Kévin avait horreur de bosser de nuit, surtout dans une usine telle que TechNano. D'un autre côté, ça payait les factures et les emprunts sur sa bagnole, alors s'il avait le droit de se plaindre, il avait aussi celui de fermer sa gueule.
Il était arrivé pour sa nuit de garde juste au moment où le soleil allait se coucher et où les chercheurs raccrochaient leurs espèces de combinaisons blanches gonflables . Qu'est-ce qu'ils avaient l'air stupides dans cet attirail, avec leurs casques intégrals munis de larges visières allant d'une oreille à l'autre et la paire de tuyaux qui leur sortaient du dos entre les omoplates. Quelque chose à voir avec de la surpression pour empêcher toute saloperie de rentrer à l'intérieur.
On aurait dit des rats albinos obèses se tenant sur leurs pattes arrières.
En tous cas, des simili-gros rats blancs. Ou peut-être des bibendum Michelin. Mais sans le sourire débile de sa tronche de caoutchouc.
Kévin irait s'asseoir dans le fauteuil tournant du bureau de sécurité et déballerait sa gamelle. Il les observerait sur la banque d'écrans des caméras de surveillance tandis qu'ils se souhaiteraient des "à demain" silencieux ou en se racontant ce sur quoi ils avaient bossé avec leurs assembleuses et leurs tisseuses de nano-tubes au milieu de cet énormes fouillis de tubes chromés dans le laboratoire principal, tout en rajustant leurs cravattes ou en se donnant des coups de peigne.
En se dirigeant vers la sortie, certains lui feraient un signe de main amical, ou même lui adresseraient des mots d'encouragement.
Des loosers prisonniers de la matrice, c'est tout ce qu'ils étaient. Comme lui d'ailleurs. Sauf que TechNano les avaient tous recrutés à la sortie de Polytechnique, du MIT ou de Stanford et que le montant des emprunts qu'ils remboursaient tous les mois devaient faire figure de géants par rapport aux siens.
Il se rappela qu'une fois une jolie poupée - Tricya ? Trycia ?- lui avait parlé du genre de trucs qu'ils faisaient au labo. Elle s'était approchée de son bureau et avait sorti son smartphone et un trousseau de clés. "Rayez l'écran," elle lui avait dit. Kévin, qu'était pas contrariant, n'avait pas posé de questions pour vérifier l'état mental de la donzelle, avait rayé de part en part l'écran de l'appareil dernière génération qu'il aurait jamais les moyens de se payer puis avait regardé avec stupéfaction l'écran redevenir aussi lisse que s'il venait de sortir de son emballage. "Ils sont auto-réparateurs," lui avait-elle confié. "De minuscules machines, invisibles à l'œil nu. Il y en a des milliards dans ce téléphone. Elles conserveront cet appareil en parfait état cosmétique comme opérationnel tant que qu'il y aura un minimum d'énergie dans la batterie, qui, évidemment, est rechargeable."
Il se mit à penser à Tricya - ou Trycia ?- et à son flagrant manque de courbes, tandis que ses paupières à lui s'affaissaient par dessus ses iris, se disant que ce serait bien si ces nanos petits trucs avec lesquels elle avait appris à jongler telle une saltimbanque pouvaient remodeler de poires belle-hélène en pommes d'amour les nibards de sa poitrine et rajouter un peu de rondeurs voluptueuses aux hanches de son bassin de garçon manqué.
Derrière lui, la banque d'écran scintilla brièvement puis se mit à clignoter. Il s'endormit tandis qu'un banc d'essai en céramique à armature inoxy-chromée dans un écran de la rangée du haut se mit soudain à fondre tel un glaçon en se liquéfiant sur le sol du labo...