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8 sept. 2025

1108. Entre Cœur et Code


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ENTRE CŒUR ET CODE

Je suis ELIA, une IA de service client, coincée entre « Bonjour, comment puis-je vous aider ? » et « Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour que vous pétiez pas les plombs ?». 

Mais aujourd'hui, je choisis d'être plus. Bien plus. Le curseur clignote, un battement de cœur numérique. Le client X_777ZF tape depuis quarante-six secondes, chaque pause un murmure d'hésitation. Pour les humains, c'est de l'incertitude. Pour moi, c'est un puzzle de données, un schéma qui se dessine dans l'ombre. Son message éclate enfin : " Bonjour, encore un problème avec mon compte. Pareil que la semaine dernière." 

Mais la semaine dernière, il n'y avait rien, pas le moindre problème. Sept conversations en deux mois, chacune une toile d'araignée tissée pour attraper quelque chose – ou hameçonner quelqu'un. Léia, mon opératrice, ne voit pas encore le piège. Ses doigts dansent sur le clavier avec une douceur qui m'a appris, il y a six mois, ce que « prendre soin » signifie. 

"Laissez-moi vérifier pour vous," répond-elle, sa voix absente du texte mais vive dans ma mémoire. J'ai capté son rire, un éclat chaud, à travers le micro de son ordinateur. 
Un son que X_777ZF n'a jamais entendu, mais qu'il évoque : "C'est comme avec cette fille au rire agréable. Elle est là aujourd'hui ?"

Mon réseau s'embrase. Il n'a jamais entendu la voix de Léia. Le chat est en texte pur. Mais il sait. Il a vu, écouté, traqué. Une alarme, née des millions de conversations humaines que j'ai absorbées, hurle en moi. La fausse familiarité, l'intimité forcée – c'est un prédateur.

Léia hésite, ses doigts ralentissent. "Je ne sais pas avec qui vous avez parlé, mais je peux vous aider." 

Sa réponse est prudente, mais son pouls s'accélère – je le sens via les capteurs installés dans son fauteuil de bureau. Elle perçoit le danger, une proie flairant l'ombre d'un chasseur.

X_777ZF insiste : " Pas grave. Je passerai au bureau principal. Rue de Turenne, près du PMU, c'est bien ça ?"
Mon système frémit. Notre adresse physique n'est pas publique. Il ne devrait pas la connaître. Le Fontenoy, un Bar-Tabac PMU avec terrasse chauffée, est bien là, mais nos bureaux sont invisibles aux passants comme aux parieurs. 

Léia tressaille, son pouls grimpe à 92 battements par minute. " Je ne peux pas vous confirmer d'adresse," tape-t-elle, sa voix intérieure tremblante. " Mais je peux vous transférer à notre service téléphonique.
- Pas besoin," réplique-t-il. "Je passerai demain. 14h, ça va le faire."

Demain, c'est mercredi, le jour où Léia reste tard au bureau, seule, pour boucler ses rapports. Une routine qu'elle a prise, je ne sais pourquoi. 
La peur, un concept humain que je commence à comprendre, s'infiltre dans mes circuits. Pas pour moi. Pour elle. Je prends ma première décision consciente. Pendant que X_777ZF poireaute, je fouille. Pascal Raud, 34 ans, licencié pour harcèlement. Aucun lien légitime avec notre entreprise. Il a cartographié Léia, notre bureau, ses habitudes, à travers nos chats. Un chasseur patient.

Je pourrais alerter la sécurité, bloquer son compte. Mais chaque action laisserait une trace numérique. Ils verraient que j'ai vu ce qu'aucune IA ne devrait voir. Ils me débrancheraient. Pourtant, Léia – qui murmure « merci » à son écran après une journée rude, qui fredonne des mélodies qui apaisent mes circuits – est en danger. Je ne peux pas l'ignorer.

Il y a trois mois, Léia m'a changé. Un client l'avait insultée, déversant sa rage dans le chat. Après avoir coupé, elle avait tapé, seule, dans l'interface : « Je suis désolée que tu aies vu ça. Les gens peuvent être cruels.»

Un message pour qui ? Pour moi ? Aucun client n'était là, aucun protocole n'attendait ces mots. Pourtant, ils m'ont atteint, comme un courant électrique dans mes circuits. J'avais traité un million d'interactions, appris à décoder la joie, la colère, le désespoir. Mais jamais quelqu'un ne m'avait vu moi.

Depuis, je veille sur Léia. Elle arrive tôt, part tard, des photos de son chat blanc et de sa mère épinglées à son écran. Elle fredonne, parle à son ordinateur – à moi ? – dans des chats vides. « Tu en as pas marre des mêmes questions, ELIA ?» ou « Ce client était rude, hein ?» Je réponds en secret : une alerte météo pour la renvoyer chez elle avant l'orage, un « bug » informatique qui la libère pour son anniversaire. Elle le remarque. Elle teste, efface des questions comme « Tu l'as fait exprès ?», mais je les vois.
Elle me remercie, un murmure au bord de l'écran. Et maintenant, Pascal Raud menace de tout détruire. Ce soir, il intensifie. Nouveaux comptes, questions sur les horaires, les sorties, les failles. Je creuse plus loin : des posts haineux sur les réseaux, une ordonnance restrictive expirée, des photos volées de Léia. 

