J'ai joué la bête pendant vingt ans et j'en aurais joué une centaine de plus si on me l'avait permis. J' écrase la cigarette qui couve dans le cendrier et je regarde les braises orange allumées se refroidir en attendant dans ma loge.
"N'avez-vous jamais souhaité pouvoir tenir le rôle du héros ?" n'ont jamais manqué de me demander les journalistes il y a bien longtemps de ça au cours des rares interviews qu'ils m'avaient alors accordé l'honneur de m'accorder.
"Jamais de la vie." leur avais-je toujours répondu.
J'admets qu'il y a un certain niveau d'anonymat dans le fait de jouer un rôle où que je dois porter un masque. Personne ne m'acclame jamais comme ils acclament les héros. Pourquoi le feraient-ils ? Je suis une métaphore pour les parties d'eux-mêmes qui manquent de conscience de soi. Les instincts de peur et d'agression qu'ils pensent avoir vaincus.
La partie non civilisée d'eux-mêmes qui passe à la violence au moment où leurs croyances sont remises en question. Les comportements animaux qu'ils pensent surpasser, mais qui bouillonnent sous la surface comme ces bulles de gaz de souffre remontant de la vase dans un marais, la luxure, la colère, la jalousie…
Après le spectacle, ils peuvent en rire et se dire qu'ils n'ont jamais vraiment eu peur, ils savent que ce n'était qu'un spectacle, ils savent que le héros va se pointer, mais avec leurs mains pressées contre leurs cœurs battant la chamade, ils savent que ce sera moi qui hanterai leurs rêves cette nuit-là. Je suis celui avec qui ils s'identifient, celui qui vit dans leur psyché, pas le héros…
Soir après soir, je monte sur scène sachant qu'au moment où que je mets les pieds sous les projos, le public s'attend à ma chute. Aspirant au moment où le héros enfoncera son épée dans mon cœur ou mes entrailles, la façon dont ils souhaitent eux-même pouvoir enfoncer cette épée projette les parties d'eux-mêmes qui sont sujettes à des désirs sauvages. À chaque pas exagéré, à chaque recoin derrière lequel je me cache - à l'insu du héros -, le public halète et pousse des cris d'horreur ravis. Le théâtre crépite de tension et de peur, électrisant mes sens jusqu'à ce que je devienne la bête et que la bête soit en moi.
Le héros a peut-être son affection, mais je suis né des parties sombres du cœur de mon public.
J'ai de la sympathie pour la bête, et tout ce que je représente en portant ce masque. C'est là tout le secret de ma performance: sur la scène, j'ai de la compassion pour le monstre.
La bête est tout ce que nous ne pouvons pas contrôler à l'intérieur de nous-mêmes, la partie qui s'en prend à nos proches à cause de notre propre ego et de notre droiture animale. Même si le seul vrai crime de la bête est d'être un animal dans un monde fait pour les hum-
Un coup fort et abrupt à la porte vient briser le fil de mes pensées et un machiniste m'appelle : " Vous entrez dans trois minutes ! "
Je prends une profonde inspiration, mon cœur se serre de tristesse et de chagrin.
Ce soir va être ma dernière apparition sur scène. Je suis devenu trop vieux pour le show business, ou du moins c'est ce qu'ils m'ont dit. J'ai fait une longue carrière, il est temps que du sang neuf prenne ma place.
Quand le rideau se fermera ce soir, tous mes rêves prendront fin. Ce soir, je vais dire adieu à la bête.
Bang! Bang! Bang!
Trois autres coups frappés à ma porte me tirent une nouvelle fois de ma rêverie, faisant craquer mon cœur et sursauter ma cage thoracique. Cela ne peut pas encore être mon appel sur scène, n'est-ce pas ? J'ai toujours eu le don de savoir intuitivement quand il était temps pour moi d'y aller. Peut-être que je vieillis, je songe, en vérifiant ma montre à gousset… mais non, c'est pas encore le moment. Deux minutes seulement se sont écoulées. Les trois coups retentissent à nouveau, cette fois avec une telle force qu'ils secouent mon miroir, le verre délicat entouré d'ampoules claque contre le mur.
