LE CAHIER NOIR
Quelle est le poids en cryptos d’une vie humaine, quelle est sa valeur intrinsèque ? Hugo se le demandait souvent lui-même. Parfois, c'était tout ce à quoi il pensait. Une personne sort du bidon de sa mère, se fait éduquer, se lance dans une carrière et peut-être même s’installe et fonde un foyer et fabrique d'autres personnes. Il y a tellement de facteurs qui entrent en jeu dans la vie d’une personne qu’il est difficile de quantifier chaque variable. Pourtant, Hugo essayait constamment de répondre à cette question.
" Et c'est pourquoi vous devez achalander les rayons de la manière dont l'enseigne vous l'a enseigné. Comprenez-vous, jeune homme ?"
Hugo cligna des yeux tandis que les paroles de son superviseur le ramenaient à la réalité. Il se tourna vers l'homme au visage rouge.
"Bien sûr, je m'y mets dès que je suis prêt."
Apparemment insatisfait de sa réponse, le manager aux carotides palpitantes quitta la travée en pestant. Hugo savait pas pourquoi son manager était encore contrarié ce coup-ci, mais c'était sa réponse habituelle lorsque son patron était en colère. Il se sentit soulagé lorsqu'il se retrouva seul. Le magasin l'avait d'abord embauché comme caissier. Il avait essayé de faire de son mieux, mais ses compétences relationnelles s'étaient avérées médiocres. Son patron n'avait pas tardé à lui donner un nouveau poste. Désormais, il était chargé de remplir et de trier les rayons.
C'était un travail paisible, sauf lorsque les clients lui demandaient où se trouvaient le bicarbonate de soude ou les cotons-tiges. S’il devait entendre un autre client lui demander encore où se trouvait la crème de marrons bio…
Hugo secoua la tête rien que d'y penser. C'était l'une des choses qui le dérangeaient chez les gens. Ils ne semblaient même pas essayer de chercher eux-mêmes l'objet de leurs désirs. Enfoirés de bâtards, c'est comme si qu’ils pensaient que leur temps était plus précieux que le sien.
Durant ses premiers jours de travail, des collègues lui avaient posé tout un tas de questions. Hé, comment que ça va? T'as maté le match hier soir ? Pourquoi que tu regardes dans le vide comme ça ? Hugo répondait toujours à leurs questions de la même manière : " Je peux pas en parler pour le moment." Ils semblaient comprendre qu'il ne voulait pas faire la causette. Son esprit avait des sujets de réflexion plus importants. Il n'avait accepté ce boulot que parce qu'il pensait pouvoir penser à la vie sous un angle différent.
Son véritable travail était au point mort depuis un certain temps déjà. Hugo avait juste l'impression qu'il avait besoin d'inspiration pour le propulser de l'avant. C’était ce qu’il espérait réaliser en bossant chez Lidelmarket. Jusqu’à présent, tout ce qu’il avait réussi à faire, ça avait été de se choper un mal de tête perçant à chaque fois qu’il parlait à quelqu’un. Alors qu'il remplissait les rayons, essayant de se rappeler comment ils l'avaient formé, il aspirait à quelque chose que la société considérait comme erroné. Il vérifia la montre saucissonnée autour de son poignet gauche et vit qu'il était seize heures quarante-cinq, presque à mi-chemin. Bientôt, Hugo allait pouvoir poursuivre sa véritable passion.
Le temps semblait complètement flouté pour Hugo. Il était cinq heures, puis six heures, puis sept heures, et avant qu'il ne s'en rende compte, il serait presque temps pour lui de partir. Il regarda les rayons et constata qu'ils étaient tous parfaitement remplis. Tout ce qui lui restait à faire maintenant était de sortir et de franchir la porte d'entrée. La plupart de ses collègues montaient ensuite dans leurs voitures ou se dirigeaient vers les bouches de métro et rentraient chez eux auprès de leur famille. Hugo n'avait pas de famille, du moins aucune qui soit encore en vie. Cette pensée l'avait fait souffrir quand il était enfant, mais en y repensant maintenant, il ne ressentait rien. Il s'était habitué à vivre seul. D’ailleurs, comme il était seul, personne ne pouvait perturber sa vie.
