Je tournicote lentement dans mon réservoir, suspendu en l'air sur un matelas d'air pulsé, flottant, dansant, comme ces astronautes filmés dans les piscines de la Nasa. La musique d'un piano (Beethoven en 432Hz ?) égraine ses notes en arrière-plan. Mes yeux sont fermés, mais si je les ouvrais, je ne verrais qu'une lumière jaune pâle m'entourant d'une chaude lueur.
J'aime les notes de musique sortant d'un piano. Elles me calment. Ça, et aussi les sédatifs. L'Établissement garde les miens légers, parce que je le préfère ainsi, et aussi parce que je suis un bon petit gars qu'a passé l'âge de faire des trucs de jeunes avec ses doigts . L'Établissement connaît mes habitudes, sait que je me comporte jamais comme un pervers. Je suis ici depuis longtemps maintenant. Ça doit faire des années, bien que ça fait une maille que j'ai perdu toute notion du temps. Pas de calendrier, pas d'horloge. Seulement cette pâle lumière qui m'envahit, me conservant bien au chaud, bien comme y faut.
Ce matin, l'Établissement m'a rappelé que mon fils venait me rendre visite aujourd'hui. Il vient toutes les semaines, à la même heure. Pendant que le personnel me prépare avant son arrivée, ils me disent qu'il est bon avec moi, comparé à la plupart des autres ici, à la Maison de l'Esprit Tranquille, dont les familles pas très carrées les ont complètement remisés au placard et oubliés. J'acquiesce et souris doucement, murmurant la bonne réponse. Ils pensent que je suis faible d'esprit, comme tant d'autres ici. Je ne peux pas voir à l'extérieur de mon réservoir, mais l'Établissement peut me voir à l'intérieur de ce dernier, donc je reste enfermé dans mon esprit. Ils ne peuvent pas voir à l'intérieur de mon esprit. Dans mon esprit, je ne suis pas suspendu dans un réservoir d'air pulsé. Je m'en vais loin, trés loin d'ici.
Où c'est que je vais? Je rentre chez moi, dans ma maison musée en bordure de la ville, avec son toit d' ardoises grises et sa haie toujours taillée de travers, le méli-mélo de meubles, d'ornements et de schmilbliks rassemblés au cours d'une vie, chargés de souvenirs ramenés de tous les ports. Pendant cinquante ans, moins la plus grosse moitié si on enlève mes jours de mer, ma femme et moi avons vécu là-dedans, élevé nos deux gosses et pris des rides. Nous avions un chat blanc à la queue et au visage à moitié tigré nommé Sparrow, comme le captaine efféminé à l'œil masqué. Mais ensuite ma femme est morte et mon fils unique m'a accusé de devenir sénile.
La cloche qui signale que l'effet de mon sédatif arrive à terme sonne. Bientôt, ils vont venir me chercher. J'arrête de tournicoter à mesure que l'air de la soufflerie s'amincit et je retombe en flottant mollement jusqu' au fond matelassé de mon réservoir. Puis J'attends.
Une ouverture en araignée qui se déplie s'ouvre dans le verre de mon plafond, une lumière vive s'infiltre à l'intérieur. Une main glisse le long de mon corps et me soulève en me glissant deux doigts sous les bras pour m'installer dans un fauteuil de maison de poupée. Je regarde la fille, une aubergine géante qui fait au moins huit fois ma taille, en uniforme de l'Établissement se frotter les mains dans un évier aussi grand qu'une piscine. C'est une sorte d'infirmière, je pense. On avait vu des infirmières avec ma femme quand on allait à l'hôpital ou la clinique pour des examens à l'époque, avant l'apparition des Établissements. Elle me tend une paire de lunettes de soleil le temps que mes yeux s'adaptent à la lumière naturelle.
" Comment se sent notre capitaine, aujourd'hui ? " Sa voix explose dans mes oreilles comme le barrissement d'une éléphante qu'a perdu de vue le petit dernier de sa progéniture.
Je marmonne quelque chose pendant qu'elle m'habille. Quand je suis arrivé pour la première fois, j'étais gêné par toutes ces mains étrangères touchant mon corps, me déshabillant, me palpant, me tripotant, me revêtant d'étranges vêtements rêches. Mais maintenant, je suis apathique. C'est peut-être la sédation.