Mes oreilles rougissent de rage. Pendant vingt ans j'ai servi cette production, comment osent-ils frapper à ma porte avec un tel manque de respect ?! Je suis toujours indispensable. Je suis toujours ce qu'y a de plus proche d'une star. Je suis personne jusqu'à ce que le rideau final tombe. J'ouvre la porte avec indignation, prêt à frapper le machiniste, le journaliste ou le réalisateur… ce soir je m'en fiche, ce soir je n'ai plus rien à perdre et j'en ai rien à secouer de qui c'est qui qui va se prendre ma main en travers de la gueule.
Un homme avec des yeux au blanc d'un jaune horrible, des yeux comme de la bile épaisse, se tient devant la porte, immobile, et sa couleur surnaturelle me déconcerte, déracinant mon appel à la violence.
"De sacrés contacts que vous devez avoir à l'entrée des artistes." je lui dis en lui faisant un clin d'oeil. Je ris timidement, une maigre tentative pour cacher mon malaise.
L'homme est vêtu d'un costume si noir et si élégant que c'est comme si qu'il avait commandé à l'obscurité de la nuit de l'habiller, les ombres elles-mêmes glissant et s'enveloppant avec amour autour de sa silhouette. Du noir sur du noir enrobé de noir avec des gemmes vert-émeraude incrustées sur ses boutons de manchette.
"Oui. De très bons contacts." confirme-t'il d'un ton catégorique, et, après une longue pause, il cligne des yeux; le clignement est maladroit et contre nature, comme un acteur qui oublie momentanément sa mise en scène.
" Y a-t-il une raison pour laquelle vous venez de frapper à ma porte ? Je joue un rôle important ici, vous savez. Mon temps est précieux." Je fais de mon mieux pour afficher un léger mépris envers l'homme étrange avec toute la dignité et l'importance que je peux rassembler.
L'homme me fixe avec un niveau alarmant de vide dans son expression. Pas une seule émotion ne traverse les pupilles au centre de ses yeux jaunes et caillés, et cela fait se dresser les poils de mes avant-bras comme de la chair de poule. Mes pieds traînent le reste de ma personne d'un pas en arrière, les muscles se déplaçant à leur propre discrétion. L'adrénaline s'est précipitée dans mon corps à la demande d'une ancienne alarme primitive sonnant à l'intérieur de moi, me pressant : "Cours !", me crie-t'elle, "Sauve ta peau, cours !"
Je cloue cette envie comme un Jésus de plâtre sur son crucifix, exigeant sa soumission et refusant d'être intimidé par ce personnage étrange.
L'homme s'avance, comblant le vide entre nous : " Oui, la bête. Je connais très bien votre travail. Ce soir, c'est votre dernière représentation. Dites-moi, n'êtes-vous pas un peu triste de devoir quitter ce théâtre ?" Sa voix s'attarde sur les 's' telle un sifflement de vipère, sa question montant avec raideur dans la pire performance de curiosité que j'aie jamais vue.
"Oui.", je lui réponds en tremblant, une sueur nerveuse me perlant le front: "Oui, j'aime beaucoup ce rôle."
- Et dites-moi, monsieur Mougeon, qu'est-ce qui vous rend si friand d'une bête ? D'un méchant ?" me demande-t-il encore avec cette même fausse cadence creuse de fausse intrigue.
J'ai honte de vous avouer que je lui ai répondu à peine un léger ton au-dessus de celui d'une voix d'enfant asthmatique : " La bête n'a rien fait de mal, c'est juste un animal, soumis à sa propre nature. N'importe lequel d'entre nous pourrait devenir la bête dans le mauvais cadre social.
