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3 juil. 2025

1071. L'héritage des Pique-Pusse


 L'HÉRITAGE DES PIQUE-PUSSE

Sous un ciel d'été lourd, saturé d'une chaleur poisseuse, Dorothée Pique-Pusse avait murmuré une vérité que personne n'avait voulu entendre. Ses mots, fragiles comme des feuilles mortes, s'étaient envolés dans l'air étouffant, proclamant une séparation impossible : elle et son miroir à monture dorée s'étaient disjoints, non pas dans le monde tangible, mais au-dessus de son propre corps, dans un espace que nul ne pouvait nommer. 

Ma mère, Solange, me raconterait cette histoire avec une gravité qui me donnerait la chair de poule, même des années plus tard, comme si les mots eux-mêmes portaient une malédiction. Mémé Dorothée, avec sa paranoïa légendaire, avait serré ce miroir contre elle jusqu'à son dernier souffle, ses doigts noueux l'agrippant comme une ancre dans un océan de ténèbres. Et pourtant, malgré les murmures et les regards en coin, le miroir était toujours là, niché entre ses mains, scintillant d'une lueur qui semblait défier la mort.

Dans la pénombre d'un salon funéraire où l'air sentait le lys fané et la cire fondue, le miroir reposait encore sur sa poitrine. Mémé Dorothée, figée dans son cercueil, était l'ombre d'elle-même : un corps émacié, d'une pâleur spectrale, ses côtes saillant sous une tissu ridé comme un parchemin. Le miroir, avec son cadre doré terni par le temps, semblait absorber la lumière des chandelles, projetant des reflets qui dansaient sur les murs comme des spectres moqueurs. 

J'avais sept ans à l'époque, un âge où l'imagination transforme chaque ombre en monstre, chaque éclat en menace. Puis, il disparut. Le miroir, cet artefact maudit, se volatilisa comme s'il avait été avalé par l'obscurité elle-même. Une panique viscérale s'empara du salon funéraire. Les murmures devinrent des cris, les prières des hurlements. Sans ce miroir entre les mains osseuses de mémé Dorothée, une malédiction s'abattrait sur la lignée des Pique-Pusse, une hantise qui les poursuivrait jusqu'à la fin des temps. 

Ils fouillèrent chaque recoin, renversant tables et bancs, payant même des ouvriers pour plonger dans les entrailles fétides des égouts, au cas où que le miroir y aurait été balourdé dans un acte sacrilège. Les Pique-Pusse pleuraient, non seulement pour leur matriarche, mais surtout par la peur d'un destin scellé par cet objet perdu. Certains s'effondrèrent à genoux, implorant un ciel indifférent, leurs mains jointes tremblant comme si elles pouvaient conjurer l'invisible. Mais le miroir, comme s'il se jouait d'eux, demeura introuvable. 

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Des mois passèrent, puis des années, et les prières semblèrent apaiser les démons tapis dans l'ombre de cet héritage maudit. Ou du moins, c'est ce qu'ils pensaient tous. Car dans cette histoire, répétée jusqu'à l'usure, un détail manquait toujours. Un "oups" fatal, un secret que je porte encore tel un fardeau qui me hante et qui pourrait bien commencer et finir avec moi.
Je me souviens du jour des funérailles comme si le temps s'était figé. J'avais sept ans, une mémoire vive comme la lame de Zorro, gravant chaque instant dans mon esprit. 

Mes parents, Bertrand et Solange, discutaient à voix basse avec un vieil homme dont le visage m'échappe encore, bien que sa présence résonne encore comme un écho dans ma tête. « Qui portera le cercueil, Bertrand ? » demanda ma mère, ses mots flottant dans l'air saturé de chagrin. Mon père, la voix râpeuse d'un fumeur invétéré, répondit : « Maxime, son petit-fils aîné, et quelques gaillards costauds. Dieu nous préserve de perdre ce maudit miroir en chemin. Elle le fixait toujours, ce satané truc… comme si elle craignait que quelque chose ne s'en échappe. » Il ponctua ses mots d'un rire sec, mais ses yeux trahissaient une peur qu'il n'admettrait jamais.