Quand je suis présentable, elle m'emporte jusqu' à la zone de visite. Je m'assieds dans un fauteuil, plus confortable que le précédent, regardant des visiteurs géants faire la causette avec leurs proches de la taille d'une poupée. J'ai entendu une fois l'histoire d'une famille qui avait ramené à la maison leur grand-mère rétrécie de l'établissement, seulement pour qu'elle se fasse à moitié bouffer par sa chienne malinoise autrefois bien-aimée.
Mon fils apparaît, s'avançant vers moi d'un pas assuré. J'avais l'habitude de marcher comme ça, moi aussi, quand je traversais la passerelle de mon rafiot par mer d'huile. Il s'installe carrément dans le fauteuil visiteur, se lançant dans une diatribe colérique sur les péripéties de son trajet jusqu'ici, et sur l'audace et la témérité des autres conducteurs, et comment que c'est ridicule qu'avec toutes les avancées technologiques du monde, nous n'ayons toujours pas de voitures robotisées pour conduire la classe moyenne d'un point A à un point B.
Pendant qu'il cause, je laisse mon esprit vagabonder. J'étais en colère contre lui pendant un temps pour m'avoir forcé à venir ici. Bien sûr, il avait eu besoin de mon consentement, mais les pressions financières comme émotionnelles m'avaient forcé la main. Il m'avait balancé toutes sortes d'arguments sur le coin de la gueule; la surpopulation, l'engorgement des maisons de retraite et d'autres encore. Je me demandais s'il voulait me punir, si j'avais été un mauvais père, si je criais trop, si je l'avais poussé trop loin, s'il m'en voulait.
Je ne me pose plus ce genre de questions, aujourd'hui. Je fais plus grand chose. La fin arrive bientôt; Je peux le dire à la façon dont mon corps se soumet à la sédation. Je leur ai demandé d'y aller mollo, car je sais que je vais dormir longtemps, c'est pour bientôt. Je veux passer au peigne fin mes souvenirs de chez moi, avant de passer à ce qui se trouve au-delà. J'aimerais rentrer à la maison. Mais je sais bien que je ne rentrerai plus jamais chez moi.
*****
Les trente minutes en voiture jusqu'à l'Établissement de mon père sont la partie la plus chiante de ma semaine. Je jure comme un charretier tandis que je contourne des idiots incompétents, klaxonnant et faisant peur à de vieilles dames scandalisées qui ne devraient sûrement pas avoir le permis de toute manière. C'est incroyable avec toutes les avancées technologiques qu'on doive encore conduire pour arriver là où qu'on doit z'aller. J'évacue ma colère sur la route, de sorte qu'au moment où que j'arrive à la Maison de l'Esprit Tranquille, je suis complètement essoré de toute émotion.
J'ai entendu parler de l'Établissement pour la première fois lorsque mon père est devenu trop sénile pour vivre à la maison et que nous cherchions une maison de retraite pour l'accueillir. Mais la demande était grande, les prix obscènes, les installations d'une qualité à donner envie de faire demi-tour. Je ne voulais pas qu'il soit maltraité et négligé, et il a catégoriquement refusé d'aller dans une Ehpad. Il a même été jusqu'à me sortir le classique "Mais qu'est-ce que ta mère dirait si elle était là ?" .
Quelqu'un m'a parlé de cet 'Établissement'. Ils l'avaient trouvé en faisant de la spéléo sur le Dark Web. J'y ai amené mon père pour une consultation. Ils nous ont accueillis chaleureusement, nous ont offert du café et des petits fours, nous ont craché tout le jargon médical nécessaire à l'embrouillage de nos méninges. Nous avons visité les locaux pendant qu'ils nous expliquaient les bases de la technologie, comment il était possible de réduire la taille d'une personne - en utilisant une pression nucléaire extrême frisant mais n'atteignant pas la masse critique - à la taille d'une poupée de chiffon, tout en préservant son corps et son esprit. Ils nous ont montré un caveau, où de petites personnes âgées se balançaient à l'intérieur de conteneurs argentés bordant les murs, endormies. Ils ont décrit les avantages - moins de médicaments nécessaires, moins de nourriture, moins de déchets, plus facile à gérer un grand nombre de personnes, un stockage facile. Ils étaient sous sédatifs la plupart du temps, réveillés à divers intervalles pour manger, faire de l'exercice, faire leurs besoins.