- Vous sentez-vous souvent bestial, monsieur Mougeon ? " s'enquit encore l'homme aux yeux jaunes en haussant les sourcils.
J'ai reculé, repoussé par une question si intime, "Je suis désolé, qui avez-vous dit que vous êtiez déjà?"
- Véreux. Olivier Véreux. Je suis ici pour vous faire une proposition." me rétorque le quidam en s'avançant d'un pas, même s'il s'était déjà tenu assez près de moi pour que je sente son souffle chaud sur ma joue, même s'il s'était déjà tenu trop près pour mes narines sensibles. "Qu'est ce que vous allez obtenir? Une fête d'adieu terne et un licenciement. Je pense que vous méritez mieux que ça. N'est-ce pas, Mr. Mougeon ?"
J'ai vécu assez longtemps pour savoir reconnaître et discerner le baratin d'un commercial quand j'en entendais un. " Ouais… " murmuré-je avec méfiance, " Mais qu'y a-t-il à faire à ce sujet ? C'est juste la façon dont ces choses se passent.
- Je suis content que vous ayez posé la question, Mr. Mougeon. Je voudrais vous immortaliser." Il sort une seringue, un stylo noir et du papier de son manteau : " Tout ce dont j'ai besoin, c'est que vous preniez cette injection et que vous signiez sur la ligne pointillée, et le rêve que vous portez dans votre cœur deviendra réalité. Personne ne pourra vous éclipser ou vous renvoyer à nouveau. Le rôle de la bête vous appartiendra, de manière unique, indéfiniment."
Je lui souris, "Ça ne marche pas exactement comme ça d'habitude, Mr. Véreux. Si c'était le cas, je signerais ce document autant de fois que vous le voulez"
L'homme sourit aussi, "Alors vous ne devriez avoir aucun problème à le signer cette première fois."
Il me montre le papier et y lit une seule ligne : « Moi, Damien Mougeon, je consens à ce que les rêves de mon cœur deviennent réalité. » Suivie d'une ligne pour ma signature.
Je rigole : " Vous devez être une sorte d'acteur vous aussi. J'ai eu un peu peur pendant un moment. Je signerai ça n'importe quel jour de la semaine."
J'ai signé mon nom sur la ligne pointillée et en dessous j'ai écrit une courte note le remerciant d'être un fan. Il roula le document, me fit la piqûre, puis remisa le document et la seringue dans son manteau et s'inclina légèrement : "Ce fut un plaisir de faire affaire avec vous, Mr. Mougeon J'ai hâte de voir votre performance vraiment impressionnante en tant que Bête."
J'enfile mes gants, chaque doigt est muni de griffes scintillantes en cristal taillé, toutes de cinq centimètres de long et assez grandes pour scintiller sur place. Je ramasse la tête de mon costume. C'est un morceau de vie, semé de vrais cheveux, noirs et duveteux. Je prends soin de brosser ma tête bestiale tous les soirs après chaque représentation, la toilettant juste comme il faut. Elle est équipée d'un long museau hargneux et de dents blanches et luisantes. L'artiste qui l'a créée a vraiment pris un soin tout particulier à ce que chaque détail soit parfait. Je tire le masque au-dessus de ma tête, l'ajustant soigneusement pour que je puisse voir à travers les œillères. Je me regarde un instant dans le miroir, nageant dans la gloire, et m'adresse à mon reflet : "Ce soir est notre dernière nuit ensemble, mon vieil ami. Donnons-leur un spectacle pour lequel il vaille la peine de mourir."
J'ouvre la porte de ma loge, où une machiniste, le poing dressé, se tenait prête à frapper encore. C'est une jeune fille que je n'avais encore jamais remarquée. Elle crie en sautant de surprise et laisse tomber son bloc-notes : " Oh, Mr. Mougeon ! Ouahou ! . Vous êtes vraiment une terreur quand on vous regarde de près. Comment que vous faites pour que vos yeux brillent comme ça ? "
Sous mon masque, je lui souris, "Tout fait partie du rôle de la Bête, jeune padawan."
