FILLE DE LA BALLE
Je lui ai appris à mentir avant même qu’elle sache écrire son nom. À cinq ans, Magali connaissait déjà la règle : les gens sont faibles, crédules, prêts à ouvrir leur cœur – et leur portefeuille – pour une histoire qui les touche ou qui leur fout une larme à l'œil Au début, notre vérité suffisait : un père boiteux, une gamine aux joues creuses, seuls contre le monde. Mais la vérité, ça s’use. Les regards s’adoucissent pour un temps, puis se détournent. Alors, on a tissé des fables, un recueil de récits taillés pour chaque moule. Je les écrivais, elle les jouait, ses grands yeux noisette brillant de larmes qu’elle faisait jaillir à la demande. On n’était pas des escrocs, non. Juste des acteurs dans un théâtre cruel, où le public ne payait pas pour nous sauver, mais pour se détartrer un peu de la culpabilité qui leur comprimait le cœur..
" Seuls les imbéciles placent leurs espoirs dans la compassion de leur entourage. C'est nous ou eux, Magali, et ça sera certainement pas nous."
Elle hochait la tête, ses petites menottes me serrant le bras. Aujourd’hui, elle n’attend plus mes ordres. C'est elle qui mène la danse.
On était dans une ville dont je me rappelle même plus le nom, une de plus. Les rues sentaient le sel et l’essence, les visages se brouillaient dans la foule. On ne s’attardait jamais. Trop de gens finissaient par reconnaître le boiteux et sa gamine. Trop d’histoires usées. Magali avait grandi, elle avait treize ans maintenant, mais elle savait toujours se faire petite, fragile. Un sac à dos Emmaüs trop grand pendait sur ses épaules frêles, et parfois, elle se rajoutait un faux cocard bleuté sous un œil, juste assez subtil pour qu’on le remarque sans poser de questions.
Ce matin là, elle épluchait une orange, le jus coulant entre ses doigts, et pointa un homme sur la place. Pull beige, démarche traînante, l’air de quelqu’un qui attendait encore que le monde lui rende quelque chose.
" Pourquoi lui ? je lui demandai, la voix rauque.
- Il a l’espoir chevillé au corps. Ça le rend faible.
- Quelle sera ta légende ?"
Elle haussa les épaules, un sourire en coin. " Quelque chose de tragique. J'improviserai quand je l'aurai en face de moi."
Avant, je polissais chaque mensonge, je les sculptais comme des lames. Maintenant, Magali improvise, et elle est meilleure que moi. Ses récits sont des toiles vivantes, tissées de détails qu’elle vole aux passants – un tic nerveux, une alliance usée, un regard fuyant.
Elle me rend fier, et ça me ronge. Parce que chaque fois qu’elle me regarde, je vois l’ombre de sa mère, la femme que j’ai perdue, et la culpabilité me serre la gorge. Magali a appris mes leçons, puis les a dépassées. Ce n’est plus un jeu pour elle, c’est une performance. Chaque cible est une scène, chaque larme un triomphe. Mais ce n’est plus l’argent qui la motive. C’est moi. Elle veut que je la voie, que je sois fier d'elle. Et je le suis, jusqu’à ce que ça me brûle.
Un après-midi, elle a 16 ans, elle revient, les yeux brillants, un sourire de conquérante. Elle balance une poignée de billets sur la table, comme un chasseur déposant sa proie.
" Tu aurais dû voir sa tête, papa. Il m’a prise pour une nièce disparue. Il pleurait comme un gosse. "
La nuit, je l’entends murmurer dans sa chambre, répétant ses rôles. Sa voix passe d’un filet enfantin à un grondement brisé, un chant qu’elle a appris seule. Un matin, je l’entends fredonner, douce et cruelle : " Magali, souviens-toi de mon nom. Je dors encore en te tenant."
C’est trop beau. Trop tranchant.
Je murmure : " Tu me fais peur, parfois." Elle rit, comme si je venais de lui remettre une médaille. Un jour, elle me traîne devant une maison de retraite, un bâtiment gris où l’air sent le désinfectant et l’oubli. " Laisse-moi essayer quelque chose ", me dit-elle, son foulard noué comme une écharpe de scout.
