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13 juil. 2025

1077. Spleenitude

 

SPLEENITUDE

Dans la pénombre de son appartement, Hyacinthe Thibodeau saignait par les mots. Chaque phrase qu’il écrivait était une incision volontaire, un exutoire pour les ténèbres visqueuses qui s’agitaient sous sa peau, menaçant de l’étouffer. 

Mais Spleenitude… Spleenitude n’était pas une œuvre. C’était une malédiction. Il ne se souvenait pas l’avoir écrit. Trois jours de fièvre, un délire saturé de café noir et de mégots de tabac roulé, l’avaient laissé vidé, hagard, comme si qu'une entité étrangère avait guidé ses doigts sur le clavier. Les mots s’étaient déversés, noirs et lisses, comme une encre vivante, tissant une toile invisible dont il ne comprenait pas la trame. 

Lorsqu’il revint à lui, un infoscrit trônait sur son bureau Windows, dans l’éclat blafard d’une lampe mourante. Il le lut, et un frisson glacé lui déchira l’âme. Spleenitude n’était pas une histoire. C’était un gouffre. Une plongée dans un esprit fracturé, un labyrinthe de peur, de regrets et de souvenirs qui se délitaient comme des cendres sous la pluie. Les mots décrivaient des horreurs à peine entrevues, tapies dans les angles morts de la conscience, une odeur de terre humide et de pourriture qui s’infiltrait dans l’air, et la sensation oppressante que le reflet dans le miroir n’appartenait plus à celui qui le regardait. Ce n’était pas une fiction, mais un secret arraché à des profondeurs que Hyacinthe ignorait posséder. Une confession qu’il n’avait jamais voulu formuler.
Il sut, avec une certitude aussi froide qu’une lame, que Spleenitude ne devait jamais être lu. C’était un poison, un exorcisme numérique qu’il avait vomi pour se libérer. Il appartenait au silence, scellé dans les entrailles de son disque dur. 

Mais Hyacinthe était un écrivain brisé. Les refus s’empilaient comme des pierres tombales sur son bureau, les agents ignoraient ses appels, et le doute, jadis un murmure, était devenu un hurlement. Une nuit, dans un accès de désespoir mêlé de méd ocset d’une pulsion autodestructrice, il téléchargea Spleenitude sur une obscure plateforme d’autoédition. Une couverture noire, austère, sans autres ornements que des arabesques grisâtres. Un résumé cryptique : « Certaines vérités doivent rester ensevelies. »
Il ne partagea pas le lien. Il ne le mentionna à personne. Il l’abandonna, comme un corps jeté dans un lac sombre, espérant qu’il sombrerait dans l’oubli. Pourtant, une part de lui – une part qu’il refusait de nommer – voulait qu’on le trouve. Qu’on le lise. Qu’on hurle. 

Pendant des semaines, le vide répondit à son geste. Pas une lecture, pas un commentaire. Hyacinthe oscillait entre un soulagement malsain et une sourde amertume. Le monstre était contenu, tapi dans l’ombre. Puis, un jeudi matin, sous la lumière grise d’un ciel suffocant, il consulta son tableau de bord.

« Lectures : 1. »

Son cœur s’arrêta. Une âme avait plongé dans son cauchemar. Une terreur poisseuse s’enroula autour de sa poitrine, plus lourde que la brume qui collait à ses fenêtres. Ce n’était rien, se dit-il. Un bug. Une erreur.

Le lendemain : « Lectures : 5. »
Le surlendemain : « 12. »
Puis vint le premier commentaire. Pas une critique, pas une note. Juste des mots, nus et tranchants :
« C’était comme si ça savait qui j’étais. »

Hyacinthe fixa l’écran, la gorge nouée. Le commentaire pulsait, vivant, comme une accusation. Il tenta de le rationaliser – un lecteur étrange, un esprit fragile. Mais au fond de lui, une vérité plus sombre remuait. D’autres commentaires suivirent, chacun plus fiévreux, plus désarticulé.

« Les ombres bougent autrement maintenant. Elles me regardent. »
« Cette odeur… la terre humide. Elle est partout. Pourquoi ? »
« Ce n’est pas un livre. C’est un virus, une véritable infection. »

En un mois, Spleenitude atteignit des dizaines de milliers de lecteurs. Un raz-de-marée silencieux, inexplicable pour un auteur inconnu. Hyacinthe s’effondrait. Le sommeil le fuyait. Chaque craquement de son vieil appartement, chaque souffle d’air, semblait murmurer des fragments de son texte. L’odeur de terre humide s’insinuait dans ses vêtements, ses murs, sa peau. La pluie, incessante, martelait ses fenêtres avec une malveillance sourde, comme si le ciel lui-même conspirait pour l’ensevelir. Il voyait des phrases. Pas sur l’écran, mais dans les fissures du plâtre, dans les gouttes de condensation sur le miroir. 

