PREMIÈRE SCÈNE PRIMORDIALE
" D'accord, revenons à la première scène.
- Bien, mais faisons-le en mouvement, parce qu'y faut qu'on se bouge, et tout de suite là, je veux dire."
Vincent Kassel part au trot rapide, se précipitant dans le couloir de l'omniprésent siège de l'agence gouvernementale. Ses longues guiboles trimballent son corps aux épaules musclées et puissamment bâti à un rythme soutenu. Je me dépêche de le suivre, crachant mes poumons au bout de quelques foulées seulement.
" Tu crois pas qu'on pourrait ralentir un peu ? " Je lui époumone en passant devant des portes avec des plaques signalétiques imprimées en capitales, des affiches encadrées de personnages en costume se serrant les paluches et des pancartes rappelant à tout le monde qu'ils se trouvent dans une installation ultra-hyper top secrète et que tout est enregistré par caméras biométriques. C'est peut-être exagéré, mais c'est une ébauche. " Je suis ni ancien béret vert des commandos marine ni ex-marathonien," je lui dis, " je suis juste rien que le scénariste.
- Impossible, Mr le scribouillard," me fait Vincent par-dessus son épaule. " Nous sommes dans une situation critique ici. En plus, c’est un thriller d’action, non ? Tout est dans le rythme donc faut qu'on se magne."
Je lance un froncement de sourcils dans le dos de Kassel. Je devrais être capable de déterminer des choses comme le rythme. Je suis le scénariste, après tout. Mais c'est mon processus, un exercice d'écriture que j'utilise depuis que j'ai commencé à écrire, et il prend souvent sa propre vie, pour ainsi dire. Et Kassel est un personnage formidable pour le rôle que je lui ai écrit : grand et athlétique, arborant une coupe de cheveux à flancs blancs, des yeux d'un bleu profond brillant de détermination et une mâchoire si pointue que vous pourriez vous couper dessus. Alors je vais juste le laisser sans laisse et voir où c'est que ça va.
"Hé", dit Vincent, un petit froncement de sourcils gâchant son front lisse et légèrement bronzé. " Dans quelle agence gouvernementale que je suis déjà ? DGSI ?, DGSE ?" Sa tenue civile indescriptible se transforme en un costume impeccable, une chemise blanche et une cravate noire, des lunettes de soleil sombres apparaissant sur son visage et une oreillette courbée autour de son oreille. " Ou une sorte d’unité d’intervention tactique genre RAID ou GIGN ?" Ses vêtements changent à nouveau, se transformant en tenues de combat, en gilets pare-balles et en harnais contenant des armes et des équipements spécialisés. "J'aime bien celui-ci."
Je secoue la tête ; il est temps d’exercer un certain contrôle créatif. " Non, tu fais partie d'une unité spéciale d'infiltration." Une fois de plus, sa tenue vestimentaire change, revenant aux vêtements civils, même s'ils sont plutôt élégants et complémentaires, le genre de chose que l'on voit les jeunes stars porter dans les séries policières télévisées populaires. " Tu travailles en sous-marin pour protéger le pays.
- Pigé.", dit Vincent. " En quelque sorte, aller n'importe où, faire n'importe quoi, à la limite de la loi, c'est bien ça ?
- Tout juste."
Nous atteignons les portes d'entrée et débouchons sur une rue ensoleillée. Collée au trottoir devant nous, moteur au ralenti, se trouve une voiture de sport de modèle récent, surbaissée et profilée, rouge Ferrari avec une bande de course à damier. Kassel s'arrête, une grimace de dégoût sur le visage.
"Attends une seconde", il me fait. " Ca va pas le faire. C'est tout le contraire d'un profil bas, et ce type de voiture est inutile pour la poursuite et l'obstruction. Je veux dire, elle a pas de masse. Et c'est quoi cette bande à damier de chez Gordini ?" Il me fixe avec un regard agacé.
Je hausse les épaules. "Hé, tu voulais de l'action rapide, non ?
- Un Go Fast, Mr le scribouilleux ? ", me fait-il en désignant la caisse. "C'est ridicule. Que dirais-tu d'un quatre-quatre ?
La voiture de sport se transforme en pick-up massif, avec une cabine allongée et un plateau de 2m50, de couleur gris foncé.
" Ah, ça a quand même plus de gueule", dit Kassel en souriant.