J'étais là, agrippé à la robe noire de ma mère, mes petits doigts crispés sur le tissu. De l'autre côté de la pièce, le cercueil de mémé Dorothée trônait, ouvert, et le miroir scintillait sur sa poitrine, captant la lumière comme une étoile déchue. Son visage, encadré de cheveux gris épars, était d'une pâleur vampirique, ses lèvres peintes d'un rouge trop vif, comme une blessure ouverte. 

À sept ans, j'imaginais du sang, celui de sa dernière victime, une pensée que je gardais pour moi de peur d'une remontrance. L'ennui me gagna bientôt. Les conversations des adultes s'effilochaient dans mon esprit, et je me dirigeai vers une table où trônait un bol en verre empli de sucettes, brillant comme un trésor. J'en pris une, puis deux, puis trois, mes petites mains avides défiant les règles implicites. Le sucre était une drogue pour l'enfant que j'étais, et je me glissai dans la file des condoléances, suçotant la première, observant les tableaux accrochés aux murs, leurs scènes pastorales semblant murmurer des secrets anciens.

La file se réduisit enfin, et je me retrouvai soudain au pied du cercueil. Un frisson me parcourut l'échine, l'air glacial malgré la chaleur estivale. Les derniers adultes s'éloignaient, préparant le corbillard ou échangeant des adieux. J'étais seul. Mes pas hésitants me rapprochèrent du bord de la boîte à mémé, mes doigts s'agrippant au bois verni. J'imaginais mémé se redressant, ses yeux caves s'ouvrant pour me dévorer. Mais ce fut l'éclat du miroir qui capta mon regard, une lueur hypnotique, comme un appel. Il me fixait, immobile, défiant toute logique. Je ne sais pas ce qui me prit alors. Peut-être la curiosité, peut-être une pulsion plus sombre. Mes mains, tremblantes, s'élevèrent en direction du miroir. Chaque mouvement semblait ralenti, comme si le temps lui-même retenait son souffle. 
Je jetai un regard autour de moi, terrifié à l'idée qu'un adulte me surprenne. Puis, dans un élan, je l'arrachai des mains de mémé Dorothée. Ses doigts raides claquèrent contre le bois du cercueil, un son qui me fit bondir. Je serrai le miroir contre ma poitrine et courus, un vent relatif sifflant dans mes oreilles, jusqu'à une pièce isolée où je m'effondrai, le cœur battant.« Respire profondément », murmurai-je, un conseil appris à l'école. Mais la culpabilité me rongeait déjà. J'avais volé le miroir maudit, et avec lui, un secret que je ne comprenais pas encore. Je ne pouvais pas le rendre – pas sans avouer mon crime. Alors, je le gardai, caché dans mon pantalon, un fardeau froid contre ma peau.

Le chaos qui suivit fut indescriptible. Les Pique-Pusse fouillèrent le salon funéraire, hystériques, pendant que je me tenais derrière mon père, muet, le miroir pressé contre mon bas-ventre. Les ouvriers éventraient les canalisations, le sol, tout, à la recherche de l'objet perdu. Personne ne me regardait. À sept ans, j'étais invisible, un fantôme parmi les vivants. Les années passèrent, mais le miroir resta avec moi, un compagnon sinistre. 

La nuit où je le ramenai chez moi, des sons commencèrent : des sifflements sourds, des craquements, comme si les murs eux-mêmes conspiraient contre moi. Je les ignorai, me convainquant que c'était la culpabilité, mais au fond, je savais. Le miroir n'était pas un simple objet. Il était vivant, ou du moins, il portait quelque chose de vivant.

Adolescent, je devins maître dans l'art de le cacher, mais aussi esclave de sa présence. Chaque regard dans son reflet devint une épreuve. Il montrait mon visage, oui, mais parfois, des ombres dansaient à la périphérie, des formes indistinctes, des murmures qui n'étaient pas les miens. Je me demandais si mémé Dorothée avait entendu les mêmes voix, vu les mêmes spectres. Mais je repoussais ces pensées, les enfermant dans un recoin de mon esprit.