Hugo observait l'une de ses collègues depuis quelques semaines, une jeune femme brillante et pleine de vie qui allait intégrer les bancs d'une université bien connue située sur la rive gauche à la rentrée prochaine. À en croire les rumeurs qui circulaient, elle avait un avenir prometteur. Elle était cependant connue pour ses mœurs qui faisaient pas le poids d'une plume. Tout le monde au travail le savait, et chaque fois qu'un de ses nouveaux petits amis venait la chercher, Hugo sentait la tension dans l'air. Certains gars avec qui elle avait eu des relations intimes dans l'entrepôt du magasin travaillaient même pas dans leur supermarché. Beaucoup de ses collègues manifestaient du dégoût envers cette femelle, mais Hugo n'avait pas d'opinion. Qui était-il pour juger ? Il était plus curieux à son sujet qu'autre chose.
Les femmes qui semblent mener une vie parfaite font constamment des trucs qui mettent tout en péril ; ça le fascinait. C'est pourquoi ce soir, il n'allait pas rentrer directement chez lui. Hugo avait déjà tout prévu au creux de sa tête. Il avait juste besoin d'attendre, et la patience était l'un de ses points forts. Hugo se dirigea vers l'arrière du bâtiment et observa la nénette, Babeth. Elle vaquait à sa routine habituelle de fin de service, apparemment aussi insouciante que sans souci.
Une fois qu'Hugo eut pointé à l'horodateur, il fit semblant de lire un journal. Essentiellement, il essayait simplement de gagner du temps jusqu'à ce que Babeth ait fini de papoter avec les autres employés. À mesure que les minutes passaient, Hugo se demandait de quoi elle pouvait bien causer pendant si longtemps. C'était une autre chose qu'Hugo avait du mal à comprendre : les bavardages. Quel était l’intérêt de parler de sujets pour lesquels les deux parties connaissaient les réponses mais prétendaient ne pas les connaître ? Voilà un truc qui le déroutait complètement ; c'est pourquoi son travail était si nécessaire.
Bientôt, bientôt, bientôt, j'aurai une autre pièce du puzzle... Je sais que je suis si proche de comprendre... Si proche de savoir ce qui fait d'une personne une personne... J'ai juste besoin de plus d'expériences, de plus de temps...
Finalement, il vit la femme aux deux nattes blondes, vêtue de son uniforme de Lidelmarket légèrement modifié, révélant plus de son anatomie qu'il n'était approprié, se diriger vers la sortie. En la regardant, même Hugo pouvait comprendre pourquoi tous les gars s'intéressaient à son déhanchement. Elle était taillée comme une Madonne, gaie et semblait être, de l’extérieur, un rayon d’énergie positive. Cependant, rien de tout ça ne l'intéressait parce que son intérêt pour elle se situait ailleurs.
"D'accord, à plus tard les gars!"
Babeth dit au revoir à tous ceux avec qui elle avait parlé. Ils lui firent des signes de main en lui disant au revoir de manière non synchronisée. Après quelques instants, Hugo se leva et plia le journal qu'il avait fait semblant de lire. Il vit que personne ne le regardait et il sortit par une autre porte. Sa voiture était garée sur le parking et il y entra. Babeth était toujours bien en vue tandis qu'elle marchait sur le trottoir. D’un tour de clé, le moteur de sa voiture s'éclaircit la voix.
Hugo connaissait exactement le chemin qu'elle prendrait pour rentrer chez elle. Après tout, la clé de tout bon plan réside dans des calculs minutieux. Il prit la direction opposée au lieu de conduire derrière elle et d'être potentiellement remarqué par un collègue. Selon son plan, il savait qu'il y avait un endroit où il pourrait garer sa voiture et attendre qu'elle passe. Ensuite, il lui dirait qu'il y avait un problème avec sa caisse et lui demanderait d'utiliser son téléphone.