- Pas question", je lui dis. " Ce truc pourrait pas suivre le rythme d'un Caddie de chez Lidl, peut pas passer dans les ruelles ni tourner à angle droit et il indique toutes les mauvaises choses sur le genre d'homme que tu es censé être.
- Allez," me répond-il, dangereusement proche du bord des larmes. "C'est grand et imposant, ça dit que je suis un type pragmatique qui aime faire avancer les choses.
- C'est bruyant et explosif", je réponds. "Et totalement peu pratique, puisque tu ne l'utiliseras jamais pour transporter autre chose que toi-même." Avant qu’il puisse se plaindre davantage, je lève la main. " Nous ferons un compromis."
Le quatre-quatre se transforme en un SUV de taille moyenne, noir standard du gouvernement, avec un lourd pare-chocs à pousser les ruminants à l'avant.
Kassel a l'air de vouloir discuter à nouveau, mais il finit par pousser un soupir. " Très bien", dit-il. " Mais t'as aucun sens du style." Il saute par la portière ouverte du conducteur et s'installe derrière le volant.
Je monte dedans, prenant la place du mort. "Mets ta ceinture de sécurité."
Il me lance un regard incrédule. " T'es sérieux ?
- Sécurité d'abord", je lui dis en bouclant la mienne. " De nos jours, les gosses peuvent se procurer n'importe quel film ou bouquin et je veux pas que mes personnages donnent le mauvais exemple."
Secouant la tête, Kassel s'attache avec un soin exagéré. " T'es content, là ?
- Passons à la scène."
Avec un sourire narquois, Vincent appuie sur l'accélérateur et le véhicule s'éloigne du trottoir, se faufilant dans la circulation, forçant les autres voitures à faire un écart et à freiner brusquement. Des coups de klaxons retentissants fulminent derrière nous tandis que nous nous éloignons à toute vitesse.
" C'est une conduite un peu mesquine", je lui dis en retirant mes doigts du tableau de bord.
- C'est parce que nous sommes un peu pressés dans cette scène, Mr. le scribouillard. Ou bien est-ce que je me trompe ?
- Non, tu as raison," dis-je avec un soupir. " Nous n'avons que quelques minutes pour atteindre le cortège présidentiel qui va tomber dans une embuscade tendue par les forces des enculés de sionistes et celles du Hamas. Ils tentent de l'assassiner et de décapiter le dirigeant du pays à un moment critique pour qu'il ne puisse pas se prononcer sur un cessez-le-feu à Gaza pour les premiers ou sur un soutien inconditionnel à Israël pour les seconds."
Kassel se marre. " Oh, le vieux dispositif d'intrigue has-been et éculé !.
- Que veux-tu dire?" Je le regarde, me sentant offensé.
Il quitte pas la route des yeux, mais il a ce petit sourire sur le visage. " Eh bien, c'est tout simplement pas très précis ou réaliste. Si le président est enlevé ou tué, eh ben, il y a toutes sortes d’éventualités et toute une chaîne de commandement est en place pour assurer la continuité du gouvernement. Au fond, le président du 'en même temps' est plutôt une figure de proue. Un symbole important, mais pas essentiel pour diriger le gouvernement et prendre des décisions.
- Eh bien, dans ma story, il est très important", dis-je en serrant les dents. "Il faut donc essayer de le sauver, à tout prix.
- Très bien", me répond Vincent. "Peu importe. C'est ton histoire."
Nous traversons un virage à toute vitesse et devant nous, nous voyons une colonne de véhicules, des berlines noires et des SUV, dispersés dans la rue. Ils sont garés au hasard, sur les trottoirs ou de l'autre côté de la route, comme s'ils avaient été obligés de s'arrêter partout où ils l'avaient pu. La plupart d’entre eux sont criblés de balles, les parebrises et les vitres sont fissurés ou brisés. Certains véhicules sont en feu, brûlant violemment et dégageant des panaches de fumées âcres et noire.
Les personnages se déplacent parmi le cortège assiégé, les policiers et les agents des services secrets, cherchant à se cacher derrière les voitures et dans les portes des immeubles. Ils pointent leurs armes, pistolets et mitraillettes compactes, vers les toits des immeubles qui les entourent. D'autres personnages se déplacent le long de ces toits, brandissant des fusils d'assaut et des lance-grenades, faisant pleuvoir le feu et la mort sur la colonne embusquée en dessous d'eux.
