(ou Crime & Châtiment ? )
Karine ne sait pas pourquoi elle pensait que la thérapie pourrait être une bonne idée. La première chose qu'elle remarque lorsqu'elle entre dans le bureau est qu'il est baigné de lumière même si y a pas de fenêtre à hauteur des yeux. Elle suppose que c'est pour garder le patient concentré sur le problème à résoudre. Sa psychologue est une femme qu'elle a trouvée en parcourant Internet. Elle porte un nom polonais difficile à prononcer. Peu importe ce que dit Karine, la psychologue ne juge pas et elle commente rarement. Elle laisse parler Karine. C'est peut-être ce dont j'ai besoin, pense cette dernière.
"J'étais dévastée quand j'ai reçu l'appel.
- Eh bien, Karine, la plupart des gens le seraient.
- Stade 4. Nous savions ce que ça signifiait.
- Continuez.
- Quand Thomas est rentré à la maison, il m'a trouvée au lit en position fœtale, les yeux remplis de larmes.
- On dirait que vous l'avez mal pris.
- Il était si gentil. Il ne comprenait pas ce qui se passait, mais il est monté avec moi et m'a tenue pendant que je sanglotais. Il m'a fallu du temps pour me calmer, mais finalement, je lui ai expliqué.
- Et...
- Il m'a dit que nous le combattrions. Qu'il avait bien vaincu son propre cancer depuis plus de douze ans. Qu'un diagnostic n'était pas une condamnation définitive. Qu'il y avait beaucoup d'options que nous pouvions examiner.
- Thomas semble très optimiste
- Oui, et il est très attentionné, anticipant tous mes besoins. Les choses vont beaucoup mieux entre nous ces derniers temps.
- Comment ça ?
- Eh bien, j'avais en quelque sorte l'impression que nous nous étions éloignés avant…
- Avant quoi ?
- Avant mon diagnostic.
- Hmm.
- Thomas ne s'intéressait plus à moi comme avant. Nous avions commencé à coexister, vivant deux vies parallèles l'une à côté de l'autre, mais sans se croiser de manière significative.
- Ça arrive dans toutes les relations, même les bonnes. C'est important quand ça arrive de travailler à mieux communiquer.
- Nous ne nous battions pas ou quoi que ce soit – nous ne l'avons jamais fait. Mais il y avait un manque d'appréciation. C'est peut-être la meilleure façon de le dire. Donc, j'ai été heureuse-surprise de savoir à quel point il tenait à moi. Combien il était prêt à se sacrifier pour moi.
- Parfois, il faut une bonne crise pour réunir les gens.
- Oui, je suppose que j'ai puisé viscéralement là-dedans. J'ai vu le diagnostic et la réaction de Thomas. Ce fut comme une opportunité.
- Comment ça ?
- Bien avant même que mon oncologue ne m'annonce un plan de traitement - vous savez, chimio ou radiothérapie ou autre - j'ai demandé à ma coiffeuse de me raser la tête.
- Pourquoi pensez-vous que vous avez fait ça ?
- Je-je suppose que je voulais rappeler au monde que j'étais malade. Que j'avais un cancer. Pour que ça se sache publiquement.
- Vous ne semblez plus en être si sûre.
- En fait, je me fichais vraiment que quelqu'un le sache. Le seul qui comptait pour moi, c'était Thomas. Qu'il sache et qu'il prenne soin de moi pendant cette période difficile.
- Il n'y a rien de mal à ça.
- Non, je suppose que non.
- Avez-vous eu l'impression d'être une victime ?
- Non, pas une victime. J'étais presque reconnaissante que la maladie nous réunisse. Nous rapprochant à nouveau.
La psy commence une nouvelle page dans son cahier alors que Karine continue : " J'ai commencé à incarner mon rôle. Peut-être un peu trop. Vous savez, la personne malade, celle qui a besoin de soins. Les gens vous traitent différemment quand ils pensent que votre temps sur terre a été revu à la baisse.
- Et ?
- Mon traitement n'avait même pas commencé et j'étais déjà épuisée tout le temps.
- Parfois, même sans traitement invasif, votre corps peut se sentir anéanti.
- Je suppose, mais je pense que j'ai adoré à quel point Thomas est devenu attentionné. Il fait les courses, la lessive, il prépare le dîner. Mais c'est plus que ça... Il s'assoit avec moi le soir et on parle. Il tient mes mains et les frotte parce qu'elles sont toujours froides. C'est comme si nous avons retrouvé une intimité dans notre relation qui avait tiédi.