À dix-huit ans, je décidai de l'affronter. Une nuit, seul dans ma chambre, je brandis le miroir, déterminé à briser son emprise. Les voix revinrent, plus nettes, plus proches. Elles n'étaient plus dans ma tête – elles venaient du cadre doré, s'enroulant autour de moi telle une brume. Je crus entendre une voix féminine, un cri étouffé, puis un silence oppressant. Je rangeai le miroir, tremblant, et jurai de ne plus jamais le regarder.

Mais à vingt-trois ans, ma curiosité l'emporta. Armé de ma vieille Twingo et d'une détermination vacillante, je laissai le miroir me guider. Ses murmures devinrent des cris, des directions. Une nuit, ils me menèrent jusqu'à une route secondaire, bordée de champs envahis d'herbes folles. Un hurlement strident jaillit du miroir, me faisant perdre le contrôle. La voiture plongea dans un fossé, mais indemne et à grands coups de marche avant et de marche arrière, j'extirpai tant bien que mal la voiture du fossé et la garai au bord de la route. Je continuai à pied, le miroir dans une main, une peur indescriptible dans l'autre.

Au cœur d'une clairière, je me retrouvai face à une pierre tombale, solitaire, entourée d'un carré d'herbe rase. Les grillons chantaient, l'aube perçait, et l'air mordait ma peau. Je baissai le miroir, désormais silencieux, et lus l'inscription sur la stèle : " Dorothée Pique-Pusse ". Mon sang se glaça. Le monde semblait retenir son souffle, et pourtant, un autre souffle, rauque, emplissait l'air. 

Je me détournai de la tombe et jetai un regard dans le miroir, et ce que je vis me hante encore. Une silhouette, petite, recroquevillée près de la pierre. Une chose osseuse, couverte de cheveux humides et gluants, sa peau gris-bleu en décomposition, un œil fendu truffé de champignons putréfiés. Elle se balançait, convulsant à chaque respiration, un râle qui n'avait rien d'humain. Je lâchai le miroir et courus, laissant derrière moi cet objet maudit et l'horreur qu'il avait invoquée.

Des décennies ont passé. J'ai soixante et un ans aujourd'hui, une vie entière derrière moi, des petits-enfants, et pourtant, le miroir me hante encore. Chaque reflet, chaque miroir que je croise, me rappelle cette nuit. Je ne crois pas que mémé Dorothée était la chose que j'avais vue. Non, elle était liée au miroir, mais ce qu'il contenait était autre chose – une entité qui attendait, affamée, dans les reflets. En l'abandonnant dans cette clairière, en le rendant à mémé Dorothée, j'avais cru m'en libérer, mais parfois, j'entends encore ce souffle rauque, cette respiration qui n'était pas la mienne. Et puis, il y a deux nuits, il est revenu. Sur le pas de ma porte, le miroir à monture dorée, intact, scintillant sous la lumière de la lune. Un souffle dans mon oreille, un frisson dans mon cou. Je ne l'ai pas ramassé. Pas encore. Mais il est là, et je sais qu'il m'attend. Car dans son reflet, quelque chose me regarde, et je crains que, cette fois, il ne me laisse plus repartir.

Rien n'est comparable à la sensation de voir un miroir cerclé d'or apparaître sur le pas de votre porte ; le bruit d'une respiration dans votre oreille, sachant que la seule façon de le percevoir est de regarder dans son reflet, sans savoir ce qui vous attend. La seule certitude est que ce nœud dans votre estomac n'est dû qu'à quelque chose que vous ne pouvez pas affronter, que la sensation d'un liquide qui coule dans votre cou est inévitablement réelle, à moins d'utiliser ce que vous redoutez le plus.

Mais c'est tout ce qui reste de votre héritage, alors vous le ramassez.

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Merci pour votre inconditionnel soutien qui me va droit au cœur
... ainsi qu'au porte-monnaie
ou
et à très bientôt !