Le paternel n'était pas convaincu. Mais comme la maison de retraite était pour lui un tabou résolument inenvisageable, il fût plus facile de le convaincre d'essayer. C'était tout ce dont nous avions besoin. Laissé sans autre option, il a signé pour le restant de ses jours. J'ai promis de lui rendre visite chaque semaine. Je n'ai jamais rompu cette promesse.
L'Établissement est d'un blanc immaculé. La réceptionniste me lance un sourire radieux.
" Bienvenue à la Maison de l'Esprit Tranquille, Mr. XYZ. Allez-y, rentrez. Votre père sera là dans une minute"
Ils le préparent avant mon arrivée pour mes visites hebdomadaires. Au cours de son ancienne vie, c'était un grand homme, menaçant, puissant, un vrai loup de mer, quoi ! Un marin qui voulait une vie meilleure pour ses enfants. Sa présence, plus même, son ombre, pouvaient me faire peur. Maintenant, alors que je marche vers lui, il me semble minuscule, dégonflé, inoffensif. Il a l'air fatigué. Il a toujours l'air fatigué.
Je lui raconte ma semaine. Il écoute, ou pas. Je suis incapable de le dire vu qu'il hoche la tête et murmure toujours au bon moment mais ne me pose jamais de questions. Je lui demande jamais comment qu'il va. Je sais qu'il ne fait rien. Il retourne dans sa cuve d'air pulsé et se promène dans sa tête pendant des heures, des jours, sans autre compagnie que ses propres souvenirs qui s'estompent dans son sommeil médicalisé.
Est-ce que j'ai honte ? Je ne m'attarde pas assez longtemps sur cette question pour ressentir autre chose que du soulagement. Je n'ai pas à sacrifier ma vie pour m'occuper de lui, ni à réhypothéquer ma maison pour financer ses dernières années. Je ne me sens pas coupable, car je ne suis pas le seul. Des milliers d'autres familles sont vaccinées envoient leurs proches âgés ou séniles dans ce genre d'établissements qui ont vu le jour dans tout le pays. C'est désormais normalisé. Donc ça doit être kasher et rapporter bonbon.
À la fin de notre heure ensemble, je me détourne toujours pour ne pas avoir à le regarder se faire soulever comme un bébé puis transporter jusque dans son réservoir. Je me demande si sa maison lui manque, la vieille maison au toit d'ardoises et au jardin envahi par la végétation, vendue pour lui offrir le droit de vivre dans un réservoir.
Après avoir pas mal bu en solitaire un soir, rempli d'une curiosité morbide, je suis passé par notre ancienne rue. Les yeux humides, peut-être larmoyants, j'ai remarqué une nouvelle voiture dans l'allée devant notre ancienne maison. La pelouse avait été tondue, les haies taillées, le toit renové, la portail et la clôture repeints d'un jaune joyeux. Un moment, j'ai failli m'arrêter pour frapper à la porte. Mais je l'ai pas fait. J'ai détourné le regard, les yeux sur le ralentisseur suivant, et j'ai continué en direction de notre nouveau quartier.
Il doit savoir qu'il ne la reverra plus jamais. Il mourra dans cet endroit maudit où je l'ai mis. L'ironie d'appeler ce petit morceau d'enfer " Maison de l'Esprit Tranquille " me donne des frissons. Je me demande si son esprit a dépassé le point de savoir ou s'il en sait plus qu'il ne le laisse entendre. Je pourrais ruminer si j'ai fait la bonne chose ou pas, mais à quoi cela servirait-il ?
Le bâtiment de la Maison de l'Esprit Tranquille s'estompe en rétrécissant dans mon rétro jusqu"à ne plus ressembler qu'à une maison de poupée tandis que je m'en éloigne, et j'oublie toute cette merde.
Du moins jusqu'à la semaine prochaîne.