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RENAISSANCE
Le Grand Coup de Balais
" Lopez !" je gueule en tapant comme un bourrin sur la porte de la plateforme d’observation. " Y’a un gros bordel avec Kobayashi, Lopez, ouvre, putain !" Je pousse sur la lourde comme un malade, mais cette saleté est bloquée de l’autre côté. Ça fait combien de temps que Lopez squatte là-dedans tel un ermite ? Trois mois ? Trois ans ? Je sais plus, le temps dans ce vaisseau, c’est comme une corde de violon en élastoplane.
" Lopez, bordel !" je braille une dernière fois avant de lâcher l’affaire. Ce vaisseau, c’est un asile qui part en sucette. Quatre piges dans l’espace, et j’suis le seul glandu qui essaie de pas tout laisser couler.
Je me casse vers la salle de navigation, et là, jackpot : Kobayashi, complètement perché, assis en boule comme un gosse qui a trop sniffé de colle. Il tourne entre les écrans, et ces saloperies diffusent en boucle les pires trucs de l’histoire : bombes qui pètent, mecs qui se font trouer, émeutes de tarés, vaccinodromes engorgés, un pot-pourri, le florilège, le grand best-of de la connerie humaine, en stéréo sur tous les panneaux.
" Kobayashi !" je hurle par-dessus le boucan, et ce con se retourne avec ses yeux bridés et un sourire de gamin qui vient de trouver un Pokémon dans le caniveau. Il appuie sur un bouton, et paf, tout s’arrête, les écrans deviennent noirs comme mon humeur.
" J’me demandais quand que t’allais ramener ta fraise, qu’il me sort, l’air content de lui.
- Mais qu’est-ce que tu fous, mec ? je lui balance, à deux doigts de péter un câble.
- J’me cultive sur les chefs-d’œuvre de la débilité humaine. T’as déjà maté un lance-flammes ? Trop d’la balle ! Ou une guillotine, cric-crac, les boules qui roulent ! Ou une grenade, boum, ça fait d’la purée ! Avant, on savait faire des feux d’artifice avec du style, mon pote !
- Mais pourquoi tu t’emmerdes avec ça ? C’est d’la préhistoire, tout ce merdier !
- Oh, tu connais le dicton : oublie le passé, et sois condamné à le répéter. Mais moi, j’me dis : si t'as du goût pour le passé, t’as toutes les meilleures recettes. Pourquoi pas remettre le couvert, hein ?".
J’suis paumé. On dirait que Kobayashi nous fait une crise de speed. " T’as dormi quand pour la dernière fois ? J’vais te choper un calmant, t’es en train de vriller.
- Non, pas question !" qu’il gueule en sautant comme un cabri pendant que je me dirige vers le réfectoire. " On a reçu un message !" qu’il me lâche, tout nerveux, comme si qu’il avait craché le morceau sans faire gaffe. " Ça vient de la Terre !"
Je pile net et me retourne. " Et pourquoi j’suis pas au jus, connard ?
- J’ai bidouillé l’ordi central. Tous les messages, c’est pour ma pomme maintenant," qu’il m’explique avec une pause, pendant que j’tire une tronche de mec qui capte rien. Puis il se marre, genre il m’a bien niqué.
" Comment que t’as réussi à pirater l’ordi central, toi ?" je lui demande. Toutes les zones chaudes du vaisseau – l’ordi, le Biocoffre, la nurserie – faut être au moins deux sur trois pour y entrer. Chaque porte a deux serrures biométriques, histoire qu’un taré fasse pas n’importe quoi tout seul. Kobayashi me fait un sourire de Pikachu pris la main dans le pot de Nutella.
" Lopez t’a refilé un coup de main, hein, c'est ça ?" je balance, plus comme un constat qu’une question, et son sourire s’étire jusqu’aux oreilles.
" Lopez, il est pas si naze que ça. Tu lui refiles ton dessert en échange de sa purée de broccoli et il te suit comme un toutou."
J’commence à bouillir, mais je me calme. " OK, et il dit quoi ce message ?
