FARCEUR COSMIQUE
Depuis quelque temps, des murmures circulaient sur YouTube, des voix insistantes qui parlaient d’une illusion, d’une Matrice qui emprisonnait nos vies. Moi, Georges, je n’y prêtais qu’une oreille distraite… jusqu’à ce que je commence à voir des choses. Des choses qui ne s’expliquent pas. Au cours des deux dernières années, les fissures dans le tissu de ma réalité se sont multipliées, comme si quelque chose – ou quelqu’un – voulait que je regarde au-delà du voile.
Tout commença en Andorre, cette principauté montagneuse des Pyrénées où l’hiver mord plus fort qu’ailleurs, où la neige s’amoncelle comme un linceul. Trois de mes amis – Phil, Louis et Mickaël – et moi avions décidé de camper là, au dessus d'un bois près d’un ruisseau gelé, pour défier le froid. Nous avions des tentes high-tech, prêtées par une marque de camping qui voulait qu’on teste leur matériel sur YouTube : isolation thermique, chauffages sophistiqués, sacs de couchage connectés par USB, et même une lucarne au sommet pour contempler le ciel. Une aubaine. Phil et moi partagions une tente, Louis et Mickaël l’autre, à quelques mètres.
La première nuit, après un repas chaud, l’épuisement nous terrassa. Phil ronflait déjà, et moi, allongé, je fixais le ciel à travers la lucarne. Les étoiles brillaient, innombrables, d’une clarté presque surnaturelle. Mais quelque chose clochait. Elles semblaient… trop proches. Pas à des années-lumière, non, mais suspendues juste là, dans l’atmosphère, comme des lucioles piégées dans une toile invisible. Une étoile se mit soudain à pulser d’une lumière bleue, puis une autre, jaune, et une troisième, rouge, si près que j’aurais pu tendre la main. Mon souffle fut coupé lorsqu'une une fissure blanche déchira le ciel sur ma gauche, un éclat aveuglant, comme si que l’univers se fissurait. Les étoiles palpitantes glissèrent vers cette brèche, aspirées dans un néant silencieux, avant qu’elle ne se referme d’un coup sec, comme scellée par une force invisible.
Je voulus crier, réveiller Phil, mais une fatigue écrasante me cloua au sol. Mes paupières se fermèrent malgré moi, et un profond sommeil m’engloutit.
Au matin, la tente était silencieuse. Phil dormait toujours. Dehors, une neige épaisse recouvrait tout. J’enfilai mes vêtements et allai voir Louis et Mickaël. Mais leur tente était pas seulement vide… elle n’était même plus là. Ni leur camionnette. Juste un vide blanc, immaculé, comme si qu’ils n’avaient jamais existé. Paniqué, je revins en trombe vers ma tente pour secouer Phil et le réveiller– mais lui aussi avait disparu. Son sac de couchage était froid, intact, comme abandonné depuis des heures.
" Où sont-ils tous passés ?" murmurai-je, le cœur battant.
Pensant à une blague tordue, je remballai mes affaires et repris la route vers Toulouse, furieux, les mains crispées sur le volant. J’appelai leurs numéros – tous hors service, inconnus au bataillon des opérateurs de téléphonie mobile. Chez Phil, sa mère m’ouvrit sa porte, les yeux rougis. Quand je lui demandai où était passé son fils, elle éclata en sanglots, brandissant une urne. " Voici Phil, Georges ! Tu étais à ses funérailles, et celles de Louis et de Mickaël, il y a deux ans ! L’accident… tu as survécu, pas eux. Pourquoi toi ?" La porte claqua, me laissant hébété sur le seuil.
Un accident ? Mes amis, morts ? Moi, survivant amnésique ? Impossible. Je me serais souvenu… non ?
Les mois suivants, je restai enfermé chez moi, hanté. Puis, un jour, la télévision se mit à grésiller. Des pixels se mirent à danser sur l’écran, une lueur bleu-blanc se propagea aux murs, au sol, au plafond. Les briques se décomposèrent sous mes yeux, devenant translucides, révélant un vide en arrière plan. Le silence se fit absolu, oppressant. Soudain, un sifflement – et tout disparut. J’étais assis dans le néant, mon fauteuil invisible sous moi, entouré d’étoiles et de galaxies tourbillonnantes tel Buzz l'Éclair. Je flottais, désincarné, dans un espace infini. La Terre n’était qu’un mirage, une prison de codes et d’illusions. J’en étais désormais certain : nous vivions dans une Matrice.
Mais cette révélation n’expliquait pas tout. Où étaient mes souvenirs ? Pourquoi avais-je oublié l’accident ? Était-ce la Matrice qui brouillait mon esprit ?
Un claquement sec me ramena dans mon salon. Les pixels se réassemblèrent – murs, meubles, télévision – comme si rien n’avait bougé. Pourtant, j’étais changé. Une nouvelle conscience pulsait en moi. Plus rien ne me tromperait.
Deux ans plus tard, mon travail de photographe me ramena en Andorre. Armé de mon appareil 5x4 et d’un trépied, je plantai ma tente près de l’emplacement où mes amis avaient disparu. Le vent hurlait, glacial, et le ciel jouait avec moi : soleil éclatant, puis ténèbres soudaines, nuages noirs avalés par un bleu irréel. Chaque fois que je réglais mon objectif, la lumière mutait, comme si une entité invisible – un « farceur cosmique » – s’amusait à me défier. Je feignis la frustration, et quand il relâcha sa garde, je capturai mes clichés au coucher du soleil. Victoire silencieuse.
Cette nuit-là, un blizzard monstrueux secoua ma tente. Par la lucarne, je vis des éclairs bleus zébrer le ciel, des fissures engloutir les étoiles, la lune rétrécir puis reprendre forme. Une aura bleue m’enveloppa, et je lévitai, impuissant, jusqu’au sommet de ma tente. Mes sens s'aiguisèrent – mon toucher, mon ouïe, ma vue, tout s'amplifia. Quand je revins à moi, mes mains brillaient d’une lueur blanche, l’arthrite envolée. J’étais… différent.
Le lendemain, tandis que je rangeais mes affaires et repliais la tente, ma camionnette démarra toue seule et s’éloigna, sans conducteur au volant. J’hurlai, perdu dans la neige, mais une chaleur me poussa à survivre. Je remontai la tente, redéballai mon équipement, rallumai le chauffage, mangeai, attendis. Puis mon smartphone sonna – une vieille sonnerie que je n’utilisais plus depuis des lustres. Une voix familière crépita : " Georges, c’est Louis ! Je suis avec Phil et Mickaël. Regarde dehors !
- Putain, mais c'est quoi ces conneries ? Vous êtes tous morts dans un accident !"
Tremblant, j’ouvris la tente. Louis, Mickaël et Phil se tenaient là, près d’une voiture, vivants, riant de leur panne de la veille. " Morts dans un accident ? Quelle idée, Georges !" plaisanta Phil.
Mes larmes coulèrent. Étaient-ils réels ? Était-ce la Matrice qui me jouait un dernier tour ? Le ciel s’assombrit, et une ombre indéfinissable traversa leurs visages. Je levai les yeux, cherchant une fissure, un signe. Mais seul le silence me répondit. Peut-être ne saurais-je jamais. Peut-être la vérité était-elle plus profonde, tapie dans les replis d’une illusion que je commençais à peine à effleurer.
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