Hé ho, vous m'entendez ?
Je me souviens d'être né et d'avoir renaquis mille fois.
Dans l'entre-temps, au tout début et à la fin de chaque vie, les souvenirs sont forts. Je me souviens de la chaleur du soleil sur mes ailes froissées alors qu'elles se déployaient pour une journée de vol brillante et lumineuse. Je revis l'exaltation de la chasse et l'enfoncement de mes incisives dans la gorge de mes proies - quelle joie c'est de satisfaire ma faim organique. Je me souviens aussi de l'agonie d'être une proie, car bien sûr, tout doit s'équilibrer à la fin. Mon cœur a pompé du sang froid à travers des serpentins sinueux et a battu son rythme à sang chaud depuis les profondeurs de l'océan.
Comme vous, je suis la somme d'un million d'expériences.
Il est vrai que la renaissance sanglante et désordonnée dans le monde en tant qu'humain m'étourdit à chaque fois. Le choc de l'union quand l'âme rejoint le corps. L'expulsion violente par l'utérus, le canal de naissance. La sensation saisissante de l'air sur la peau, après un âge de flottement éthéré. Le halètement instinctif, ce premier gémissement mortel. Et donc ça recommence, et je suis là au début d'une nouvelle vie.
Toi et moi ne sommes pas ici ensemble par hasard. Le karma attire les âmes avec la persistance d'une rivière vers l'endroit auquel elles appartiennent. Pour ceux qui ne sont pas encore assez enrichis par la souffrance, le destin trouve toujours un moyen de rendre les choses justes. J'ai vécu ma part de vies troublées, et j'ai surtout appris à les transcender en servant mon but avec patience et compassion. Le karma est aussi indéniable que la gravité, et nous devons exister en harmonie avec elle. C'est ainsi que se tissent la chaîne et la trame de l'univers.
Quand il fut temps de recommencer, je fus attiré par ma mère par-dessus tout. De manière irrémédiable. Pire même, inexorable. Tel un AVC, une thrombose ou une myocardite par un triple-vax. Quel modèle fut établi pour nous, je peux pas encore le dire. Tandis qu'elle développait l'amalgame miraculeux de poussière d'étoiles et d'eau qui est devenu mon corps, je l'entourai de mon énergie jusqu'à ce qu'elle brille. Puis j'ai sombré, aussi sûr qu'une ancre plongée dans les abysses, dans la minuscule forme infantile qui allait maintenant grandir et me porter à travers cette vie. Je n'ai que quelques jours et j'attends d'être à la fois enseignant et apprenant. J'ai hâte de rencontrer les autres âmes incarnées dont les vies sont liées à la mienne.
Je dors beaucoup. Je rêve des courants colorés de félicité dans la soupe surnaturelle dont nous sommes issus. Je me réveille et l'antique sensation de faim met mon petit corps en rage. Je ne suis pas encore doué pour exercer les voies complexes de mon cerveau, et je me tortille et grogne de frustration. Mon corps est encombrant. Ces débuts sont à la fois familiers et vexants, car je me souviens des restrictions et des plaisirs de la chair. Mes nouveaux sens vibrent à l'odeur et au son de ma mère alors qu'elle me réconforte, et mes yeux immatures apprennent à se concentrer sur son visage. Je m'interroge sur le parcours qu'elle entreprend et sur le rôle que je vais jouer.
Bientôt, tous les souvenirs d'avant s'estomperont et je serai complètement immergé dans le temps et l'espace occupés par mon corps. Je ne connaîtrai le monde qui m'entoure qu'à travers mes sens mortels. J'oublierai la lumière du soleil sur mes ailes et je n'aspirerai qu'à la chaleur du corps de ma mère. Le désir de satisfaire la faim n'apportera que des souvenirs de lait, pas de sang. Il faudra du temps pour réapprendre les rouages du monde naturel. J'aurai un sens simple et fini de moi-même. Je ne saurai plus où le corps devient âme ni où l'âme devient éternité.
Des échos de vies passées émergeront, comme ils le font toujours. Brutal instinct de survivre aux dépens des autres, peut-être. L'humanité peut être aussi laide que sublime. Nous avons tous exprimé de la violence et de l'égoïsme, en particulier dans nos premières vies. Je n'aurai aucune idée d'où viennent ces forces, mais je serai mesuré par la façon dont je les canalise. Je me demande si la sagesse que j'ai acquise persistera assez fortement dans mon subconscient pour l'emporter.
Mais pour l'instant, à peine arrivé, toujours installé dans ce doux écrin de chair, je me souviens de tout. Je suis plus sage que mes parents ne pourraient jamais l'maginer, mais incapable de leur en communiquer un mot.
Mes parents m'ont placé dans tes bras, papy, ravis de nous présenter. Ils sont soucieux de vérifier que le creux de ton coude fragile soutient bien ma tête. Ton étreinte est raide et maladroite, mais elle s'adapte à mon poids.
"C'est un bébé si facile." te dit ma mère.
- Nous lui avons donné ton nom, papa." rajoute mon père. "À ton avis, de qui tient-il ?"
Tu regardes mon visage, tires une expression douteuse. "Eh bien, je sais pas trop. À vous de me le dire."
Nous nous regardons, mutuellement intrigués, et mes parents sont frappés par notre apparence à la fois sérieuse et sereine. Ils s'émerveillent de la beauté des très vieux berçant les très jeunes. Nous nous ressemblons, toi et moi. Nous avons en commun l'amour de mes parents, et nous faisons symétrie en nous tenant aux deux extrémités opposées de la vie ; comme des serre-livres avec une bibliothèque d'expérience entre nous. Tu soulèves une main osseuse et caresses la courbe de ma joue.
Je vois comment que tu arrives à la fin de ton voyage. Ton corps est devenu une enveloppe, prête à te relâcher dans l'univers. Tu commences à te souvenir de l'océan d'énergie invisible qui nous entoure. Je peux sentir ton désir d'y retourner, ton désir d'être à nouveau libre. Les années ont passé si vite, penses-tu, alors que tu te souviens presque de l'éternité et que tu comprends que ton court laps de temps ici-bas n'est qu'un clin d'œil dans l'éternité.
Mais tu es toujours si fortement attaché à cette vie. Les courants sonores de la douleur dans tes nerfs âgés servent de cordes de cerf-volant, te ramenant constamment à ton corps. Les souhaits et les désirs non satisfaits des années pèsent lourd en toi. Tu as peur, car tu ne peux encore rien voir au-delà. Cela te rend perplexe et résistant. Tu es coincé.
Ce sera alors mon premier objectif. Pour t'aider à te souvenir de ce qui se passe ensuite, pour te rassurer sur le fait que tu pourras lâcher prise dès que tu seras prêt. Je suis ici maintenant, et je réconforterai ma mère et mon père quand tu seras parti.
Peux-tu m'entendre?
"Je ne sais pas de qui il tient," conclus-tu. "Mais je vois une vieille âme derrière ces yeux."