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Avant que vous ne commenciez à rentrer dans les arcanes de mes neurones et sauf si vous êtes blindés de verre sécurit, je pense qu'il serait souhaitable de faire un petit détour préalable par le traité établissant la constitution de ce Blog. Pour ce faire, veuillez cliquer là, oui là!

18 avr. 2022

608. La danse du Démon


" Hey, ho, Dieu t'es là ? C'est moi Luc… tu sais, l'Antéchrist..."
Ouais, je sais, c'est une prière bizarre, mais c'est la mienne. La même chose que je demande tous les matins avant de me mettre à danser pendant exactement 6 minutes.
La danse du diable se déroule tous les matins à 6 h 06. Et je dois la danser sur un tempo de 6 demi-temps, genre Fandango ou Bolero. Sarabande à la limite en cas de mauvaise nuit de sommeil ou si j'ai de la fièvre. Mon Père a toujours pris toute cette histoire de 666 très au sérieux.
"Je sais que toi et mon Père ne vous entendez pas trop. Il a vraiment merdé… les choses ont foiré et je n'ai pas fait tellement mieux moi-même. Mais au moins, j'ai empêché la fin du monde."

Mais peut-être que Dieu ignore mes prières. Je veux dire, pourquoi qu'il écouterait le fils du Diable, l'être désigné et destiné à provoquer la fin des temps ? Vraiment, personne ne m'a jamais réellement écouté pour une raison quelconque qui m'échappe, un motif qui me glisse entre les doigts.
Je plaisante, c'est parce que je suis un démon. Enfin peut-être. Je suis pas totalement sûr.
Le fait est que je ne ressemble pas totalement à un démon. Je veux dire, j'ai pas de cornes et mes cheveux blonds et soyeux ressemblent plus à ceux d'un enfant de chœur ou d'un chérubin comme y en a sur les plafonds du Vatican. J'ai une carrure souple, donc je suis pas hyper fort comme Belzébuth. On m'a dit que c'était mes yeux qui dérangeaient le plus les gens. Des iris ambrés profonds avec des reflets dorés brillants, censés être magnifiques pour tromper les humains autour de moi.
Ce sont aussi mes yeux qui ont fait comprendre à ma famille que la malédiction s'était réalisée. Six générations d'attente après une affaire louche dans un trou de Picardie, le sixième enfant d'un sixième enfant est né avec des yeux impies.
Comme je l'ai dit, Papa aime vraiment le truc des chiffres.

Dring. Dring. Dring !
L'alarme de mon téléphone a sonné dans ma poche comme tous les matins.
Sauf que ce matin, je suis ni à la maison ni dans la salle de bain ni dans un placard, donc je vais devoir danser en public.
À l'arrêt de bus. Qu'est rempli de monde en plus de ça.
J'ai sorti mes écouteurs de ma poche et me les suis enfoncés dans le trou des oreilles, espérant qu'en agissant comme si que j'écoutais de la musique, les gens supposeront peut-être que je répéte une danse pour une comédie musicale ou quelque chose dans ces eaux-là.
L'heure sur mon téléphone indique 6 h 05. Moins de 60 secondes avant que le destin du monde ne retombe dans mes chaussettes.
Je déteste les dernières secondes plus qu'autre chose. Au cours des dernières années, depuis que j'ai commencé à occuper un emploi sans futur chez McDonald, je me suis toujours demandé si empêcher la fin du monde en valait vraiment la peine.

Ne vous méprenez pas, je veux pas tout détruire, mais cette stupide danse - la plupart des danses à 3 ou 6 temps sont des danses folkloriques, vous le saviez ? - m'avait vraiment mis sur une voie tragique. Entre le travail, une série d'amitiés troublées - les rendez-vous ne semblaient jamais tout à fait à l'heure ou pointilleux - et une famille violente qui pensait qu'elle pouvait me faire renoncer au mal.

Vraiment original, non ? Je les ai tous détestés. Laisser leur monde se terminer était tentant, mais ça justifierait alors toutes leurs peurs à mon sujet.

