteresse, n'est-ce-pas ? J'ai acheté celle-ci il y a exactement cent ans à un collectionneur ignorant." Elle posa l'objet sur la table. " Je pense que vous pourriez probablement en faire un meilleur usage. J'ai passé assez de temps à chasser le passé. Peut-être que vous réaliserez bientôt que cela n'en vaut pas la peine."
Après avoir épousseté la table une fois de plus avec son plumeau, elle s'éloigna. Frédéric ramassa la montre. Elle émit quatre tictacs. Exactement le nombre de battements que son cœur oublia de faire, quand…
" Sont-elles faites à la main ?"
La voix le prit par surprise. Il leva la tête et la salle fut soudainement pleine à craquer. Une jeune femme avec un bandeau violet se tenait devant lui. Sa peau était tendre, sans rides. Elle avait au plus dix-huit ans. Et encore.
" Bien sûr," marmonna-t-il dans un souffle, revivant la scène dont il se souvenait si bien. "Je peux vous la montrer, Marie-Laure, si vous voulez."
La surprise se lit sur le visage de la jeune femme.
"Comment connaissez-vous mon nom?"
Frédéric laissa choir la montre sur la table.
" J'ai une meilleure idée. Pourquoi n'irions-nous pas nous promener en bord de Seine ? J'ai assez parlé de montres pour la journée. Vivons dans le présent, d'accord ?
- Merci," s'exclama-t-elle, le soulagement suintant de sa voix. " J'en ai moi-même assez des tocantes. Franchement, je ne suis pas très portée sur l'entreprise familiale. Je suis trop jeune pour être aussi nostalgique."
Ils quittèrent la salle de bal alors que les montres cliquetaient derrière eux. Les participants au symposium continuaient à pourchasser des objets de collection à gauche et à droite dans leur recherche de cordes de rappel vers une époque révolue qu'ils appréciaient si chèrement. Pendant ce temps, les deux amants à l'extérieur chassaient déjà l'avenir, tout en savourant chaque instant présent.