« Le visage dans la glace ment. » 
« Le silence t’écoute. »

Il tenta de supprimer le livre. Il cliqua, frénétique, sur « Dépublier », mais la page se rafraîchissait, moqueuse, et Spleenitude restait là, toujours en ligne, son compteur de lectures grimpant comme une fièvre. La plateforme semblait complice, un gardien ricanant de son propre piège.

Un courriel apparut un soir, sans expéditeur, sans origine. L’objet : « Tu n’aurais pas dû. »
Le message citait la dernière ligne de Spleenitude :
« Maintenant que ça a été vu, ça peut commencer. »

 Il ouvrit Google et vit plusieurs articles de presse l'accuser d'un air menaçant – chaque titre était formulé différemment, mais tous avaient le même sens.:

- La tapisserie détricotée de la société : explorer les racines du mécontentement mondial
- 6 événements historiques qui reflètent la panique globale actuelle
- Assistons-nous à l’avènement d’une nouvelle ère de bouleversements sociaux ?
- Comment rester en sécurité avec un psychopathe à l'Élysée : un guide pour les citadins
- Faire face à la peur et à la paranoïa : techniques de pleine conscience pour les moments difficiles
- 7 grandes villes en proie au chaos : comprendre les troubles

Hyacinthe n'eut pas besoin de lire le contenu de ces articles pour comprendre ce qu'ils voulaient dire. Il le savait. D'une manière ou d'une autre, au plus profond de son âme douloureuse, il savait pourquoi.
Hyacinthe ferma son ordinateur, les mains tremblantes. Il voulait oublier, tout effacer. Mais le monde s’agitait. Des articles en ligne parlaient de troubles, de panique sourde, de villes où l’ordre vacillait. Aucun ne mentionnait Spleenitude, mais Hyacinthe savait. Il sentait le lien, comme une toile d’araignée tendue entre son esprit et l’inconscient collectif.

Il fracassa son ordinateur contre le mur. L’écran, brisé, continuait de luire, la couverture noire de Spleenitude palpitant comme un cœur. Il se barricada dans sa chambre, tira les rideaux pour bloquer les ténèbres, mais l’obscurité s’infiltrait. Son reflet dans la vitre n’était plus le sien – un visage émacié, des yeux creux, une bouche tordue en un rictus qui n’appartenait pas à un homme. Puis les murmures commencèrent. Pas de l’extérieur, mais de l’intérieur, dans les replis de son esprit. Les voix des lecteurs, mêlées aux mots de Spleenitude, et à quelque chose d’autre – quelque chose d’ancien, de vorace. 
Elles chuchotaient qu’il n’était qu’un vaisseau, un hôte accidentel. Il avait ouvert une porte, et ce qu’il avait libéré n’était pas une histoire. C’était un égrégore, une entité. Un parasite se nourrissant de la peur, grandissant avec chaque lecteur, et Hyacinthe avait été sa première proie.

Les semaines passèrent. Il ne mangeait plus, ne dormait plus. Son appartement devint un tombeau froid, saturé d’humidité et d'odeurs de pourriture. L’ordinateur gisait en miettes, mais Spleenitude vivait, se propageait, infectait. Hyacinthe marmonnait ses propres phrases, des incantations qu’il n’avait pas choisies. Les murs suaient des mots : « Le silence t’écoute. »

Un matin, alors que sa raison s’effilochait comme un tissu usé, il ramassa un éclat d’écran brisé. Son reflet, déformé, n’était plus humain – une silhouette creuse, un conduit pour quelque chose de plus grand. Dehors, la pluie hurlait, et des cris lointains perçaient la nuit, comme si le monde entier sentait la présence de Spleenitude. Puis il vit l’annonce. Une vidéo sur son téléphone, qu’il n’avait pas cherchée. Un réalisateur de cinéma en vogue, un homme qu’il admirait, parlait avec une excitation fiévreuse :

« Spleenitude est une révolution » disait ce dernier. « Nous allons l’adapter au cinéma, le porter à des millions d’yeux. Ce sera fidèle, viscéral. Le monde doit voir cette œuvre. » 
Hyacinthe ne rit pas. Il ne ressentit rien. C’était inévitable, comme la pluie, comme la nuit. Il prit un stylo, et sa main, comme possédée, griffonna sur le sol poussiéreux. Pas ses mots, mais les siens. Une phrase, sans fin, tissant des horreurs nouvelles, jaillissant de son être. Il était ailleurs, maintenant. Dans un champ d’herbes hautes, sous un ciel d’orage. Les gouttes s’écrasaient sur sa peau, et quelque chose, au loin, l’observait. Quelque chose riait.

Hyacinthe Thibodeau n’existait plus. À sa place, il n’y avait qu’un vide, empli de la pulsation vivante de Spleenitude. Une histoire qui s’écrivait toute seule, se nourrissant de chaque esprit qu’elle touchait, trouvant de nouveaux auteurs dans le silence des cris.

Et elle avait encore tant à dire.

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