Tandis qu'il se rendait sur place, les coins de sa bouche se levèrent en un sourire. Pendant son travail, c'était le seul moment où il ressentait de réelles émotions. Pour le moment, il ne pouvait s'empêcher d'afficher ce sourire sur son visage même s'il ne le voulait pas. Cependant, une fois qu’il serait temps de passer aux affaires, il resterait stoïque et ne montrerait rien.
L'endroit était désert, comme Hugo le savait. Il conduisit sa voiture avec précaution et coupa le moteur. Maintenant, il lui restait un peu de temps avant l'arrivée de Babeth. C'était parfait, ça lui permettait de commencer à écrire dans son cahier noir, un authentique Moleskine.
Hugo ouvrit sa boîte à gants et le chercha. Ses doigts rencontrèrent le bord ferme et la texture de cuir distinctive de son cahier. Les réponses aux questions d'Hugo se trouvaient dans ses pages, et c'était l'œuvre de sa vie. Il avait l’impression qu’elle pourrait être celle qui rassemblerait toutes les pièces ensemble. Soupirant en ouvrant le cahier, il savait qu'il avait déjà pensé exactement ces mêmes pensées.
Non, non, elle est différente. Je suis convaincu que c'est elle. Mon travail est presque terminé. Ensuite, je pourrai me reposer. Oui, me détendre et profiter de la vie… En profiter ? Qu'est-ce que ça signifiait ? Ai-je déjà apprécié quelque chose ? Oui, oui, mon travail m'apporte de la joie.
Hugo secoua violemment la tête pour tenter de clarifier ses pensées. Il vérifia sa montre-bracelet et sut que Babeth devrait passer d'une minute à l'autre. La portière de la voiture grinça quand Hugo l'ouvrit, et quelques gravillons sous ses pieds émirent un craquement alors qu'il sortait de sa bagnole. Ses sens étaient toujours en éveil, comme lorsqu'il travaillait. Puis, il entendit le bruit distinctif des pas qui se rapprochaient.
" Non mais c'est dingue ! Tu vas pas croire ce qu'elle m'a dit après ça !". La voix de la jeune femme qui parlait au téléphone résonnait dans le ciel nocturne et le ton aigu des mots blessa la tête d'Hugo. Il ouvrit le capot de sa voiture et glissa une main dans sa besace. Il en sortit un chiffon qu'il imbiba de chloroforme, il se sentait calme. Hugo cacha le chiffon dans sa poche et se pencha sur le moteur, faisant semblant de l'examiner.
Quand Babeth vit Hugo, elle sursauta. Puis, elle vit de qui il s'agissait et parut encore plus surprise.
" Hugo ?"
Hugo fit semblant de pas la remarquer pendant un instant. Utilisant ses meilleurs talents d'acteur, il la regarda et lui lança un air surpris.
" Oh, salut Babeth. Ouais, ma voiture est en panne. J'ai essayé de voir ce qui ne va pas, mais je crois que ça dépasse mes compétences."
Il la vit hésiter, et Hugo pensa qu'elle pourrait simplement se retourner et s'enfuir. Peut-être que son instinct de survie lui dirait de fuir pour sauver sa vie. Finalement, elle sembla reprendre son souffle et se ressaisir.
"As-tu besoin d'un coup de main ?
- Tu m'aiderais vraiment ? Un mec zarbi comme moi dans une ruelle sombre ?"
Elle se marra, et cela perturba Hugo. Il lui avait sincèrement posé cette question et elle avait pensé qu'il plaisantait. Était-ce parce qu'ils travaillaient ensemble, lui faisant croire qu'elle le connaissait d'une manière ou d'une autre ? En fin de compte, Hugo ne le savait pas.
" As-tu besoin d'aide ou pas ? J'ai un rencard dans pas longtemps.
- Bien sûr, ce serait génial. Merci. Peux-tu m'éclairer avec ton téléphone pour que je puisse mieux voir le moteur ?
- Bien sûr."
Elle chercha son smartphone dans son sac, tripota l'écran et alluma la lampe. Elle s'approcha du capot de la voiture et dirigea la lumière pour éclairer le moteur.
" Laisse-moi juste chercher une clé plate, une seconde."