- C'est donc quelque chose de positif qui est ressorti de tout ça.
- C'est très rassurant. Je ne pense pas qu'aucun de nous deux ait réalisé à quel point ça nous manquait. Ou du moins je ne l'ai pas réalisé moi-même. J'ai insisté pour qu'il m'emmène à mes rendez-vous. Il ne rentre jamais avec moi, mais il me dépose juste devant l'hôpital - les protocoles Covid stipulent que personne ne peut entrer à l'exception du personnel et des patients."
---o---
Quelques semaines plus tard, Karine scanne la pièce sans savoir si elle va y entrer. La psychologue s'assoit, attendant avec impatience que Karine se cale dans son fauteuil. Les larmes lui montent aux yeux. La psy fait doucement glisser la boîte de Kleenex sur la table dans sa direction.
- Sommes-nous prêtes à commencer?" demande la thérapeute.
Karine hoche la tête.
" Devrions-nous parler de ce qui vous dérange ?" Karine ne répond pas alors la psychologue reformule sa question. " Karine, de quoi aimeriez-vous parler aujourd'hui ?
- De Thomas.
- Entendu Karine. Parlons de Thomas. A-t-il fait quelque chose qui vous a bouleversée récemment ?
Karine hoche la tête, luttant pour formuler une réponse mais aucun son ne sort de ses lèvres.
- D'accord Karine. Qu'aimeriez-vous dire à Thomas s'il était là ?
- Je voudrais qu'il sache que je l'aime de tout mon cœur et que j'apprécie tout ce qu'il a fait pour moi.
- C'est un bon début. Qu'aimeriez-vous lui dire d'autre ?
- Qu'il me manque. Je lui dirais que j'aurais aimé savoir ce dont il souffrait. J'aurais peut-être pu l'aider.
- De quoi pensez-vous qu'il souffrait ?
La question de la thérapeute est accueillie par un silence.
" Karine, de quoi pensez-vous que souffrait Thomas ?
Karine secoue la tête avec incrédulité avant de répondre : " D'une reprise de cancer fulgurante accompagnée d'une myocardite aigüe. Son cœur a lâché".
Les yeux de la thérapeute s'écarquillent alors qu'elle note quelque chose sur son bloc-notes.
" Il luttait contre ses propres problèmes de santé quand il essayait de prendre soin de moi. Reprise fulgurante de son cancer du pancréas. Il l'a appris environ un mois après avoir appris mon propre diagnostic, quinze jours seulement après s'être fait vacciner contre le Covid. Sur conseil de son médecin, soi-disant pour me protéger en tant que personne fragile, mais il ne m'en a jamais rien dit. Je pensais qu'il avait l'air épuisé, mais je supposais que c'était parce qu'il prenait soin de moi et essayait de garder son travail et de faire tout ce qui se passait dans la maison. Il ne m'est jamais venu à l'esprit qu'il s'était fait vacciner pour moi. Je ne peux pas croire qu'il me l'ait caché.
- Je vois. Donc, s'il était là, que lui diriez-vous à ce sujet ?
- Thomas, du fond de mon cœur, je donnerais n'importe quoi pour que tu reviennes avec moi. À tes funérailles, je pouvais à peine parler. J'ai l'impression que je viens de te récupérer et maintenant tu es parti. Et je-et je...
- Continuez.
- Je n'ai jamais vraiment eu de cancer.
Les yeux de la psychologue arrêtent de regarder ce qu'elle est entrain d'écrire et se braquent sur Karine.
- Ils avaient mélangé les résultats des tests de ma mammographie, alors quand ils m'ont appelée, ils m'ont donné le diagnostic de quelqu'un d'autre. Mais j'ai adoré avoir l'attention de Thomas et à quel point nous étions à nouveau proches, alors je ne lui ai jamais avoué que je n'avais pas de cancer.
- Quand avez-vous appris que vous n'aviez pas de cancer ?
- Le lendemain même de leur erreur.
- Et vous ne lui avez jamais rien dit ?
- J'aurais dû, mais avec toute l'attention que Thomas déversait sur moi, j'ai pensé que ça ne ferait pas de mal de faire semblant juste un peu plus longtemps. Je pensais que nous pourrions peut-être revenir sur la bonne voie et ensuite je pourrais lui dire. Mais plus le temps passait, plus cette conversation aurait été gênante et je-je-je
- Continuez.
- Je n'étais pas prête à mettre en péril notre relation. Le cancer, c'est vraiment de la merde, mais le vaccin, c'est encore plus pire."