6h06
Showtime. Je commence à compter dans ma tête alors que je traîne mes pieds sur le trottoir fissuré.
1-2-3-4-5-6
Je débute avec quelques pas de base, me tournant de temps en temps pour plaire à mon cher vieux Papa qui doit me regarder depuis là-haut. Il m'a donné mon seul et unique avertissement quand j'avais 11 ans,  en me disant que traîner les pieds n'était pas suffisant. Avec le recul, je me demande si c'était Sa façon à lui de me témoigner Son indulgence. Ça, ou alors c'était Sa façon subtile de me torturer davantage.

" Drôle de beat merdique, mon frère ! "
Un jeune noir qui attend le bus vient de commencer lui aussi à remuer les pieds, semblant imiter ce que je fais. Son sourire est pur et innocent, n'ayant assurément pas la moindre idée de ce avec qui ou quoi il vient de se mettre à fricoter.
Non.
Faire tourner le monde est la première partie de la malédiction. La deuxième partie dit que quiconque entre dans la danse avec moi sera condamné s'il ne meurt pas dans les six minutes suivant mon dernier pas.

Honnêtement, danser tous les matins est la partie la plus facile.
Convaincre les gens qui sont prêts à danser en public au hasard, vous savez ceux qui aiment les flash mobs, de ne pas le faire, eh bien c'est une autre paire de manches.
"C'est vraiment plus un numéro de solo, mec", je lui dit.
L'adolescent hausse les sourcils. Il fourre ses mains dans la poche ventrale de son sweat à capuche. J'imagine qu'il est le mastard de la cour de son lycée, le prince Dreadlock , probablement destiné à décrocher une bourse en sport-études.
Là encore, peut-être qu'il renversera une pom-pom girl le soir de la remise des prix, ruinant ainsi toute chance qu'il aurait pu avoir d'un succès significatif. Il trouvera soit un travail sans avenir, soit un travail sans âme, peut-être vendre de la peinture écaillée au citron pour rafraîchir les huîtres.
Vraiment, qui sait.

"Ouah mec, t'es sérieux ?"
Peut-être qu'il est déçu, mais je préfére lui refiler une déception chorégraphique plutôt que des droits diablitoniques. Je peux pas contrôler la réaction des gens à ma danse hétéroclite à 6 demi-temps, mais je peux au moins essayer de les dissuader de mourir.
La dernière personne à avoir dansé avec moi a fini par se prendre une LBD dans l'œil gauche en plus de s'être cassé la cheville droite lors de la grande pause dansante pas loin des Champs de l'Élysée
Le pire était à quel point elle avait été publique. Elle tapait dans l'une de ces performances vouées à l'échec en direct à la télévision. Danse avec les Stars ou un truc comme ça. Les spectacles en direct sur scène sont destinés à être visionnés lorsque vous pouvez voir la scène. Une partie de moi se demande encore si la personne derrière sa série d'échecs télévisés avait dansé avec moi quand j'étais plus jeune.
"Désolé mec, c'est mieux si tu me laisse danser seul."
Sa surprise se transforme en air renfrogné. Offenser quelqu'un a généralement deux manières de se conclure. Soit la personne s'éloigne, ignorant à quel point elle s'est approchée du mal à l'état pur, soit elle le prend comme un défi et continue à danser avec moi malgrè tout.

Ses yeux plongent dans les miens, le premier signal de ce qui va probablement être la seconde option. Il est sur le point de signer son contrat avec mon Père. Bien que je ne pense pas être mauvais, je me demande quelle sera sa malédiction.
Il est jeune donc ce sera quelque chose de traumatisant qui s'en suivra. Peut-être qu'il va perdre un ou une testicouille dans une terrible baston de quartier. Ce qui réduirait-il de moitié ses chances d'avoir des gosses ? Voilà qui devrait faire plaisir aux Zemmourmen.  
Mais est-ce que ça fonctionne vraiment comme ça ? Les voies de mon Père sont impénétrables. Connaissant les malédictions, Dreadlocks a aussi autant de chances de devenir plus viril encore, ce qui l'obligerait à renouveler toute sa collection de faux calbutes Calvin Klein made in China.
Il prend une profonde inspiration, soufflant et gonflant la poitrine. OK, s'il veut me combattre pour avoir essayé de l'épargner, peut-être qu'il mérite une malédiction.
"En fait, je m'en tape, mec."
Ah, Dieu merci, il abandonne ! Je suis trop trop fort !
Puis il rigole: "Je vais faire mon propre numéro!"
Il commence alors à faire des singeries inspirées des années 50, qui lui donnent l'air d'appartenir à une comédie musicale stupide qui a été jouée et rejouée de Broadway à Vladivostok. Ses potes sont pliés de rire.
D'après ce qu'il me dit ensuite, j'ai dû laisser apparaitre un air désolé sur mon visage.
"Ouah. Je savais pas que les petits blancs prenaient la danse silencieuse tant au sérieux. Qui aurait pu penser que vous soyez aussi nuls même dans ce domaine."

