Ils m'ont dit non.
Ils z'ont dit que j'étais pas qualifié.
Ils m'ont dit qu'une telle chose était sans précédent.
Ils z'ont dit que j'étais pas fait pour le poste.
Ils m'ont dit que mon espèce n'était pas faite pour ce boulot.
Je les ai traités d'enculés de bâtards d'ukronazis de racistes.
Ça les a vraiment bien énervés. Vous auriez dû voir leurs gueules se regarder les unes les autres en essayant de me dire que la race n'avait rien à voir là-dedans. Ils pouvaient déjà voir la tempête médiatique que cette petite accusation ferait si elle atteignait les médias sociaux. Ils ont proposé une centaine de raisons différentes pour lesquelles ils voulaient pas m'embaucher, chacune suivie d'un texte de présentation sur le fait que la race n'avait rien à voir avec ça.
J'ai contré chaque point qu'ils ont avancé avec mon curriculum vitae, mes antécédents professionnels et mes références. Puis l'impensable s'est produit. Ils m'ont engagé. Une voix dans ma tête m'a dit qu'ils ne m'avaient embauché que pour s'éviter la mauvaise publicité, mais une autre voix a rétorqué que tout ça n'avait aucune d'importance. Tout ce qui comptait, c'était que j'aie obtenu le poste et que j'ai pratiquement marqué l'histoire.
"Mon espèce" n'a jamais travaillé qu'à des emplois de manutention. Faire des trucs, casser des choses et servir d'autres choses. Avoir quelqu'un comme moi sur une ligne technique de vente/support était inouï. "Mon genre" ne possède pas de compétences sociales pour pouvoir se connecter aux clients de l'entreprise pour les aider ou leur vendre quelque chose. La plupart des gens nous ont classés au même niveau que des clébards.
Difficile de croire après toute la ségrégation et tous les discours, les protestations, les sit-in, les marches que l'on puisse encore vivre dans un monde aussi divisé par les apparences et les croyances. Nous aimons tous dire que nous acceptons et que nous n'avons pas de préjugés, mais ces vieilles tendances aiment encore réapparaître de temps en temps.
Rassemblez un grand nombre de personnes de races mixtes et ce n'est qu'une question de temps avant qu'un grand groupe se transforme en nombreux petits groupes de couleur ou de croyance. En fin de compte, les gens ne valent pas mieux que les hommes des cavernes et leurs tribus d'il y a des milliers d'années. Cela changera-t-il jamais? J'aimerais dire que j'ai bon espoir, mais je suis trop réaliste, donc je sais que la réponse est non. Les choses peuvent s'améliorer, les préjugés peuvent se relâcher, mais les humains seront toujours séparés.
Mais je proteste pas. Je ne marche pas et ne prononce pas de grands discours aux pieds des monuments nationaux de la liberté. Je vis ma défiance simplement en vivant. En faisant les choses que les gens disaient que je ne pouvais pas faire et en entendant les mots prononcés derrière mon dos et en souriant aux visages qui les prononcent. C'est la peur et l'ignorance qui les prononcent.
Voici quelque chose à penser dans des situations comme celle-ci; traitez-les comme si c'étaient des clebs. Je sais que ça semble contre-intuitif par rapport à ma plainte précédente à propos des gens qui pensaient que je valais pas mieux qu'un clebs, mais écoutez-moi. Imaginez que vous approchez d'un chien et qu'il commence à aboyer et à vous montrer les crocs. Pourquoi il fait ça? Eh bien, parce que vous êtes un étranger et qu'il a peur de vous. Il sait pas ce que vous voulez et pourquoi que vous empiétez sur son territoire personnel, alors il essaie de vous attaquer ou du moins de vous effrayer.
Maintenant, que faites-vous ? Commencez-vous à crier après le chien et à le menacer ? Est-ce que vous lui donnez un coup de pied au cul en disant " N'aies pas peur de moi ! Je veux pas te faire de mal !"? Non, vous vous penchez à son niveau et tendez une main ouverte tout en lui parlant d'une voix calme et rationnelle. Vous lui montrez que vous ne lui voulez pas de mal et vous le traitez comme vous voudriez qu'il vous traite.