Au milieu du chaos trône une DS7 Crossback, entourée de défenseurs. De petits drapeaux, un bleu étoilé et un tricolore, montés sur son capot flottent sous les vagues de chaleur des incendies à proximité. De nombreux policiers et agents sont tombés, leurs formes froissées parsemant le trottoir, témoignage de leurs efforts héroïques pour protéger leurs tafiotes de petits protégés.
Kassel freine brusquement, arrêtant brusquement le SUV. "Très bien", dit-il avec un sourire. " Que le spectacle commence!" Il sort un flingue de l'étui à sa ceinture et fronce les sourcils. "Allez, donne-moi une vraie arme.
- Bien." Je hausse les épaules et le pistolet se métamorphose en fusil d'assaut doté d'un lance-grenades sous le canon.
- Voilà qu'est plus sérieux." Vincent donne un coup de pied dans la porte et saute sur le bitume.
Je suis toujours en train de sortir de la voiture, me dépêchant de suivre l'action, pendant que Kassel est parti. Il se déplace dans la rue, d'un abri à l'autre, de voitures aux coins d'immeubles, s'arrêtant à chaque barrière pour viser et tirer quelques coups de feu avec son arme. Les embusqués commencent à tomber, tombant en arrière hors de vue ou tombant des bords du toit pour atterrir sur le trottoir en contrebas. Il n'y a aucun survivant parmi les services de sécurité du président, juste des corps gisant sur l'asphalte, et il faut une minute aux assaillants pour se rendre compte qu'y a quelque chose qui va pas. À ce moment-là, la moitié d’entre eux se sont déjà faits descendre.
Lorsqu'ils repèrent enfin Kassel et commencent à essayer de riposter, de coordonner une réponse à cette surprise, il est trop tard. Leurs tirs sont sporadiques et inefficaces. Kassel est trop rapide, trop doué pour le combat. Il tire de courtes rafales, éliminant ses cibles une par une, ne se déplaçant que lorsqu'il force ses adversaires à se mettre à l'abri, se cachant de son objectif effrayant et efficace.
Il s'arrête pour recharger, se cachant derrière le bloc moteur d'une voiture renversée. Les balles craquent et sifflent autour de lui, soulevant des étincelles provenant du véhicule accidenté et des bouffées de poussière provenant de la chaussée en goudron. " Tu sais", me crie Kassel à cause du bruit incessant des tirs automatiques. " C’est une action sérieuse de film interdit aux moins de 10 ans ici ! Où que sont passés tout le sang et les jurons ?"
Je fronce les sourcils. " Comme je te l’ai dit, les enfants peuvent obtenir n’importe quoi de nos jours. Je pense que ça démontre un bon niveau de retenue mature."
Kassel me dit ce qu'il en pense et je le supprime.
" ÉDITÉ ", me crie-t-il avec un sourire, en plaçant un nouveau chargeur dans son fusil d'assaut.
En quelques instants, c'est terminé. Le dernier des hommes du Mossad tombe, s'effondrant au sol avec un cri en Yiddish prolongé et dramatique. Kassel ne devient toujours pas arrogant, avançant en courant, accroupi, restant bas mais gardant ses yeux et son arme braqués sur les toits.
Il se précipite vers la DS7 portant les drapeaux présidentiels, effectue un rapide tour de 360° dans la zone, à la recherche d'éventuels sionistes ou palestinos qu'il aurait pu manquer. Puis il ouvre la porte arrière.
"Mr. le Président", dit Vincent, tenant toujours fermement la crosse du fusil contre son épaule d'une main alors même qu'il atteint le véhicule de l'autre. "Je suis là pour vous mettre en sécurité..."
Il s'interrompt alors qu'un corps tombe de la DS7 et s'effondre mollement sur le trottoir. C'est le président, le devant de sa chemise couvert de sang, et encore davantage qui coule du coin de sa bouche. Ses yeux sont ouverts et regardent sans voir. Sur la banquette, la 1ère dame git, la jupe relevée et le sexe à l'air, dont une burne exposée et l'autre explosée.
" Quoi…" commence à jurer Kassel, puis un seul coup de feu retentit. Il se redresse brusquement, les yeux écarquillés. Deux autres coups de feu se succèdent rapidement, le secouant à nouveau, et il regarde la tache rouge qui s'étend sur sa poitrine. Il tombe à genoux, tousse une fois, faisant jaillir du sang, puis tombe en avant sur le visage.
Une seconde plus tard, il est de nouveau debout. "Attends, attends", me lance Vincent en agitant une main, l'autre tenant toujours son fusil d'assaut. " Attends une seconde, laisse-moi comprendre. Le président est déjà mort et je me fais tirer dessus ?