Hugo fit le tour vers l'arrière de la voiture, il sortit le chiffon de sa poche et se le colla sur le visage, obstruant ses voies respiratoires. C'est à ce moment-là que ça se produisit, et ça ne le surprit pas. Sa vision commença à virer au rouge et sa tête se mit à trembler. Ses oreilles se prirent de bourdonnements et il dût s'accrocher à la voiture tandis qu'un vertige l'envahissait soudain. Les symptômes ne firent qu’empirer jusqu’à ce qu’il s’évanouisse.
Lorsqu'il revint à lui, il était assis sur le siège avant de sa voiture, son cahier noir à la main. Il en parcourut les pages, se rappelant où il l'avait obtenu. C'est lors d'un vide-grenier, parmi tout un bric-à-brac, qu'il avait vu pour la première fois ce cahier noir en moleskine. Ce cahier semblait l'avoir appelé avec sa couverture richement conçue. Immédiatement, il avait mis le grappin dessus. Il se souvenait avoir pensé que ce cahier, avec sa couverture en fausse peau de taupe, était ce qui lui avait manqué toute sa vie. Hugo avait refilé au propriétaire la somme d'argent insignifiante qu'il avait demandée et était reparti avec.
C'était le jour où sa vie avait véritablement commencé. Maintenant, il avait une passion pour son travail, son véritable travail. Se concentrant sur le moment présent, il ouvrit le Moleskine noir et lut l'entrée la plus récente.
Participant n°268
Nom : Babeth
Gaie, attrayante, de moeurs légères, naïve, confiante, trompeuse, sociale…
… J'ai effectué une ablation des ongles des deux mains. Elle a crié de douleur pendant plusieurs minutes, ce qui était surprenant. Puis, elle se tut. Après quelques minutes de silence, j'ai procédé à une ablation d'un doigt. Cela a suscité des émotions intenses chez les participants, qui ont duré plusieurs minutes. Après avoir retiré tous les doigts et arrêté les cris et les supplications, PLUS DE TRAVAIL ÉTAIT NÉCESSAIRE. En partant du poignet, j'ai incisé la peau et je l'ai décollée jusqu'au coude. J'ai pris grand soin de m'assurer que la patiente ne s'évanouisse pas à cause de la perte de sang. Les résultats des expériences devaient être visibles sur le visage du patient. Cela a continué jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de peau sur ses deux bras. À ce stade, la participante perdit conscience, et je savais qu’il était temps de mettre fin à l’expérience. J'ai utilisé une hache que j'avais achetée dans un magasin de camping et, plaçant sa tête contre le sol, je l'ai décapitée en deux coups. Ûn seul coup aurait dû suffire, mais j'ai perdu pied. Ce n’était absolument pas professionnel et je veillerai à éviter que cela ne se reproduise à l’avenir.
…En conclusion, Babeth était une expérience intéressante, mais pas le bon sujet. Ce n'est pas elle qui répondra à mes questions – d'autres expériences suivront.
Hugo soupira après avoir fini de lire. Il referma le cahier et le remit dans sa boîte à gants. On dirait que le cahier n'avait pas trouvé ce qu'il cherchait. Quand Hugo essaya de se souvenir de sa vie avant le cahier noir, il n'y parvint pas. S’il essayait de se remémorer ses souvenirs, une grande douleur s’ensuivait.
Cela ne m'importe plus. Je ne suis plus cette personne. Attendez une petite seconde. Peut-être que ce dont j'ai besoin, c'est d'un nouveau départ. Juste moi et mon cahier ensemble. Oui, un nouveau nom et une nouvelle vie. Cette ville vieillit et l'inspiration me manque. OUI OUI OUI!
Il secoua la tête jusqu'à ce que ses pensées s'arrêtent, puis se frotta les yeux. Hugo vérifia sa montre et vit qu'il était presque six heures du matin. Ils seraient bientôt à la recherche du participant n°268, et cette idée le fit sourire. Il n'y avait aucun moyen qu'ils la retrouvent un jour ; il s'en était assuré. Mais cela lui importait peu. Il avait besoin de regarder vers l'avenir, car il avait avancé d'un autre pas en direction de la connaissance de la valeur de la vie d'un être humain.