Et c'est ce que je fais avec mes collègues. Je les traite avec la gentillesse et le respect que j'aimerais recevoir d'eux. Est-ce que ça fait beaucoup de bien ? Je dois dire, pas vraiment. Si rien d'autre, ça les confond totalement et les jette dans une boucle interrogative. Ils ne savent pas comment réagir quand un sauvage les traite civilement. Le mieux que j'en ai vu sortir jusqu'à présent, c'est que ces gens choisissent d'arrêter de m'insulter et de me traiter comme un citoyen de troisième ordre et de m'ignorer à la place.
C'est pas le top, mais je considère pourtant ça comme une victoire.
Ça fait quelques semaines maintenant et je me suis installé dans mon nouveau travail. Jusqu'à présent, je n'ai eu aucune plainte des clients, ce qui, je pense, irrite vraiment certains membres de la haute direction. Je pense qu'ils m'ont embauché juste pour me faire taire. Je parie qu'ils comptaient sur un flot de gens se plaignant qu'ils devraient me parler, qu'ils devraient avoir tout plein de raisons suffisantes pour me virer avant la fin de ma première semaine. De cette façon, ils pourraient s'imposer en tant que bons gars bien progressistes, mais je perdrais mon emploi par mes propres fautes. " Au moins, nous avons essayé ", diraient-ils. Et ce ne serait pas seulement moi qu'ils vireraient, ils donneraient l'exemple et prouveraient que mon peuple n'était pas meilleur qu'il ne l'avait déjà dit.
Mais je n'ai rien à redire. J'ai parfaitement fait mon boulot et les clients sont satisfaits. Mes ventes sont en fait supérieures à la moyenne du reste de mon équipe. Je ne leur ai donné aucune chance de se débarrasser de moi. Cependant, mes antécédents n'ont fait aucune différence pour le personnel interne. Je surpris encore Nicole de la compta en train de confier à Stéphane du développement réseau que le simple fait de me voir assis à mon bureau la dégoûtait.
Une fois où que j'étais dans la salle de repos sur le point de me servir un café, j'entends un " Euh… " derrière moi. Je me retourne pour voir Boris Vuillemin me regarder avec incrédulité.
"Bonjour, Bo", je lui dis poliment.
"Ce café n'est pas pour toi", me fit-il, tout en ajustant ses binocles sur son nez. "C'est pour nous." Nous, bien sûr, étant tous les autres sauf moi. Quand il a dit que ce n'était pas pour moi, il voulait dire que c'était pas pour les gens de mon espèce.
"Je suis désolé," je lui dis. Je reposai la tasse de café et cherchai une autre cafetière. Celle qui serait marquée pour moi. "Je vois pas d'autre cafetière."
Il haussa les épaules. "Peut-être que c'est dans une autre salle de repos. Peut-être dans le cagibi du personnel de nettoyage." Il eut du mal à contenir un sourire suffisant à sa blague. "Je savais même pas que tu buvais du café.
- C'est juste l'odeur que j'aime." Ça l'a vraiment troublé. Je suis parti avant qu'il ne puisse rajouter quoi que ce soit. Je n'aimais pas les règles, mais je les respecterais. Ma déclaration au monde était plus grande et valait plus qu'un triple expresso.
J'essaie toujours de voir le bon côté des choses. La plupart considéreraient toujours mon lieu de travail comme un environnement hostile, mais s'ils avaient traversé les choses que j'ai traversées, ils verraient que ça s'est amélioré. L'hostilité pure et simple s'est transformée en une acceptation à contrecœur et les regards de dégoût se sont radoucis en fronts plissés par l'agacement. Certes, il y a encore des poussées de fièvre hostiles.
Hier, je suis arrivé au boulot pour trouver un de ces singes à manivelle assis et jouant des cymbales sur mon bureau. Le message était clair et l'insulte passive-agressive de ma chaîne évolutive n'aurait pas pu être plus flagrante. Mais je m'énerve pas. C'est ce qu'ils veulent. Au lieu de ça, je place le petit Bozo sur une étagère de mon cubicule pour la déco. Que l'évolution aille se faire foutre. C'est vivre dans le passé.
Je laisse pas mon passé me définir. Je me laisse définir par mon avenir. Ce qui… quand on y pense, n'a aucun sens. Parce qu'au moment où je deviendrai mon moi futur, j'aurai été défini par mon moi actuel, qui à ce moment-là sera devenu mon moi passé. D'accord, peut-être que je suis pas au top en philosophie, mais ça va. La philosophie et la pensée abstraite sont difficiles à programmer et sont encore nouvelles pour les robots comme moi.