Je reste dans la voiture, les doigts crispés sur le volant, le moteur ronronnant. À travers la vitre, je la vois s’approcher d’un vieil homme près d’un aquarium. Pull gris, regard perdu dans les bulles. Elle s’agenouille, murmure " Grand-père ", et ses lèvres tremblent juste assez. Il lève les yeux, hésitant, puis son visage s’illumine. Ils parlent. Il rit, il pleure. Il retire avec difficulté une grosse bague de son index gauche et la lui glisse dans la main qu'il resserre de ses deux mains frêles, et elle l’embrasse sur le front avant de s’éclipser, légère comme une ombre.
De retour dans notre voiture, elle fait rouler la lourde chevalière entre ses doigts. " De l’or massif. Non mais t'y crois ? Ils avalent tout ce que je leur balance."
Son rire est gras, satisfait, et quelque chose en moi se fissure. Je suis fier, mais c’est une fierté empoisonnée. Elle est devenue ce que je redoutais : une louve, affûtée, sans remords. Comme celles que je méprisais autrefois, celles qui ne jouaient plus, qui portaient leur cruauté comme un trophée.
" Tu as aimé ?" je lui demande, la voix tremblante. " Le moment, je veux dire.
- Bien sûr ", répond-elle, mais ses yeux glissent ailleurs.
Cette nuit-là, je trouve pas le sommeil. Son rire résonne dans ma tête, son visage éclairé par la victoire. Elle ne ment plus seulement pour survivre. Elle s’en nourrit. La facilité, le pouvoir, la chute de l’autre – tout ça la fait vibrer. Et c’est moi qui l’ai façonnée.
Le lendemain, je lui dis qu’on arrête. Plus d’arnaques. Elle ne proteste pas, ne pose pas de questions. On roule vers le sud, à travers les Cévennes où les maisons s’effritent et où les gens serrent leurs maigres économies comme si leurs vies en dépendaient. On dort dans la voiture, le silence entre nous comme un mur.
Le quatrième jour, elle brise la glace." On va quelque part, ou on s'enfuit ?
- On ne fuit pas", je mens. On s’arrête dans un port du Languedoc. Des hôtels miteux, des vitrines délavées par la mer, un calme d’arrière-saison. On s’inscrit sous de faux noms.
" On trouvera du travail, quelque chose d’honnête", dis-je. Elle lève les yeux au ciel, mais ne répond pas.
Je trouve du taf sur le port de pêche, à débarquer des thons, le sel et la sueur me collent à la peau. Magali disparaît des journées entières. Un soir, elle rentre, les jointures éraflées, le regard dur. Je lui demande rien. Elle ne dit rien non plus. Plus tard, je la trouve dans la salle de bain, fixant son reflet dans le miroir, les lèvres pincées.
" Tu me
détestes, maintenant ? " me demande-t-elle, sa voix à peine audible.
" Non
", le lui réponds. Puis, après un silence, comme un aveu arraché : "
Tu n’as rien fait de mal."
C’est un mensonge, et elle le sait. La porte se ferme doucement, et je reste là, sonné par mes propres mots. Toute ma vie, j’ai prétendu que c’était pour elle – pour la nourrir, la protéger. Mais c’était pour moi. Ma colère, mon deuil, ma vengeance contre un monde qui m’a brisé. Et elle a tout absorbé, comme une éponge. Parce qu’elle voulait que je la voie. Et je ne l’ai jamais fait – ni l’enfant, ni la femme qu’elle est devenue, ni l’écho de sa mère.
Maintenant, je vois le vide en elle. Un gouffre que j’ai creusé, rempli de mes propres ténèbres. Elle n’est pas moi. Elle est pire. Moi, j’avais des excuses – la douleur, la perte. Elle ? Elle n’a que moi. Ce soir-là, je fais mes valises. Je lui laisse l’argent, les clés de la voiture, et un vide là où un mot aurait dû exister.
Je pars, non parce que je ne l’aime plus, mais parce que je l’aime enfin.
Mais n'est-il pas trop tard ?