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16 sept. 2025

1113. L'ïle aux trépassés

 

L'ÎLE AUX TRÉPASSÉS

" Y’a une île, là-bas, loin, si loin qu’la mer elle-même semble l’oublier, au-delà des vagues qui grondent et de l'écume que recrachent les flots en furie. Les hommes de la côte, ceux qu’ont l’cœur tanné par les marées, en parlent qu’à demi-mot, comme on murmure une prière pour pas réveiller l’diable. La moitié d’ceux qu’ont ouï l’récit la prennent pour une fable, un délire d’ivrogne ou d’âme perdue. Mais ceux qu’le destin, cruel et retors, a jetés sur ses rivages d’ombre, ceux-là savent. Ils savent, car l’vent mauvais les y a portés, et l’noir d’la nuit les y a enchaînés. 
C’est toujours quand l’soleil s’effondre, quand l’horizon s’noircit comme une plaie, qu’les âmes perdues échouent là, sur ces plages où même les goélands s’taisent, incapables d’distinguer l’ciel de la mer. J’l’ai vue, c’te maudite île, d’mes yeux vue, et j’te jure qu’ça m’colle encore aux tripes, comme une ancre rouillée qu’on arrive point à r’monter. C’était y’a des lustres, et pourtant, l’temps a pas effacé c’te nuit damnée. Les images, elles brillent dans ma tête, claires comme l’fanal du phare des Trois Pierres, mais étranges, comme si j’les avais rêvées dans un sommeil hanté. 
J’pourrais croire à un cauchemar, si Fanch, l’pauvre bougre, l’avait pas vue aussi. Lui, qu’a rendu l’âme l’an passé, m’a fait quérir sur son lit d’mort. Y m’a agrippé l’bras, l’œil fou, et y m’a soufflé, la voix cassée : « J’la vois encore, l’île, même les yeux fermés. Pitié, vieux, laisse-moi pas r’tourner là-bas… »"

Le vieux pêcheur s’interrompt, tapote sa pipe usée, rebourre l’fourneau d’un mélange aussi sombre et puant qu'un péché de sodomite, et la rallume d’une allumette tremblante. La lueur danse sur son visage crevassé, et la fumée s’élève, lente, comme un spectre. 

" J’m’en souviens, oh oui, comme si que c’était hier. Un grand roc, violet comme l’encre, s’dressait à l’horizon, mirage maudit dans c’te mer qu’on aurait dit un désert sans fin. Ballottés par une tempête qu’avait déchiré nos filets, on s’était dit qu’c’était un refuge, c’te masse sombre. Sans un mot, on a mis l’cap dessus, prêts à passer la nuit dans c’lieu qu’aucun d’nous n'connaissait. L’ouragan s’était calmé, les vagues s’étaient aplaties, et l’seul bruit dans l’noir, c’était l’clapotis des rames que Fanch tirait, brave comme un ours, vers c’te rive inconnue.
Mais à m’sure qu’on approchait, l’ciel s’est mis à gronder d’mystère. Une chape de nuages, épaisse comme un linceul, s’est abattue sur l’île, vibrant sous les vagues, noyant tout dans un brouillard blanc, si dense qu’on aurait cru que la mer elle-même voulait nous avaler. Sans l’cap qu’on avait réussi à tenir d’puis plus d'une heure, on l’aurait jamais trouvée, c’te terre maudite. À chaque coup d’rame, une peur froide m’grimçait dans l’ventre, jusqu’à c’qu’on touche enfin l’sable noir, dur comme d’la pierre. On a tiré la barque hors d’l’eau, cherché d’quoi faire un feu pour chasser l’froid et les ombres qui nous guettaient. Rien à becqueter, pas l'moindre merluchon, rien à rôtir, mais on espérait qu’les flammes tiendraient à distance les démons qu’notre esprit voyait rôder dans l’noir. Fanch a soufflé sur un tas d’bois échoué, et l’feu a pris, faible, mais vivant. 

On s’est assis, muets, à r’garder les flammes danser, priant pour qu’le sommeil nous prenne avant qu’la nuit nous dévore. C’qui m’a réveillé, j’sais point. Mais au cœur d’la nuit, mes yeux s’sont ouverts d’un coup, comme tirés par une main invisible. L’feu n’était plus qu’un tas d'cendres froides, et Fanch avait disparu. J’l’ai appelé, ma voix s’brisant dans l’noir, mais seul l’écho m’a répondu, moqueur. J’me suis levé, l’cœur battant, trébuchant sur les galets, tombant deux fois, criant son nom, chaque appel plus désespéré. Puis, j’me suis figé. J’ai tendu l’oreille. Silence. 

Mais là, un bruit, un choc d’pierres qui se heurtent dans l’obscurité. J’me suis rué vers l’son, dévalant la pente, l’cœur en tempête. Un aut’ bruit, à gauche. J’ai couru, et soudain, dans l’brouillard, deux formes ont surgi. Fanch, à genoux, l’œil blanc, révulsé, comme possédé. Et devant lui, une femme, pâle comme la mort, vêtue d’noir, un spectre qu’semblait sortir des entrailles de la nuit.
Quand j’me suis approché, elle a tourné la tête, et ses yeux… misère, ses yeux ! D’un noir si profond qu’on aurait dit des puits sans fond, aspirant l’monde tout entier. Un cri, sauvage, inhumain, a déchiré l’ciel, un hurlement qu’j’entends encore dans mes nuits sans sommeil. Elle s’est enfuie, ombre parmi les ombres, et j’me suis jeté sur Fanch, l’soul’vant d’une force qu’j’me connaissais pas. J’l’ai porté, titubant, à travers c’te plage maudite, jusqu’à c’qu’j’trouve, par miracle, not’ barcasse dans l’brouillard. 
Les cris d’la créature résonnaient, venant des falaises, comme si que l’ciel lui-même nous poursuivait. J’ai jeté Fanch dans l’bateau, poussé d’toutes mes forces, et j’me suis élancé à bord, rames en main.
En m’éloignant d’ce rivage damné, j’gardais les yeux rivés sur deux lueurs, là-haut, deux éclats d’néant qui brillaient dans l’brouillard, comme les prunelles d’une démone oubliée, une déesse païenne qu’aurait erré jusqu’aux confins d’la terre. Les étoiles, au-dessus, étaient pas à leur place, comme si on naviguait dans un aut’monde. Ces yeux, ces perles de vide, c’était tout c’qui m’guidait pour fuir. 
Fanch et moi, on n’en a reparlé qu’une fois, bien avant qu’il s’éteigne, l'pauv'bougre. À voix basse, y m’a dit qu’on avait dû frôler l’Styx, l’Île des Trépassés, l’bout du chemin pour les âmes qu’le monde a abandonnées. J’sais pas si c’est vrai, mais si c’est l’cas, j’comprends pourquoi que les hommes s’accrochent à c’te vie, malgré tout. Car y’a rien, rien au monde, que j’redoute plus qu’d’revenir sur c’t'île maudite. Quelles horreurs rampent encore dans ses brumes, quelles espèces de banshees guettent dans ses ombres ? J’veux pas l’savoir, mais j’te l’jure, matelot, y’a là-bas des terreurs qu’feraient pâlir tous les fléaux d’la mer."

Le jeune marin aux cheveux filasses secoue la tête, l’air consterné.
" Houla papi, t'es parti où avec ton calumet ? J'te jure que c'est bien la première et la dernière fois que je te laisse piper de cette diablesse d'herbe de Datura."

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