- Ouais," dis-je, me sentant un peu satisfait de la façon dont j'ai réussi la surprise, le renversement soudain. " Une excellente façon de terminer la scène, n'est-ce pas ?
- Euh, d'accord", me répond Kassel, avec l'air de quelqu'un qui ne sait pas trop quoi dire. " Alors, je suis grièvement blessé ici ? Et puis je récupère et je dois m'en prendre aux méchants, avec cet échec paralysant à surmonter et à utiliser comme motivation pour réussir… " Il s'arrête devant l'expression de mon visage. " Tu m'élimines de l'histoire, c'est ça ?
- Ouais. C'est le meilleur truc du script. Subversion totale des attentes. C'est trop cool.
- Ouais. Cool. J’ai totalement bouleversé mes attentes", grogne Vincent.
- Tu n'aimes pas ça?
- Hé, peu importe. C'est ton histoire. Je me trompe peut-être, mais je pense que mon personnage d'ex-soldat coriace est entrain de bouder.
- Allez, sois pas triste. C’est un superbe crochet, un superbe prologue.
- Un prologue?" Kassel semble incrédule. "Je pensais que c'était la scène culminante!"
- Non," je secoue la tête. " C'est la première scène. Je te l'ai dit au tout début.
- Je pensais que tu voulais dire que c'était la première scène que tu écrivais. Comme mettre la cerise avant d'avoir fait le gateau ou quelque chose comme ça.
- Non non. C'est le prologue. Et un super prologue en plus. Attirer le lecteur avec une action rapide et une sortie en touche. Super truc."
L'expression de Kassel montre clairement qu'il est pas d'accord avec mon autocritique sur mes écrits. " Le prologue. Je me fais tuer dans le prologue. Tu t'es donné la peine de me créer, ce personnage génial, puis tu me fais disparaître dès la première scène." Il secoue la tête. "J'y crois pas, putain."
Super, maintenant j'ai une dispute avec mon propre personnage sur la façon dont je l'ai écrit. " Écoute, le prends pas mal, mais tu n'es pas un très bon personnage. Je veux dire, tu es en fait une sorte de… cliché.
- Quoi?" Sa tête se relève comme un taureau repérant la cape d'un matador.
" T'énerve pas. De nos jours, tout le monde écrit sur ces vétérans de commandos ou de forces spéciales, grisonnants et super capables. Ils sont partout. C'est pas ce que je souhaitais pour ce scénario.
- Mais… mais ils sont géniaux ces personnages ! Comme ce gars de cette série," Kassel claque des doigts, essayant de retrouver le nom. " Tu sais, celui sur lequel Netflix a réalisé cette série, là...
- C'est exactement de ça que je parle", je lui dis. "Cliché.
- J'adore pourtant cette série", marmonne Vincent, l'air blessé. "Alors, tu m'as inventé, et juste comme ça, tu m'effaces." Maintenant, il a l'air en colère et me fixe avec ce regard dur comme la pierre que je viens de lui balourder.
Même en sachant que je suis juste dans une histoire, face à un personnage que j'ai créé dans une scène que j'ai inventée, je ressens un frisson. J’avale malgré moi une soudaine boule dans ma gorge. " Hé, tu sais, peut-être que je pourrais écrire un spin-off, une préquelle… voire une série entière, rien que sur toi ? Qu'est-ce t'en dis ?
- Et tous ceux qui les liront sauront que je me suis fait zigouiller dès la première scène dans ton 'vrai scénar' ?" Il fait ce truc de citations aériennes avec ses doigts. " Non merci." Il se dirige vers moi et je fais un pas en arrière involontaire. Puis il me met le fusil d’assaut dans les mains, le poussant contre ma poitrine.
" Si tu veux m'exclure de cette histoire à la con, monsieur le scribouillard", dit-il en continuant de passer devant moi, " efface-moi simplement complètement." Il fait une pause et regarde par-dessus son épaule. "Au fait, tu utilises encore trop de mots."
Je le regarde reculer, inhabituellement à court de mots. Oh, je l'ai encore fait.
Alors, hmmm, ce petit exercice d’écriture ne s’est pas du tout déroulé comme que je l’avais prévu. Maintenant que mon personnage est parti, je me sens comme un con, et ce n'est que la première scène de mon livre.
Ouais, bon ben disons que c'était juste l'ébauche de l'intro de mon brouillon.