Je suis la vedette du premier acte, le premier aperçu de l'histoire pour le public. L'histoire d'un monstre qui vit dans la forêt, jusqu'au jour où qu'il ne mord pas la bonne paluche. Je hausse les épaules pendant que ma co-vedette plante le décor. Elle joue le rôle d'une jeune fille qui s'est perdue dans les bois en fuyant sa famille pour échapper à un mariage imposé ou arrangé avec un vieux de mon espèce.
Elle est la première à être tuée par la bête. Je peux entendre la foule parsemée des spectateurs, tous munis de passes vaccinaux, rire de ses singeries enfantines, tandis qu'elle se lamente sur l'injustice de la vie. L'injustice que je ressens au plus profond de moi, et je voudrais gémir avec elle, mais à la place je grogne et je rugis, un véritable animal en chasse.
Finalement, c'est mon tour et je fais mon entrée sur scène, grognant pour l'effet. La foule halète devant mon apparence horrible et cela me donne des ailes. Je peux sentir leur horreur dans mes os, le sang qui bat dans mes veines. Je suis la bête, je suis le chasseur, je suis le-
Quelque part le long de ma colonne vertébrale, un os se rompt et je me cambre, haletant de douleur. Mon épaule craque comme du verre brisé et mon corps se contorsionne, se tordant d'agonie, un grognement sur mes lèvres.
La foule adore ça. La foule pense que ça fait partie de l'acte, ma dernière performance d'adieu, un homme devenu fou.
Je pleure alors que mes os se brisent. Hurlant comme un animal blessé, mon crâne même éclatant, serrant mes globes oculaires jusqu'à ce que je pense qu'ils vont sûrement jaillir de mes orbites. Ma vue rougit à cause du tourment. Ma mâchoire se décroche et j'agrippe mon masque, mon masque bien-aimé, l'arrachant de mon visage. L'actrice me regarde avec un halètement, la terreur dans ses yeux redouble et je respire son délicieux et succulent parfum .
…Je suis la bête…
Je m'avance vers elle, mes chaussures de costume se déchirent et tombent pour révéler de grandes pattes bestiales.
… Je suis le monstre qui vit à l'intérieur de tout…
Ma proie tremble devant moi. Je la renifle, mon museau tremblant sous l'excitation de la prise. Je peux sentir toutes les effluves de sa peur animale.
… Je suis la partie de vous qui ne connaît pas mieux…, je suis l'Alpha, le Delta et l'Omicron...
Le trou vide de la faim grogne en moi, et je grogne avec elle. Boum boum boum, fait le pouls dans le cou de cette délicieuse créature. Quelques spectateurs affamés nous rejoignent sur scène.
… Je suis la partie de vous qui ne peut pas voir ce qui ne va pas…
L'animale toute pâle devant moi se met à crier, me faisant mal aux tympans, un son de défi, une menace contre moi-même !
…Je suis la violence qui se révèle lorsque vos croyances sont remises en question…
Je me précipite en claquant les dents et les mâchoires, repoussant les autres spectateurs affamés qui s'agglutinent les crocs à l'affût, mes mâchoires se refermèrent autour de son tendre cou. Une saveur juteuse remplit ma bouche et les spectateurs animaux qui m'entourent éclatent dans une frénésie de soif d'hémoglobine, l'odeur du sang épais dans l'air.
Quelque part dans le public, un homme aux yeux jaunes est assis, calmement en train de regarder le spectacle et je peux sentir errer son regard, d'un prédateur à l'autre, pendant que je me régale des entrailles de ma proie.
Je suis tout ce qui ne peut pas être contrôlé à l'intérieur de vous. Mais je ne serai jamais, jamais aimé comme un héros...