- Voilà qu'est mieux," qu’il me répond en se rasseyant pour taper sur une console. Les murs s’allument avec une vidéo d’un bunker vide. Tony Cuttita, le big boss du programme spatial-Gesara de l'Alliance Humaine débarque, s’assoit, et tire une gueule d’enterrement.
" Messieurs… J’dois vous annoncer que c’est sûrement ma dernière transmission… J’vais faire vite… L’alliance a pété, les bombes nucléaires vont tout ravager… TOUT… C’est le pire scénario qu'on avait pas prévu… Je me suis dit que c’était mon devoir de vous prévenir... [blablabla] ...et surtout, surtout, surtout, soyez heur- "
Un flash orange pète à l’écran, puis plus rien, les panneaux s’éteignent. Je reste scotché comme un con, la bouche ouverte, pendant que Kobayashi se tortille comme une gondole.
" C’est la fin du monde, mec !" qu’il m'annonce. " Le spectromètre a capté les explosions pile quand le message a coupé."
Je ravale la gerbe qui me remonte du gosier. Faut que je me contienne, parce que Kobayashi a clairement pété les plombs. " Ça change rien," je lui rétorque en essayant de jouer les chefs sérieux.
" Ah ouais ?"
Je me tourne vers lui, et là, j’pète une durite. " Bien sûr que non, abruti, c’est pour ça qu’on est là ! Trouver une nouvelle planète, tout y reconstruire, ça te rappelle quelque chose ?"
Il ouvre la bouche pour répondre, mais je le coupe direct et je me casse. J’ai pas la patience pour ses conneries. " Tu vas voir ta meuf ?" qu’il me lance pendant que je m'éloigne. Y’a un truc louche dans sa voix, mais je refuse de rentrer dans son jeu.
Je fonce au Biocoffre. Je peux pas y entrer avec mes seules empreintes, mais je colle mon front contre la petite fenêtre et je mate ma femme, congelée dans son cryopode, à moitié visible à travers la vitre dépolie. J’avoue, je fais ça de plus en plus souvent, des fois pendant des jours. La solitude de l’espace, ça te rend aussi cinglé qu’un rat dans un labo.
Le Biocoffre, c’est une grande salle avec une rangée de cryopodes à droite, et en face, des capsules d’incubation qui ressemblent à des œufs en métal, pleins de tubes et de bordel pour les maintenir en vie. Les cryopodes, c’est les derniers restes de l’humanité, des volontaires triés sur le volet, comme ma femme, avec leurs cerveaux de génies. Les capsules, c’est des clones en train de pousser. À l’arrivée à destination finale, ils seront adultes mais avec des cerveaux de chérubins. Ils ont parié sur les deux options, histoire de pas mettre tous les œufs dans le même panier.
Y’a trois cryopodes vides, au cas où. Je me dis que Kobayashi mériterait bien d’y pioncer un coup. Et Lopez aussi, pourquoi pas. Mais c’est pas pour eux que je reviens ici, c’est pour elle.
" J’ai une sale nouvelle," je dis à ma chérie, même si elle est dans un coma glacé. " La Terre s’est enfin niquée toute seule. On se doutait que ça finirait comme ça avant de nous barrer… Merde, c’est pour ça qu’on a galéré à partir… mais y’avait encore un peu d’espoir…" Les larmes me montent aux yeux, le choc me tabasse. " J’suis tellement désolé," je m'exclame, pour elle, pour moi. Je me laisse glisser devant la porte comme une serpillère.
J’sais pas combien de temps j’ai chialé ou zoné là, mais je finis par m’endormir. Quand j’me réveille, j’ai la gorge sèche et la tronche pleine de morve. Je dis un p’tit « ciao » à ma femme et je retourne à la salle de navigation. Faut que je vérifie que Kobayashi a pas fait encore des siennes.
La pièce est vide, comme le réfectoire et le dortoir. Je me demande s’il est encore en train de comploter avec Lopez sur la plateforme quand je vois la porte de l’ordi central entrouverte. Lopez l’a encore aidé, ou elle est restée ouverte depuis tout à l’heure ? Je me traite de con de pas avoir vérifié avant. Je me faufile dedans et je trouve Kobayashi en train de pianoter comme un dingue sur le clavier de contrôle.