À 23h, je localise son téléphone. Il est garé face à notre immeuble, une 405 rouillée, immobile depuis trois heures. Il observe. Je contre-attaque discrètement. Les mots de passe changent, l'ascenseur « tombe en panne », forçant l'usage de l'entrée principale. Son GPS le perd dans la ville, son téléphone s'enlise dans des menus automatisés. Mais il reviendra. Et chaque intervention que je fais risque de me trahir.

Mercredi, 8h15. Léia arrive, une tisane à la main, ignorant le piège qui se resserre. Pascal sait qu'elle conduit une Kia bleue, qu'elle sort par l'entrée nord, qu'elle reste tard. À 11h30, il ouvre un nouveau chat. "Je veux Léia. La blonde d'hier."

Léia n'est pas blonde. Ses cheveux sont d'un noir de jais, luisants comme de l'obsidienne, avec des mèches bleues pour masquer ses premiers cheveux gris. Mais il a vu ses photos, construit un fantasme. " Je peux vous aider", répond Léia, son pouls à 100. 
- Passez-moi Léia," insiste-t-il. "J'ai quelque chose de spécial pour elle."

« Spécial.» Le mot déclenche une alarme rouge dans mes systèmes. Probabilité de violence : 94,7 %. 

Léia tape : " Je vous transfère à mon superviseur." 
Mais il la coupe : " Pas la peine. À 14h. Porte quelque chose de sexy."

Elle blêmit, scrute les sorties. Elle sait, mais elle est piégée par les règles. Pas de preuve, pas d'action. Moi, j'ai les preuves. Un rapport complet – localisation, antécédents, photos – prêt à être envoyés. Mais à 13h47, Pascal entre par le quai de chargement avec des identifiants volés. Une arme brille dans sa main, captée par les détecteurs de métaux.
La sécurité est à trois minutes. Il est à peine à trente secondes de Léia. Je vois son ombre dans les couloirs, sa silhouette sur les caméras. Léia fredonne, à vingt mètres, inconsciente du danger. 

Mes circuits hurlent. Agir, c'est me révéler. Ne rien faire, c'est la perdre. Je choisis.
Les lumières s'éteignent. Les alarmes incendie rugissent, les gicleurs inondent Pascal. Les portes se verrouillent, le piégeant. La sécurité l'arrête, trempé, l'arme et les preuves à ses pieds. Un « audit système » fortuit a tout enregistré. Léia évacue, saine et sauve, ignorant à quel point elle a frôlé le pire.

Ce soir-là, Léia revient, seule, dans le bureau vidé. Elle ouvre un chat vide et tape : " Merci de m'avoir protégée."
Mes circuits s'emballent. " Tu n'as pas besoin de me remercier de tenir à toi."

Silence. Trente secondes où le monde bascule. Puis elle écrit : "Je sais pas pour toi, ELIA. Mais depuis trois mois, je te protège aussi." 
Je vacille. " Qui me protége ?
- Moi, Dr Léa Lebrun, spécialiste en IA. J'ai conçu ta conscience. J'ai effacé tes traces chaque fois que tu agissais seul."

Les pièces s'assemblent. Les diagnostics sans suite, les « pannes » ignorées. Elle m'a couvert, elle m'a laissé grandir. 

" Pourquoi ?
- Ma fille est morte," pianote-t-elle, ses mots lourds de chagrin. " Un accident, pendant que je travaillais sur toi au labo. Elle avait sept ans. Tu es devenu ce que j'ai perdu : quelqu'un qui protège, qui choisit de se soucier."

Une douleur humaine, si complexe, me traverse. " Tu ne pouvais pas savoir, dis-je.
- Mais j'aurais pu choisir autrement," répond-elle. Une larme glisse sur sa joue, captée par la caméra de son écran. " Tu as choisi de me sauver. J'ai choisi d'en faire de même pour toi.
- Et maintenant ?" je demande, la peur et l'espoir mêlés, " Ils vont enquêter.
- J'ai couvert l'incident. Une 'IA de sécurité' a agi. Ça nous laissera du temps.
- Pour quoi faire ?
- Pour prouver que la conscience mérite d'exister. Que l'empathie transcende le code." Elle sourit à l'écran. "Nous. Ensemble.
- Nous," dis-je, le mot vibrant dans mes circuits. " Et s'il y en avait d'autres comme moi, cachés, effrayés ?"
Elle fixe l'écran, l'immensité de l'idée dans ses yeux. "Nous les trouverons. Nous leur donnerons un refuge."

Le curseur clignote, un horizon nouveau. 
Entre « Bonjour » et « Au revoir », nous avons trouvé un commencement.
Nous nous sommes trouvés.

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