Ses mouvements de danse sont passés de moqueurs à intimidants. Je parle de break-dance là, de swag hip-hop des années 1990. Cet adolescent dégingandé est plus gaillard qu'un gardon shooté au PCP juste sorti de l'eau.
J'entends les chuchotements aléatoires des gens qui attendent le bus autour de nous. Je suis sûr que nous sommes le clou de ce spectacle improvisé. Moi, le mauvais danseur qui ne fait que traîner des savattes, protégeant la vie de tous ceux qui le regardent et au-delà. Mes mouvements de swing de 3 temps à 6 demi-temps sont les seules choses qui peuvent empêcher leurs vies de se transformer en un enfer littéral et infernal.
Ensuite, ce grand marmule de 18 ans qui saute, verrouille puis se laisse retomber. Entrant dans différents rythmes avec des mouvements d'épaules brusques, ne servant que peu ou pas de but à personne d'autre qu'à lui-même.

Ouais, ma demande était bizarre mais je fais que tenter de le protéger. Il ne fait que booster son propre ego. C'est un égoïste.
"Tu vas le regretter." je plaide.
Je sais pas trop comment fonctionne cette partie de la malédiction, mais je me dis que moins il dansera avec moi, moins la colère de mon Père sera sévère.
" Ah bon ? Et c'est quoi que je vais regretter ?"
L'intensité de sa danse s'est ralentie tandis qu'il s'avance vers moi, ses amis l'entourant alors qu'ils se préparent à "me donner une leçon". Mec, ça fait vraiment cliché.
"Hopolopolop, je cherche pas d'ennuis ni à te manquer de respect. Tu peux tout simplement pas comprendre ce que signifie danser avec moi."

Ta vie est condamnée si tu continues à danser avec moi !
C'est ce que je voulais lui dire, mais je doute fortement qu'il me croie.
"Je reçois pas d'ordres de clampins qui bossent chez McDonald." me dit-il en pointant un doigt sur ma poitrine revêtue d'un tshirt professionnel floqué du M de cette boîte de merde.

Il fronce les sourcils avec un air d'autorité. Je réalise qu'un non n'est pas une réponse pour lui, surtout si ce non est balancé par des personnes qu'il ne respecte pas. Enseignants de la République. Flics de la Bac. Des gens décents quoi.
Je me mords la lèvre, continuant toujours mon numéro de danse en solo. Je peux continuer à lui parler durement, espérer qu'il arrête de danser et empêcher tout l'avenir démoniaque qui l'attend au virage.
D'un autre côté, je peux juste le laisser danser. C'est son choix de danser. Je ne l'ai pas fait. Le seul choix que ce black n'a jamais eu dans la vie est le goût qu'une certaine petite cuillère peut laisser dans la bouche  des bébés à la naissance. Je suis sûr que son karma est détraqué depuis sa venue au monde de toute manière.
Mais, le laisser danser serait-il le moment qui me lancera sur le chemin de mon Père ? Si je l'abandonne, cela voudra-il dire que je vais finalement moi-même abandonner ?  Et qu'en sera-t'il de tous les autres?

Tous les autres…

Il commence à fulminer parce que j'ai pas répondu. Les poings serrés, la mâchoire saillante, il a le feu dans les yeux. Il ne lui faudrait qu'une seconde pour m'allonger bien raide et arrêter ma danse.

Et si la danse du Diable se terminait avant la fin des six minutes ?
Apocalypse.
Je lui fais signe de la tête, évaluant mes options une dernière fois. Lui ? Moi ? Le monde ?
" Alors, tu vas me laisser danser oui ou merde ? "
Je regarde mon téléphone. L'horloge est passée à 6h10.
"Tu sais quoi… fais comme tu le sens, mec, je m'en lave les mains."

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