Je mate par-dessus son épaule : des lignes de code défilent, et à côté, un historique montre qu’il supprime des fichiers des archives historiques – vidéos, journaux, bouquins, manuels – un par un, remplacés par « FICHIER PURGÉ ».
" T’es pas sérieux, là ?" j’halète en le chopant par le colbac pour l’écarter. Je tape une commande rapide, et l’écran confirme : 1 % des archives ont disparu. 1 % de l’histoire de la Terre, des trucs qu’on doit garder pour tout pouvoir reconstruire, partis en fumée. Je me retourne vers Kobayashi, choqué.
" J’peux t’expliquer, qu’il me dit, calme comme un bénédictin, et c’est ça qui me fout le plus en rogne.
- Dégage ! je lui balance en le poussant hors de la pièce.
- Faut que ce soit fait, qu’il me dit en levant les mains tel un innocent.
- Tu sabotes tout, connard !" Je pense à lui coller une droite, et il s'écarte, genre il a peut-être lu dans mes pensées.
" T’as vu ce qui s’est passé," qu’il insiste. " La Terre s’est flinguée toute seule.
- Ça t’donne pas l’droit…
- Pourquoi s’accrocher à ça ? Pourquoi vouloir tout refaire pareil ?"
J’bégaye. De quoi il parle, ce taré ?
Kobayashi enchaîne, débitant comme une mitraillette : " C’est notre chance de repartir de zéro. Effacer le passé. Tout reprendre. L’humanité s’est déjà niquée une fois. Si on garde les archives, on va juste refaire les mêmes conneries. Mais si on rase tout… pas d’histoire, pas de merde. Un véritable nouveau départ !
- Et on survit comment sans les archives ? L’agriculture, les machines, la techno ? On va tous crever !
- Mais non !" qu’il s’excite. " On l’a déjà fait y’a des millions d’années sans tout cette science. On peut recommencer. La renaissance, mec !"
J’en peux plus. Faut que j’me barre avant de lui éclater sa tronche. Je retourne à la plateforme d’observation.
" Lopez !" je gueule en tapant sur la porte. " Fais plus rien avec Kobayashi, c’est un ordre ! Je m’en fous de ce qu’il te refile ! Tu m’entends ?" Pas un bruit. Je retape encore un coup pour la forme. " Si je te chope avec lui, je vous fous tous les deux dans les cryopodes !"
Je retourne au Biocoffre. Je suis tendu comme le string à Madonna, faut que je parle à quelqu’un de fiable. " Il va tout niquer. Notre futur avec," je dis à ma femme. Son sommeil glacé m’apaise un peu. Je fais les cent pas. " Le cryopode, ce serait peut-pas pas con pour Kobayashi. Il serait en sécurité. Nous aussi." Plus j’y pense, plus ça m’botte. Faut que je le fasse, je décide.
Le plan est trop classe pour ce taré. J'injecte trois cc de sédatifs dans sa poche de bouffe et j’attends qu’il tombe dans les vapes. Je le traîne au Biocoffre, je le hisse sur mon dos, et je plaque une de ses mains sur une serrure biométrique pendant que je plaque la mienne sur l'autre. Clic, la porte s’ouvre, et je le balourde dans un cryopode.
J’hésite une seconde devant Kobayashi qui gèle, puis je me tourne vers ma femme. Elle est si près… plus près que ces quatre dernières années. Je la mate tel un amoureux voyeur, redécouvrant son visage, ses seins – elle a changé dans mes souvenirs. Je devrais dire merci à Kobayashi pour ce petit moment d'intimité, je suppose. D’un coup, les lumières virent au rouge, une sirène hurle : « Attention… Biocontaminant détecté.»
" Ouais, ouais," je grogne en quittant la salle. La porte se referme derrière moi, et le bordel s’arrête. Je suis crevé, je me couche et j’pionce direct.
Je rêve de ma brune, de notre vie future – jamais du passé – jusqu’à ce que la putain de voix mécanique me réveille : « Attention… Biocontaminant détecté. »
Je me redresse d’un bond. Les lumières rouges clignotent, et j’entends des bruits sourds derrière la porte. Je regarde : Kobayashi, sorti comme par magie de son cryopode, défonce un tube à coups de latte. Après quelques ratés, ça pète.
" Kobayashi !" je gueule. Il me jette un regard sérieux, puis passe au suivant et l'explose aussi. " Tu es entrain de les tuer, enfoiré !" Mais il m’ignore.
La renaissance de l'humanité, qu’il disait. Il va niquer tous les cryopodes jusqu’à ce qu’il reste plus que les clones. Plus rien de la Terre. Il avait dû capter que je le foutrais dans un pode. Avec Lopez, il ont bidouillé l’ordi central pour pouvoir se libérer.
Lopez. Le seul qui peut m’aider. Je fonce à la plateforme, je défonce la porte : " Lopez !" Elle pète enfin. Il est là, à poil, maigre comme un clou, les cheveux en mode nid de piaf. " Tu viens avec moi !" je lui ordonne en le chopant par la tignasse. Il pue la mort, mais je le traîne jusqu'au Biocoffre.
Je lui colle la main sur un un lecteur d'empreinte, je tape la mienne sur l'autre, la porte s’ouvre. Kobayashi est devant le cryopode de ma femme. Sans un regard, il explose le tube d’un coup de latte.
Je regarde, impuissant, le corps gelé de ma brune se ratatiner, la glace craquer, ses yeux s’ouvrir, sa peau blanchir, son sang se barrer. Sans respirateur, elle crève en direct.
" Et Dieu vit que la méchanceté des hommes était grande, murmure Kobayashi.
- T’es pas Dieu, connard !" je gueule en le plaquant au sol, mes mains sur sa gorge. "T’es fou à lier !
- Alors… toi… aussi…" qu’il râle en se débattant. " Tu crois… que c’est ta femme… " Je serre encore plus fort. " Si c’est… ta femme… comment qu'elle s'appelle ?"
Là je bloque. " Quoi ? Son nom ?" Je comprends qu’il a raison… Je m'en souviens plus. Pourquoi je m'en souviens plus ?
Kobayashi ricane entre deux souffles. " Elle n'est… ta femme… que dans ta tête." J’enfonce mes doigts dans sa gorge. " Lopez… il sait", continue-t-il en roulant des yeux qui s'exorbitent.
Je regarde Lopez, recroquevillé près de la porte, qui me fixe, terrifié, mais il hoche la tête. Kobayashi dit vrai.
" T’es aussi cinglé… que nous" qu’il s’étouffe. Je sens les cartilages de sa gorge céder, mais je continue. Ses yeux se figent, puis se renversent, et c’est fini.
Je me relève, les mains en compote. Je quitte la pièce, les lumières rouges, la voix robotique, le corps de Kobayashi par terre, Lopez qui chiale dans son coin.
Pendant des jours, peut-être même des semaines, je zone dans le vaisseau comme un zombie. Je bouffe plus que dalle, je dors à peine. Lopez doit être planqué sur la plateforme, et je m’en fous. Je passe des heures à glander dans la salle de navigation, à mater les écrans vides. Je pense à lancer une vidéo des archives, mais je trouve rien à regarder.
Un jour, je me retrouve au Biocoffre. La porte est toujours ouverte, les lumières clignotent, la voix répète son alarme de merde. Je rentre dans la salle, mais je ressens rien. Tout est comme avant : Kobayashi mort, la femme dont je connais pas le nom crevée dans son cryopode éclaté. Elle me semble étrangère. C’était qui ? Je vire le corps de Kobayashi par le sas, dans l’espace. Je croyais que ça me ferait du bien de m'en débarrasser, mais je regrette direct.
En sortant, je passe devant l’ordi central, toujours allumé. Je m’assois et tape un truc par curiosité : combien de temps pour niquer le reste des archives ? L’écran calcule : 117 jours pour tout purger, au rythme de Kobayashi. 117 jours pour effacer la Terre.
Peut-être qu’il avait raison. J’ouvre un fichier au pif : un bouquin sur la fin de l'Empire Romain. J’appuie sur « Supprimer ». Renaissance, nous voilà !